UnpopularOpinion: Les salaires dans le monde de la tech sont trop élevés.

Voilà quelques années que je traîne mes guêtres dans le domaine de la tech. À bien y réfléchir : premier Amstrad à 10 ans, belle époque où l'on tapait le code de nos jeux avant de pouvoir y jouer ; autant dire que je développe depuis une trentaine d'années... Les deux du fond qui ont soupiré “un papy qui code”, je vous ai vu, ok ? 30 ans, ce n'est pas si vieux et ces années me permettent de commencer à avoir du recul sur la profession et sur ce qu'elle devient, sur sa place et ses particularités au sein de la société dans son ensemble. Les salaires appliqués dans le monde de la tech font l'objet de nombreuses promesses, de nombreux fantasmes et j'aimerais aujourd'hui que nous prenions un peu de recul, quelques minutes pour réfléchir à tout ça.

Le salaire n'a jamais été un tabou pour moi aussi, aussi je peux vous dire sans difficulté et pour lever toute ambiguïté que je suis directeur technique à Lille et que je gagne à ce jour 40K€ brut + une prime de participation aux bénéfices de la scop Les-Tilleuls.coop. Le niveau de mon salaire, que beaucoup estiment bas pour mon poste, n'est pas le fruit d'une limitation imposée par ma boîte mais une opinion personnelle sur la valeur de mes qualifications, mais nous aurons l'occasion de revenir sur ce sujet.

Comme beaucoup, en sortant de DUT, je m'étais vu promettre des sommes mirobolantes (à l'époque on parlait de 30K€, aujourd'hui c'est parfois 50). Comme beaucoup j'y ai cru. Comme beaucoup j'ai été déçu quand j'ai touché le SMIC pendant 4 ans dans une petite agence. Déçu mais heureux malgré tout : j'avais la chance d'avoir un travail, je faisais des horaires de malade et je vivais de ma passion... la fameuse passion des développeurs. Plus ma carrière avançait et plus j'étais convaincu que les salaires de junior qu'on nous avait fait miroités étaient un mirage ou au mieux n'étaient proposés que par les grosses SSII au turn-over démesuré, qu'à force, les écoles ajusteraient leurs discours pour coller aux réalités du marché. Les discours n'ont pas changé mais le marché l'a fait.

Un marché en expansion, une pénurie de développeurs seniors, la starification des grands gourous du milieu... Les raisons sont nombreuses pour expliquer l'escalade des salaires que nous observons depuis plusieurs années. J'ai eu un échange très intéressant avec Shirley Almosni au sujet de ce qu'on doit attendre des salaires dans la tech et j'étais stupéfait de voir sur le même réseau que des gens disaient de Dan Abramov (un évangéliste de React) qu'il était sous payé avec ses 130K$. Que faisons-nous de nos journées pour mériter pareils salaires ? Qu'apportons-nous à la société pour mériter d'être autant valorisés ? Bien entendu, certains d'entre nous développent des applications dans le domaine de la santé, de l'éducation, ... Mais les autres ? Sauvons-nous quotidiennement des vies comme peuvent le faire les infirmiers ou les éboueurs ? Participons-nous à l'éducation des générations futures ? Non, la plupart d'entre nous, travaillent au service de la communication ou de besoins presque futiles. Loin de moi l'idée de dire que notre travail ne sert à rien, mais peut-être faudrait-il redescendre sur terre et réaliser que notre force de travail ne mérite pas un tel écart de salaire par rapport à des infirmiers, des éboueurs, des caissières et des professeurs, toutes ces personnes que la crise du Covid-19 a révélées comme indispensables pour ceux qui en doutaient encore (je parle de leurs vrais salaires, pas des pseudos statistiques orientées pour les décrédibiliser). A titre d'exemple et en s'appuyant sur le barème de l'AFUP et la grille indiciaire hospitalière, le salaire moyen d'un développeur en 2019 s'élève à 43500€ contre 28900€ pour un infirmier. (j'aurais préféré utilisé les salaires médian mais je manque d'information du côté des infirmiers, si vous avez les infos je suis preneur).

Peut-être, me direz-vous, qu'il faut niveler les salaires par le haut, et vous auriez raison... si le marché était stabilisé. Ce n'est pas le cas. Chaque année, les salaires des développeurs grimpent en flèche et nous ne pourrons jamais équilibrer les salaires des différents corps de métier tant que nous ne freinerons pas cette course folle. En tant que recruteur, il est difficile d'arrêter cet engrenage sans passer pour un radin mais peut-être que les développeurs seniors+ devraient se responsabiliser, prendre du recul, redescendre du piédestal sur lequel ils sont ancrés depuis longtemps et réaliser qu'ils ont les armes pour arriver à un équilibre plus sain, un marché plus juste. Peut-être est-il temps également de s'intéresser à d'autres formes de valorisations : participation aux décisions d'entreprise, aménagement du temps de travail (j'en parlerai très certainement dans d'autres articles), ...

Revenons sur le sujet des salaires. J'ai étudié dernièrement les théories de Bernard Friot et il me semble important de contribuer à leur propagation. Économiste de formation et aujourd'hui sociologue, Bernard Friot a orienté ses travaux de recherche sur la sociologie du salariat (autant dire que c'est pas Jo le rigolo). La thèse qui nous intéresse aujourd'hui concerne le salaire à la qualification personnelle.

Avez-vous déjà entendu un retraité dire :

Je n'ai jamais autant travaillé mais je suis heureux car je sais que je peux le faire et que l'argent tombe tous les mois.

Il est intéressant de voir que nos aînés, bien après l'âge de la retraite, continuent à contribuer d'une manière ou d'une autre à la société, à créer de la richesse pour la communauté et sont beaucoup plus heureux de le faire car ils ne sont plus soumis au chantage de l'emploi. De ce constat et de l'idée de lier le salaire à l'individu plutôt qu'à l'emploi, Friot dépeint un monde où la relation au travail serait assainie. Il propose de verser un salaire inconditionnel depuis la majorité civile jusqu'à la mort, période où on considère qu'une personne peut contribuer à la communauté, en fonction de ses qualifications personnelles. Peut-être serez-vous de ceux qui imaginent que cette société favoriserait l'oisiveté mais connaissez-vous beaucoup de gens qui se complaisent à ne rien faire ? Je ne parle pas des fantasmes de chaînes d'information mais bien de personnes que vous connaissez réellement.

C'est la définition du travail qu'il faut revoir intégralement. La notion même de travail a perdu toute saveur en étant constamment associée à l'argent. Même malheureux ou en situation de burn-out, il faut se cramer un peu plus et surtout ne pas se faire licencier : il y a un loyer à payer, une voiture à rembourser, ... À force de le confondre avec l'emploi et la création de richesses capitalistes, nous avons accepté le fait que cette définition excluait complètement les tâches de tous les jours qui n'étaient pas liées aux entreprises mais n'en étaient pas moins importantes : les tâches domestiques, l'éducation des enfants, le travail associatif, ... Difficile de dissocier la valorisation de ces tâches de celle réclamée par les féministes depuis des décennies. Il est plus que temps de leur donner raison (et aussi de partager leur exécution tant qu'on y est).

Ce salaire à la qualification personnelle serait donc garanti, même en cas de changement de carrière (facilitant les reconversions) et pourrait évoluer entre 1500 et 6000€/mois, en fonction de grades qu'il faudrait valider, par des concours par exemple. En plus de supprimer l'aliénation au travail, cette perspective nous permettrait de réduire considérablement les écarts entre métiers requérant des qualifications différentes et de supprimer la dépendance au marché et à ses fluctuations basées sur des critères obscurs.

Réalisable dans une économie néolibérale ? Bien sûr ! Bernard Friot ne sort pas cette théorie de son chapeau, tout est déjà entre nos mains. Certains d'entre nous vivent déjà avec ce système : les travailleurs de la fonction publique, ceux que les états successifs n'ont eu de cesse de dénigrer puisque leurs revenus échappent totalement aux règles du marché. Friot propose d'élargir ce statut à l'ensemble de la population en socialisant peu à peu les entreprises. Ces dernières n'auraient plus à payer directement leurs employés mais verseraient une cotisation à une caisse qui s'occuperait de la redistribution. Bien évidement, ce changement ne peut se faire sans que les employés occupent plus d'importance au sein des prises de décision des entreprises., mais étant collaborateur au sein d'une scop, vous vous doutez bien que je milite pour étendre ce genre de pratique.

C'est parce qu'elles s'ancrent dans notre vie de tous les jours que les théories de Bernard Friot sont intéressantes. Elles sont actuelles et pas du tout utopiques. Elles contribuent à valoriser les individus plutôt que la possession et permettent d'envisager un futur plus juste et beaucoup plus épanouissant pour l'ensemble de la société.

Puisque cet article déjà trop long, ne peut être exhaustif, si vous souhaitez creuser le sujet, je vous invite à voir cette vidéo d'Usul, cet échange avec Frédéric Lordon ou mieux si vous avez un peu plus de temps et que vous souhaitez mieux comprendre le personnage, à regarder sa conférence gesticulée.