Voici la traduction d'un texte d'Ursula K. Le Guin dans lequel elle se présente. Le texte original figure sur cette page (avec lancement automatique de la lecture audio par un robot). Je remercie particulièrement Milouchkna qui a procuré la version textuelle de l'image et contribué à la traduction. Elle a par ailleurs traduit plusieurs recueils de poèmes de Le Guin. Important : en l'ignorance du statut légal du texte original, cette traduction est effectuée sans autorisation. Elle sera donc retirée de ce blog si une autorité légitime le demande.

Traduction collaborative (par ordre alphabétique) : goofy, Milou, mo, Numahell

Je me présente

Ursula K. Le Guin

Je suis un homme. Vous allez peut-être vous dire que je me suis bêtement trompée de genre, ou peut-être que j’essaie de vous faire marcher, vu que mon nom se termine par A, que j’ai trois soutiens-gorges, que j’ai été enceinte cinq fois, et d’autres trucs de ce genre que vous avez peut-être remarqués, des petits détails en somme. Mais les détails n’ont pas d’importance. Si nous avons quelque chose à apprendre des hommes politiques, c’est bien que les détails n’ont pas d’importance. Je suis un homme, et je veux que vous le croyiez et l’acceptiez ainsi, comme je l’ai fait pendant de nombreuses années.

Photo courtesy Euan Monaghan/Structo

Vous savez, j’ai grandi à l’époque des guerres entre les Mèdes et les Perses, et quand je suis allée au lycée juste après la guerre de Cent ans, puis quand j’ai élevé mes enfants pendant les guerres de Corée, la guerre froide et celle du Vietnam, eh bien il n’y avait pas de femmes. Les femmes sont une invention très récente.

J’ai précédé l’invention des femmes de plusieurs dizaines d’années. Enfin bon, si vous tenez à la précision pédante, je dirais que les femmes ont été inventées plusieurs fois, en des lieux extrêmement variés, mais les inventeurs ne savaient tout simplement pas vendre le produit. Leurs techniques de distribution étaient rudimentaires et leurs études de marché étaient nulles, donc évidemment le concept n’a pas décollé.

Même si un génie l’a mise au point, une invention doit trouver son marché, et tout s’est passé comme si, pendant longtemps, l’idée de femmes n’avait tout simplement pas franchi la ligne de départ. Les modèles comme l’Austen ou les Brontë étaient trop compliqués, les gens se moquaient des suffragettes, et la Woolf était bien trop en avance sur son temps.

Donc, quand je suis née, il n’y avait vraiment que des hommes. Les gens, c’étaient des hommes. Ils avaient tous un seul pronom, le pronom il ; c’est ce que je suis. Je suis un il, comme dans « Si quelqu’un a besoin de vomir, qu’il le fasse dans son chapeau » ou « Un écrivain, il sait de quel côté sa tartine est beurrée ». C’est moi, l’écrivain, il. Je suis un homme. Peut-être pas un homme de première classe. Je suis tout à fait disposée à admettre que je suis peut-être une sorte de succédané d’homme de second ordre, un prétendu homme. En tant que « il », je suis, par rapport au mâle authentique, ce qu’est un bâtonnet de poisson pané au micro-ondes par rapport à un saumon royal entier au grill. Je veux dire, après tout, est-ce que je peux inséminer quelqu’un ? Appartenir au Bohemian Club ? Diriger General Motors ? Théoriquement, oui, mais on sait où nous mènent les théories. Pas à la direction de General Motors, et si un jour une Radcliffe devient présidente de l’Université d’Harvard, réveillez-moi pour me le dire, d’accord ?

Et puis, je ne peux pas écrire mon nom en pissant sur la neige. Ni flinguer ma femme, mes enfants, quelques voisins et enfin moi-même. Mmmh pour dire la vérité, je ne sais même pas conduire. Je n’ai jamais eu mon permis. Je me suis dégonflée. Je prends le bus. C’est affreux. Je l’admets, je suis une très pâle imitation ou substitut d’homme, vous pouvez le voir quand j’essaie de porter ces vêtements des surplus de l’armée à la mode avec des poches pour les munitions qu’on trouve dans les catalogues d’une République Bananière, alors j’ai l’air d’une poule dans une taie d’oreiller. Je n’ai pas la forme qu’il faut. Les gens sont censés être minces, non ? On n’est jamais assez mince, tout le monde le dit, surtout les anorexiques. Les gens sont censés être minces et musclés parce qu’en général c’est ainsi que sont les hommes, minces et musclés, ou plutôt c’est ainsi que beaucoup d’hommes sont au début, et certains le restent.

Les hommes sont des gens, les gens sont des hommes, c’est un fait dûment établi ; et donc les gens, les vrais gens, les gens du bon côté, sont minces. Mais je ne suis vraiment pas douée pour être les gens, parce que je ne suis pas mince du tout mais plutôt ronde et vraiment grasse par endroits. Je suis le contraire de musclée. Et les gens sont supposés être musclés. Être costaud, c’est bien. Mais je n’ai jamais été costaud. Je suis douce et plutôt du genre tendre. Comme un bon steak. Ou comme le saumon royal, qui n’est pas mince ni costaud mais très riche et tendre. Mais bon, les saumons ne sont pas des gens, du moins on nous a dit récemment qu’ils n’en étaient pas. On nous a dit qu’il n’existe qu’une seule sorte de gens, et ce sont les hommes. Et je crois qu’il est très important que nous en soyons tous persuadés. C’est certainement très important pour les hommes. Ce qui revient à dire, je suppose, que je ne suis pas viril. Comme Ernest Hemingway était viril, avec sa barbe, et ses armes, et ses femmes, et ses petites phrases courtes. J’essaie vraiment. J’ai un truc vaguement barbu qui essaie tout le temps de pousser, neuf ou dix poils sur la peau, parfois même un peu plus : mais qu’est-ce que je peux en faire de ces poils ? Je les épile. Est-ce qu’un homme ferait ça ? Les hommes ne s’épilent pas. Les hommes se rasent. De toutes façons les hommes blancs se rasent, et j’ai encore moins le choix entre être ou non un Blanc et être ou non un homme. Je suis Blanche que ça me plaise ou non. Mais je fais de mon mieux pour ne pas l’être, j’espère, dans ces circonstances, parce que je ne me rase pas. Je m’épile. Mais ça ne veut rien dire parce que je n’ai pas une vraie barbe qui ressemblerait à quelque chose. Et je n’ai pas d’armes et je n’ai même pas une femme et mes phrases s’allongent toujours plus, et toute la syntaxe avec elles. Ernest Hemingway aurait préféré mourir plutôt qu’avoir de la syntaxe. Ou des points-virgules. J’utilise beaucoup de points-virgules foireux ; en voilà un, à l’instant ; c’était donc un point-virgule après “points-virgules,” et un autre après “à l’instant.” Et puis autre chose. Ernest Hemingway aurait préféré la mort à la vieillesse. Et c’est ce qu’il a fait. Il s’est tiré une balle. Voilà une courte phrase pour une courte vie. Tout sauf une longue phrase, une longue vie. Les peines de mort sont courtes et très très viriles. Les peines de vie, non. Elles s’éternisent, pleines de syntaxe et de clauses qualificatives, de références confuses et vieillissantes. Et c’est là que se trouve la preuve réelle du gâchis que j’ai fait en étant un homme : je ne suis même pas jeune. Juste au moment où ils ont fini par inventer les femmes, j’ai commencé à vieillir. Et j’ai continué à le faire. Je ne me suis pas arrêtée. Je me suis laissée vieillir et je n’ai rien fait pour y remédier, que ce soit avec une arme ou autre. Ce que je veux dire, c’est que si j’avais vraiment un peu de respect pour moi-même, je me serais fait faire un lifting ou une liposuccion, non ? Bien que la liposuccion me semble être ce qu’ils se font beaucoup à la télé quand ils sont jeunes ou plutôt jeunes mais pas quand ils sont vieux et quand l’un d’eux est un homme et l’autre une femme, mais jamais dans d’autres cas de figure. Voilà ce qu’ils font, ce jeune ou plutôt jeune homme et cette femme : ils s’étreignent et font glisser leurs mains l’un sur l’autre, puis ils font une liposuccion. Vous êtes censés les regarder faire ça. Ils bougent leur tête et aplatissent leur bouche et leur nez sur la bouche et le nez de l’autre, et ouvrent leur bouche de différentes façons, c’est alors que vous êtes censés ressentir une sorte de chaleur et d’humidité en les regardant. Ce que je ressens c’est que j’ai l’impression de regarder deux personnes se faire une liposuccion, et que c’est ainsi qu’ils ont finalement inventé les femmes ? Sûrement pas. En fait, je pense que le sexe est encore plus ennuyeux, en tant que sport spectacle, que tous les autres sports spectacles, même le baseball. Je veux dire, si je devais regarder un sport au lieu de le pratiquer, je prendrais le saut d’obstacles. Les chevaux sont vraiment beaux à regarder. Les gens qui les montent sont pour la plupart des nazis, mais comme tous les nazis, ils n’ont que la puissance et le succès du cheval qu’ils montent, et c’est après tout le cheval qui décide s’il doit sauter cette barrière à cinq barreaux ou s’arrêter net et laisser le nazi passer par-dessus son cou. Seulement, en général, le cheval ne réalise pas qu’il a le choix. Les chevaux ne sont pas très futés. Quoi qu’il en soit, le saut d’obstacles et le sexe ont beaucoup en commun, même si vous ne pouvez généralement voir le saut d’obstacles à la télévision américaine que si vous pouvez capter une chaîne canadienne. Si j’avais le choix, bien que j’oublie souvent que j’ai le choix, je regarderais certainement du saut d’obstacles et ferais l’amour. Jamais l’inverse. Mais je suis trop vieille désormais pour le saut d’obstacles, et quant au sexe, qui sait ? Moi je sais, vous non.

Il va de soi que quand on est dans l’âge d’or ces temps-ci on est censé sauter de lit en lit tout comme les chevaux sautant les obstacles à cinq barres, bondissent et hop et hop et hop… mais une bonne part de cette affaire de sexe à soixante-dix ans semble être de la théorie à nouveau. Comme la femme PDG de General Motors et la femme présidente d’Harvard (la théorie est inventée principalement pour les gens dans leur quarantaine, principalement des hommes qui sont inquiets). C’est pourquoi nous avons eu Karl Marx, et pourquoi on a toujours des économistes, bien qu’on ait, semble-t-il, perdu Karl Marx. De ce fait, la théorie, c’est génial. Quant à la pratique, ou la praxis comme l’appellent apparemment les Marxistes car ils aiment les « x », attendez d’avoir soixante ans ou plus et alors vous pourrez me parler de votre pratique, ou praxis, sexuelle, si vous voulez, bien que je ne promette pas d’écouter, et si je le fais, je mourrai probablement d’ennui et me mettrai à la recherche d’une course de sauts d’obstacles à la télé. Quoi qu’il en soit, vous ne m’entendrez pas parler de ma pratique, ou praxis, sexuelle, ni maintenant ni plus tard. Mais tout cela mis à part, me voici, vieille, sexagénaire, « un homme public souriant de soixante ans », comme disait Yeats, mais enfin, c’était un homme. Et c’est entièrement de ma faute. Je suis née avant qu’on invente les femmes, je vis et continue à vivre toutes ces décennies en essayant si fort d’être un homme bien que j’ai oublié comment rester jeune, et donc je ne le suis pas restée. Et mes temps se sont tous mélangés. Je suis jeune et tout d’un coup, j’ai soixante ans. Il doit y avoir quelque chose qu’un vrai homme aurait pu faire à ce sujet. Quelque chose sans armes, mais plus efficace que l’huile d’Olay. Mais j’ai échoué. Je n’ai rien fait. Je n’ai absolument pas réussi à rester jeune. Et puis je repense à tous mes efforts considérables, parce que j’ai vraiment essayé, j’ai essayé à fond d’être un homme, d’être un homme bon, et je vois à quel point j’ai échoué : je suis au mieux un mauvais homme. Une imitation de seconde zone avec une barbe de dix poils et des points-virgules. Et je me demande à quoi ça a servi.

Ursula K. Le Guin in 2016. Photo courtesy of and copyright William Anthony.

Parfois, je me dis que je ferais mieux de tout laisser tomber. Parfois, je me dis que je ferais aussi bien de prendre ma décision, de stopper net devant l’obstacle à cinq barreaux et de laisser le nazi tomber sur la tête. Si je ne suis pas douée pour faire semblant d’être un homme et pour être jeune, autant commencer à faire semblant d’être une vieille femme. Je ne suis pas sûre que quelqu’un ait encore inventé les vieilles femmes, mais ça vaut peut-être la peine d’essayer.