poidsplume

un blog léger

ORIGINE

Gilles Le Corre

Séquence 1

D’aussi loin que lui refluent les souvenirs, c’est un ciel blanc jaune aveuglant, de sous un parasol. Puis une jeune femme, abondante chevelure étalée sur l’oreiller blanc, chut, il ne faut pas faire de bruit, maman est malade. Sévère dépression. Une grande maison blanche sans étage, bordée d’une galerie, les couchers de soleil formidables, dans le ciel et dans l’eau plate des rizières. Les nuages d’insectes autour des lampes. Le bruit affolant de la pluie sur les toits. Plus tard les courses pieds nus derrière les poules avec les enfants du village, les grands soldats français dont on ne comprend pas la langue, il saura plus tard qu’ils étaient allemands, les légionnaires. C’est curieux, tout le monde se réjouit qu’ils fassent la guerre « au Nord » pourtant contre des gens comme ceux d’ici, la grand-mère parle leur dialecte. Un jour il se réjouit en apprenant leur victoire. Les adultes sont incompréhensibles, il recevra une gifle.

Séquence 2

Il y a les montagnes qui marchent, noires, leurs corps luisants, les dieux des rizières, puissants et paisibles, les buffles. Le plus souvent menés par des enfants, des petites filles, par le bout du nez, une courte corde de rien du tout, une tresse. Gentils, ils tolérent ces ribambelles d'enfants minuscules sur leurs dos immenses, jusqu'entre leurs cornes démesurées, criant, riant, regardant le monde de si haut, premiers vertiges, premières amitiés.

Il y a des mots magiques

Le delta

Le-courrier-de-Marseille qu'il comprend courrier de Marcel

Piastre, sur toutes les bouches adultes et puis aussi dollar.

Il y a celui prononcé avec mépris : Bao Daï

Il y a la jungle pour se cacher des Japonais. Les Japonais sont terribles mais il n'y en a plus, pourtant les enfants méchants doivent les redouter…

Mais bien pires sont les communistes qui brûlent les églises et tuent les prêtres et les soldats français.

Les soldats campent près du village ils ont installé des grandes tentes, ils ont une drôle de radio qu’on fait marcher avec des manivelles. Il a tourné les manivelles une fois, c’est dur, les petits bras se fatiguent vite, les soldats rient, ils ne sont pas méchants. Ils ne sont pas japonais. Le petit garçon est trop maigre, il faut lui donner du lait. Il fait des caprices, il vomit le lait en poudre, on lui découvre une allergie au lactose. On achète une chèvre.

Séquence 3

Soudain, branle-bas, c’est amusant et aussi inquiétant. Des caisses, des grandes malles en osier, les adultes qui s’affairent, ne pas rester dans leurs jambes, des jours de désordre, pour la première fois le petit garçon monte dans un camion, avec sa sœur, sa mère, la grand-mère.

La chèvre a disparu. Cet immense bateau noir et blanc-jaune, on se perd dans d’interminables coursives étroites, les grands sont malades, ça remue beaucoup, c’est rigolo, ça n’en finit pas.

Alors il y a la France, on lui dit qu’il est français, que désormais il ira à l’école chez les sœurs à cornettes, il a mal aux pieds dans des souliers malcommodes, des vêtements encombrants, surtout l’hiver et ce froid jusqu’au fond des os, ces hivers noirs dont on redoute de ne jamais sortir. Le petit garçon fait pipi au lit, il n’aime pas ce nouveau pays, il s’y sentira toujours étranger malgré ses yeux gris, les yeux de son père, il ne rêvera que de le quitter.

Séquence 4

Il découvre qu’il a un grand-père ici, un monsieur maigre en cravate, fumant beaucoup de cigarettes, il joue au billard et parie sur des courses de chevaux…

Un jour il est mort.

La grand-mère ne sait rien faire, elle a toujours été servie, elle ne sait pas cuisiner. On mange mal en France, le riz n’a pas de goût, il n’y a pas de nuoc mam, les légumes jaunâtres sont trop cuits, les œufs aussi, la viande reste collée au palais, le petit garçon ne mange pas, on le punit.

Il y a le pain si délicieux qu’il s’en gave, il découvre aussi le paradis du charcutier, le saucisson, le pâté, le merveilleux jambon qui fait passer les pâtes gluantes, les pains au raisin, pains de seigle acide, les escargots farcis… mais cette fourchette, ce couteau, main gauche, main droite, il s’embrouille, se tient mal. Pourquoi tout est si compliqué en France ?

Maman est rarement là, que fait-elle ? Parfois elle apparaît avec des messieurs qui ne sont pas papa.

On a inscrit les enfants dans les meilleures écoles catholiques, la fille aînée très bonne élève. Le petit garçon a vite su lire, a vite trouvé le chemin des contes et du merveilleux, a vite retrouvé en imagination la liberté laissée là-bas entre eau et ciel.

Il s’est fait de nouveaux amis, blonds comme les soldats français. Cette petite fille, premier amour, avait-elle une tresse ou une queue de cheval ?

Pas de papa non plus, mort « en Indochine ».

Il aura 6 ans en France.


TANGAGES

un récit de Gilles Le Corre

   

Chapitre I – Saïgon, 30 Avril 1975

Le jeune homme (25 ans fêtés un mois plus tôt, à l'ambassade) démonte les quartz de l'émetteur, en partant il les jettera dans la fosse septique avec la clef, personne n'ira chercher là. Il a déjà ôté tous les signes distinctifs de ses tenues d'uniforme qui finiront dans une poubelle. Il descend sans hâte les escaliers usés. Deux sacs et les 2 Fuji avec les photos prises ces derniers jours, la guerre qui se rapprochait… prétendu photographe.

Dans la cour, Sao Mai n'a pas pu s'empêcher d'être là. Adieu mon amie, adieu fille d'Hanoï, les tiens ont gagné, nous avons eu raison de ne jamais dépasser les bornes de l'amitié, les larmes d'amitié sont moins amères que celles de l'amour abandonné. Belle journée, rues en plein chaos de vélos et Vespas. Au loin des détonations encore. Pas la peine de se rendre à l'ambassade américaine, c'est un bordel sans nom, il y a d'autres endroits pour attraper un chopper vers un navire US.

Direction Gia Long street, péniblement, dans une foule dense, éperdue. Un photographe en ce moment quoi de moins étonnant ? De loin le bâtiment du 22 est assiégé de toutes parts. Impossible d'espérer atteindre la plateforme dans cette cohue. Ça se complique. Il a accepté le risque de rester jusqu'à la fin, romantisme du marin au moment du naufrage. « En cas de problème on ne vous connaît pas ». Bien sûr. Là bas un hélico s'envole.

Surtout éviter le quartier de l'ambassade, il y est trop connu. Vers le port ? Il est douteux que tous les navires le pouvant ne soient déjà partis. Il y a des envols sauvages d'hélicoptères du Sud. Il y aura même le fameux vol du petit Cessna, le pilote et toute sa famille à bord, qui réussira un appontage sur un des porte-avions US, au large. Tous ceux-là n'embarquent que leurs proches, évidemment, les places sont limitées. Reste à jouer la carte du photographe français.

Dans les rues des soldats aux allures d'adolescents, désarmés, troquent leurs uniformes contre des vêtements civils, d'autres fument, tranquillement, assis à la vietnamienne, fatalistes ou rigolards, soulagés finalement que la guerre soit enfin finie. Un très jeune soldat, le casque US sur la tête, parle d'avenir, ouvrir une boutique avec son épouse, vivre en paix. Drôle d'ambiance. Un officier s'est tiré une balle dans le crâne, en plein carrefour.

Les opportunistes ont déjà sorti les petits drapeaux des vainqueurs, ils en vendent par brassées à tous les croisements. De quels ateliers sortent-ils ? On ne peut pas ne pas admirer leur sens du commerce et de la prévision. Il y a aussi les partisans, en cortèges, avec des banderoles, des slogans, des joyeux cris de victoire. Ils marchent pour accueillir les libérateurs, souvent de très jeunes gens, garçons et filles secrètement membres du parti, on comprend leur joie, enfin permise.

Le jeune homme se dit qu'il a trop attendu, stupide fierté d'être le dernier à quitter la passerelle au moment du naufrage, l'opérateur radio qui balance le s.o.s. jusqu'à la mort des générateurs. Un ou deux jours plus tôt il quittait Saïgon sans problème et personne ne lui en aurait fait reproche. Rester pour balancer des messages sans intérêt « au cas où » c'était idiot. Maintenant comment s'échapper d'ici ? Attendre qu'on vienne l'arrêter à l'aéroport par exemple ?

Les bodoi sont déjà là, sur les halftracks, les camions, pas agressifs, heureux d'en avoir enfin fini. Le jeune homme photographie les tanks d'origine soviétique couverts de drapeaux bleus et rouges, les hommes en vert, tout sourire, le V de la victoire. Dommage, il a fini par perdre ces films, beaucoup plus tard il s'en rendra compte en classant ses vieilles diapos. Où ? Quand ? Disparues aussi ces images étranges de la drôle d'île peuplée de sorcières...

Il marche au milieu de la fin de ce monde, croise des groupes d'hommes, beaucoup d'hommes, qui semblent savoir où ils vont, et d'autres manifestement éperdus. Aujourd'hui un monde s'écroule qui ne tenait guère plus qu'à un fil depuis longtemps, les Américains ont fui, ils transformeront cette fuite en retraite glorieuse dans les livres, dès demain, comme à leur habitude. Où aller ? Mais au palais, bien sûr, comme un vrai photographe, c'est là que se jouera le dernier acte.

La ville est non seulement un vaste enclos où tournent en rond des masses d'humains déboussolés, elle devient aussi par endroit un dépotoir accueillant en pleine rue le contenu entier d'administrations saccagées, pêle-mêle de meubles brisés, amas de papier – on néglige même de les brûler – un monde fini, parfois renversé par ceux-là même qui en assuraient le fonctionnement. Jour de défaite, jour de reniements éclatants. Le palais est en vue.

Il est presque midi. Les chars du nord ont déjà défoncé les portes du palais présidentiel, leur drapeau flotte sur le toit. La reddition et la fin de la guerre ont été annoncés à la radio un peu avant. Les abords évidemment grouillent de soldats verts, Là aussi on fume tranquillement, il y a des civils également, beaucoup de conciliabules, les officiers attendent visiblement des ordres, les hommes gardent relativement les rangs en affectant une attitude militaire. On attend quelque chose.

Sortie de Duong Van Minh, président de 3 jours, l'ex-responsable annonce l'entrée dans la révolution, on y croit. Sourires des vainqueurs, sourires contraints des vaincus, le jeune homme prend ses photos sans conviction, jusqu'à ce qu'on lui demande ce qu'il fait là au juste, en effet il y a si peu d'apparents occidentaux dans les environs, il fait tache. Gentiment, poliment, on l'écarte, on l'emmène un peu plus loin, à un commissaire du peuple vietnamien assis dans une jeep.

Reste à exhiber ce passeport français si authentique. Sans plus de procédure, toujours poliment mais fermement, sans accréditation il sera expulsé, quittera à regret ce pays aimé – d'où sa sœur, elle, tient ses yeux noirs d'encre – mais c'était le but. Dès que la loi l'a autorisé à le faire il a revêtu l'uniforme bleu pour fuir au loin une famille désordonnée et ses compétences vont, encore quelque temps, l'envoyer rôder vers d'autres lieux, toujours l'orient du monde comme un aimant.

Chapitre II - Prendre le large

Il avait été d'abord le fils du missionnaire. Sa grand-mère avait vendu sa fille, vierge de 18 ans, à ce jésuite breton qui en affichait le double au compteur et dont elle-même était secrètement amoureuse. C'était en 1943, une fille était née sous les bombes, une fois même sauvée in extremis par un officier ennemi. Lui était né en France, loin de ce pays qu'on appellerait encore l'Indochine quelque temps. Il avait grandi au milieu des querelles incessantes des 3 femmes.

Le missionnaire avait abandonné ce petit monde et le garçon avait grandi tant bien que mal, sauvage, au milieu d'un capharnaüm de disputes, des amants et de l'indifférence de sa mère à l'égard de sa progéniture — on ne peut lui en vouloir, elle l’avait conçu dans l'ignorance — élevé par une grand-mère pétrie de bigoterie catholique, si bien que pour prendre le large il avait en Mars 1968, le jour de ses 18 ans, signé un engagement dans la marine nationale. Il devait partir en Mai…

Arriva ce qui devait arriver. Plutôt que de répondre à la convocation militaire, il s'installa sur une barricade, apprit très vite le maniement du cocktail incendiaire, perdit sa virginité avec deux pétroleuses enflammées et finit inévitablement, en juin, par être rattrapé par ses obligations, un contrat est un contrat et c'est dans un fourgon de gendarmerie qu'il fit le trajet jusqu'à la base maritime où on s'attela très fermement à faire de lui un brave petit marin national.

La marine ne lui en voulut pas plus que ça. On y trouvait de tout et pas que du meilleur, il faut l'avouer. Il bafouillait assez d'anglais et avait un QI suffisant, on en fit un opérateur radio très compétent qui remplit ses fonctions à la satisfaction générale. Un poste se libérant pour l'assistance des pêches à Terre-Neuve, il se porta volontaire et l'obtint. Acte décisif, car ce qu'il ne savait pas c'est que ce volontariat était valable pour toute autre mission lointaine.

Une avarie immobilisant son bâtiment dans les glaces à son 3e voyage, il fut expédié directement à Mururoa, à son grand dam, passant en quelques jours d'une température de -40° dans le Labrador à +30 en Polynésie, par la grâce d'un avion aux ailes tremblantes. Il lui fut donné d'assister à divers feux d'artifices mémorables durant les 18 mois passés sur l'atoll, la rareté d'opérateurs volontaires lui ayant fait bénéficier d'une appréciable rallonge de séjour.

On ne pouvait le garder plus longtemps, il bénéficia de larges vacances à Papeete, à ses frais toutefois, mais la marine était généreuse sur les primes dites d'éloignement. Un mois passé dans l'eau et sous le soleil exactement avec une jeune femme à demi chinoise en partance pour les USA afin d'y mener à bien des études de stylisme. C'est alors que sa nouvelle affectation lui fut signifiée : opérateur radio à Saïgon. Le Viet-Nam ! Pays rêvé de son enfance…

Sao Mai, Sao Mai, étoile matinale, fille du Nord, toi aussi tu jouais un jeu dangereux. Le jeune homme, très vite, fut affecté à un jeu autrement plus excitant que celui de transmetteur d'informations, celui de chercher l'Information. La fille du Nord parlait un dialecte qu'il arrivait à comprendre, celui de sa grand-mère, un anglais et un français parfait. Leurs yeux s'étaient croisés, sur le trottoir ils mangeaient face à face des petits pains chinois. Ils avaient le même job.

Il n'y eut jamais mieux entre eux qu'un baiser échangé le dernier jour, la veille du 30 Mai. L'un comme l'autre avaient une trop haute idée de leur devoir. Elle son peuple, lui son contrat. Mais ces heures passées ensemble épaule contre épaule, les mains se cherchant… en d'autres temps ils auraient aimé s'aimer vraiment. Leur futur était déjà écrit et ils devaient s'y résoudre, ces rôles dans un scénario écrit ailleurs mais acceptés les vouaient à une inévitable séparation.

Petite fille du Nord, ton pays tout neuf a su récompenser ton obscur travail et, sans le savoir, ton dévouement jusqu'à l'oubli de tes sentiments intimes. Ton ami en a été heureux lorsque des années plus tard, par la bande, il en a été informé. Toujours il avait craint pour toi de ces représailles qu'on impute facilement aux régimes plus ou moins « populaires ». On ne prête qu'aux riches. Lui, par Bangkok, devait prendre l'avion qui le ramenait à Paris, 2 rue Royale, la DPM.

Chapitre 3 - Une autre vie

Retour morose en France. Permission-retrouvailles avec cette famille qu'il avait fui. Entre temps des neveux et nièces étaient nés, sa mère s'était installée avec un dernier amant, brave homme, très fier de présenter ce fils d'emprunt dans les cafés du port de la grande ville atlantique, cette ville qu'il n'aimait pas. Il fait impression, « revenir du Vietnam » ça n'est pas rien ici, le petit peuple du Quai de la Fosse culbutant les époques et les guerres dans un rêve tropical d'Indo.

Il a beaucoup changé le gamin parti sept ans auparavant, il a pris des épaules et de l'assurance. On s'étonne de sa phalange manquante, on n'en saura rien, comme d'ailleurs d'autres choses, il raconte peu, ne dit pas tout, les taiseux ça plaît dans ce milieu, même si ça déçoit ça fait viril. Il fréquente les nouveaux restaurants chinois et vietnamiens, plaisantant avec les patronnes dans leur langue. Ça lui vaut la tournée de mei kouei lou et on le surnomme le Chinois.

Enfin il faut rallier le ministère, train de nuit pour Paris, il repart, pas fâché, ça ne l'intéresse pas de traîner son ennui dans la grisaille citadine d'un été chaud et sec, d'être un étranger parmi ces parents qui font pourtant visiblement effort pour ne pas se déchirer en sa présence. Convoqué à Paris et non pas à Brest ou Toulon, ça signifie qu'on ne va pas l'affecter à un quelconque PC radio sur tel ou tel bâtiment avec son 2e chevron doré tout neuf sur l'épaule. Alors quoi ?

D'abord des cours, théoriques et pratiques, des tests, beaucoup de tests. Il y aura aussi une enquête sur son compte. Il est nécessaire de s'assurer de la fiabilité de ce garçon. On va lui apprendre à utiliser ces toutes nouvelles machines à coder, bien plus sûres que les vieilles. On lui apprend plein de choses. À l'issue de tout cela le voici un matin embarquant dans un grand avion blanc d'Air France à destination de Tokyo, on lui a découvert plein de talents et celui des langues.

Ça aurait pu durer longtemps. Se profila la fin de son contrat, à l'étonnement de ses supérieurs et malgré leur insistance, il ne le renouvela pas, il souhaitait quitter la marine. Son travail, ses primes, sa retraite, au diable, c'est tout. Ça l'avait ébloui, une nuit ou un matin, soudainement. Il s'était bien amusé, neuf années durant, avait vu et appris des choses passionnantes et il en avait assez, tout bêtement, envie d'autre chose qu'il ne savait pas nommer.

Il aurait pu se donner plein de raisons, évoquer de passionnantes rencontres de maîtres d'armes, de moines, d'artistes, de sorcières, telles celles régnant sur cette petit île du sud, seules prêtresses de ce chamanisme à peine apprivoisé par le shinto, mais pas de fausse excuse. Et ça n'était pas lassitude, il aimait bien la vie qu'il menait mais il lui avait semblé qu'il devait y avoir mieux à faire, à construire peut-être. Il rentra en France. Il reviendra.

C'était Novembre, de Roissy à Montparnasse il faisait gris, les Parisiens lui semblaient aussi gris et tristes que le ciel, après Tokyo tout lui semblait sale et sinistre, les rapports humains grossiers, cette vision n'était pas près de le quitter, désormais il aurait l'impression de vivre en pays barbare. On était en 1978, Giscard jouait de l'accordéon à l'Élysée, ne sachant où aller il revint une nouvelle fois au bord de l'Atlantique mais ce fut provisoire.

S'ensuivirent d'autres escapades, pour son propre compte, l'Asie comme horizon. La vie qui passe, comme un voilier, de temps à autre les ports sont accueillants, parfois non. Alors qu'il se résignait à ne jamais plus rencontrer de fée pour enchanter sa vie, le miracle arriva. Miracle est le mot juste tant il était impossible que ces deux-là se rencontrent un jour, décident de finir le voyage ensemble, et y parviennent, accompagnés dans leur chemin par la lumière de belles personnes.

——– Fin


Dérive des rêves

À cette époque, j’avais décidé de tout plaquer. Je n’avais plus rien à espérer du côté de REVEЯ Corp où on m’avait fait comprendre que mes dons jusqu’alors si précieux à leurs yeux n’avaient plus qu’un intérêt anecdotique dès lors que les IA généraient de géniales séquences à jet continu. Il me restait bien sûr à vendre mes rêves à des amateurs éclairés, un marché de niche mais plutôt lucratif où une dizaine d’onironèmes captés dans mon sommeil paradoxal pouvaient me faire vivre à l’aise pendant six mois. J’avais pas mal de contacts dans le milieu et une certaine réputation. Après tout, je figurais en bonne place au générique de Night Threshold qui était devenu un classique de la VR. Mais tout cela, c’était le passé, et je voulais tourner la page.

C’est à cause d’Oskey que j’ai basculé. Vers quoi au juste, encore aujourd’hui je ne saurais le dire. Oskey, je la connaissais depuis la première vague de Virtual Reality, quand on avait recruté des volontaires pour le programme OniroTron. Quand j’y repense, fallait vraiment être jeune et givré pour risquer ma pauvre cervelle dans une expérience pareille : mon sommeil monitoré en permanence pendant six mois, mes rêves extraits, numérisés, modélisés, grattés jusqu’au dernier recoin… Mais au bout du compte, au lieu d’y laisser ma santé mentale, comme 30 % des volontaires définitivement réduits à l’état de limaces, j’étais devenu le deuxième meilleur concepteur de rêves du programme. Et la première, c’était Oskey. On était vite devenus inséparables. Notre vie était facile, très facile. Nos onironèmes valaient de l’or pour toutes les firmes émergentes de VR qui surfaient sur la hype. Tout nous était permis, tout nous était accessible et il faut bien l’avouer nous en avions profité au maximum. Mais Oskey avait avant moi senti le vent tourner. Du jour au lendemain, après trois ans de complicité entre nous dans le meilleur comme le pire de l’orgie dionysiaque, elle avait carrément disparu de la circulation. Personne au monde n’avait retrouvé sa trace et les mythes les plus farfelus prospéraient sur ce mystère. Personne au monde sauf moi. Elle m’avait laissé avant de s’effacer un fragment de rêve qu’elle n’avait jamais vendu à personne mais qu’elle avait partagé avec moi par connexion directe de nos cerveaux, donc de façon totalement indécelable car à l’époque les IA de mindScan en étaient aux balbutiements qui nous faisaient hausser les épaules. Je n’avais pas mis bien longtemps à décoder l’onironème d’Oskey et sans grande surprise pour moi qui la connaissais bien, j’avais retrouvé sa trace dans mondeB. En revanche, ce qui m’avait vraiment étonné, c’est ce qu’elle était devenue. À peine l’avais-je compris que j’avais décidé que c’était désormais la seule voie possible pour moi aussi.

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— Tu t’es enfin décidé à nous retrouver ? Je parie que tu t’es fait virer comme le premier rêvaillon venu. Je vais te dire… Elle laissa sa phrase en suspense le temps d’engloutir un quartier entier de pomme naturelle, comme pour me montrer qu’elle n’avait pas perdu ses habitude de luxe. — … je suis vraiment contente de te retrouver, sérieux, tu m’as manqué. Mais je savais que tôt ou tard tu viendrais. J’attendais la suite, confortablement vautré dans un hamac au cœur de son repaire végétal modélisé avec un tel raffinement que même moi je m’y étais d’abord laissé tromper. — Tu sais, j’ai eu le temps de prendre du recul, et j’ai compris qu’on avait tous les deux fait complètement fausse route. C’est pour ça que j’ai tiré ma révérence. Tu as compris toi aussi maintenant, j’en suis sûre : vendre nos rêves pour en faire du divertissement monnayable, c’était transformer des joyaux en cailloux de grand chemin. Ou pire : en doses hallu-addictives pour une population sous contrôle. Et je ne parle même pas de ce que ça représentait pour nous : c’est notre substance même que nous suçaient ces putains de vampires de REVEЯ Corp. Tu le sais au fond de toi : nos rêves sont le sang de nos vies et pour l’Entertainment System, continua-t-elle en crachant chaque syllabe, nous avons été du matériel jetable, juste bon finalement à nourrir les IA pour qu’elles nous remplacent.

J’étais bien placé pour savoir à quel point elle avait raison. Mais je ne comprenais toujours pas à quoi elle utilisait son talent désormais, manifestement à sa grande satisfaction. — Depuis que j’ai rejoint mondeB, mes rêves ont une tout autre utilité, et les tiens vont certainement nous aider aussi grandement — comment ça « utilité », je croyais que tu avais renoncé… — Tu vas comprendre… je vais te montrer…

Ce qu’elle m’avait montré alors, dans les coulisses de mondeB, avait achevé de me convaincre de tout laisser tomber pour suivre son exemple.

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En deux ans à peine elle avait constitué tout un réseau d’oniropoètes suréquipés en technos 3DLive. J’avais vu sur VidArchive un documentaire sur les makers d’autrefois qui avec leurs imprimantes poussives réalisaient laborieusement quelques objets inertes. Les o’poètes avaient depuis longtemps abandonné les résines et les céramiques, c’est le tissu biologique qu’ils utilisaient désormais : de la cellule à l’ADN, leur maîtrise leur permettait maintenant de transformer les rêves en vie, à un rythme soutenu. Mieux : leur communauté avait remixé peu à peu mondeB. Oskey avait conçu et réalisé ce qui nous semblait une aimable utopie quelques années avant : la connexion de ses onironèmes aux machines ne servait plus à en reproduire la fiction pour en faire un spectacle mais bien à créer chaque élément d’un nouveau monde, fabuleusement riche en surprises non-standard, issu de son exceptionnelle imagination. De marginaux exclus qu’ils étaient à l’origine, les participants de mondeB étaient en passe de devenir des privilégiés dont l’environnement en devenir était chaque jour plus éloigné d’un monde où ils ne souhaitaient plus retourner. Ma contribution, d’abord hésitante, fut assez vite d’une qualité suffisante pour nourrir les projets orignaux : du microbiote thérapeutique jusqu’aux immenses dômes satellisés, en passant par les centaines d’hectares de forêt primaire, je crois que je pouvais être fier des huit années passées à avoir remodelé la vie sur mondeB. Grâce à Oskey et à la communauté qu’elle avait créée, nos rêves devenaient chair. À cette époque, nous étions une minorité tellement éloignée du pouvoir central que nous étions considérés comme une quantité négligeable, une utopie parfaitement inoffensive.

Mais à partir du moment où nous avons commencé à essaimer et fédérer les initiatives un peu partout, les choses ont commencé à se gâter et nous commencions à faire l’objet de convoitises. Pourtant le danger ne vient jamais de là où on l’attend.

Les premiers signaux qui auraient dû nous alerter, comme nous l’avons compris trop tard, survinrent en plein expansion de notre réseau. Car mondeB n’était plus seul comme un îlot mais avait désormais des sœurs et même des cousins, autant de micro-mondes baroques et géniaux qui au bout de quatre ans nous avaient largement dépassés en termes d’originalité, grâce aux newDreamers. Leur conception des rêves forçait le respect, ils avaient mis au point une organisation fluide et à géométrie variable par laquelle chaque participant⋅e pouvait donner vie à ses rêves en bénéficiant de l’infrastructure commune de génération 3DLive. Le modèle que nous avions mis au point, qui reposait sur une élite de rêveurs d’exception, dont OSkey et moi étions les plus anciens représentants, appartenait à une époque révolue, et c’était très bien ainsi. Ce que nous n’avions pas anticipé, c’est la soudaine prise de pouvoir d’un groupuscule spiritualiste jusqu’alors totalement marginal et inoffensif. En moins de trois mois, ils disposaient de tous les leviers de pouvoir. Ce que nous avions soigneusement parcellisé pour que personne ne puisse s’arroger d’autorité abusive était totalement sous leur contrôle. Grand Chelem. Nous avions pourtant été terriblement méfiants, mais notre ligne invisible de défense était entièrement dirigée contre les visées mortifères des mégacorps et leurs relais étatiques. Nous avions prévu et anticipé toutes leurs manœuvres : prise de multiparts déguisée avec des alias, injection de techno mouchardes, rachat de microgroupes de dreamers, cybercrash, blocus informationnel… Nous avions même un plan de secours si jamais il faisaient exploser un nukeSat dans la haute atmosphère au-dessus de mondeB pour nous priver de toute ressource électronique. Nous ne saurons jamais si nos défenses extérieures auraient pu résister, car les spiritualistes de Ven-I/O nous attaquèrent pour ainsi dire de l’intérieur en un blitzkrieg ravageur : 300 messages subliminaux hypnotiques dans les plugins des imprimantes 3DLive et une immense cohorte de Dreamers avait suivi aveuglément Ven-I/O comme les enfants de je ne sais plus quelle cité d’autrefois avaient suivi un joueur de flûte. Désormais les créations étaient unifiées et sous contrôle, approuvées avec enthousiasme par une population amorphe et consentante, et ne posaient évidemment plus aucun souci aux mégacorps. Ven-I/O avait enveloppé tout le processus d’un mythe puissant, celui d’un salut collectif co-construit dont chaque participant⋅e détenait la clé pourvu que chacun⋅e se conforme à sa mission. Cette clause marquait la fin de la formidable liberté de création que nous avions tenté de répandre. Oskey et moi n’avons rien pu faire. Ven-I/O nous avait épargnés pour nous proposer de devenir les Dreamers exclusifs de ce qui devenait une florissante religion. Devant notre refus immédiat, les spiritualistes s’étaient rabattus sur des officiants plus dociles. Aujourd’hui, quand je repense à cet immense gâchis, je regrette surtout d’avoir cru que mes rêves pourraient nourrir une autre Création.

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Oskey m’a envoyé la semaine dernière un MindMessage assez confus où il était question d’un « projet DreVerD », de reverse engineering pour déconstruire la dystopie en marche, et de « libérer l’imaginaire collectif ». Intéressant. Dire que je n’aurais même pas laissé fluer son MM si je n’avais capté dès le début : « rejoins-moi – besoin de tes rêves pour tout renverser. »

PLANCHE FOLLE, ESCORTÉ DES HIPPOCAMPES NOIRS, Cette PLANCHE brisée vogue sur l’eau furieuse. La PLANCHE tendre gonfle dans le sel marin, Cette planche pourrie qu’ébrécha le roc dur, Bois tendre qu’assembla le charpentier adroit. Le flot âpre a gonflé sa fibre dilatée, Son vernis mat que ronge un sel impitoyable, Enduit terni, qu’érodent les embruns marins. Le mât brisé s’incline sous les vents violents. Ce mât verni s’est écroulé, rameau fragile, Ce pieu brisé se courbe jusqu’au pont souillé, Le gréement mou s’incline et un filin cassé, Cordage flasque, ondule au vent impétueux, Le chanvre torsadé ballotte à coups violents. Le rafiot flottant vogue au soleil éclatant, Rafiot désorienté, il va, quille rompue, Débris flottant qui tremble, aux avirons pendants. Miracle étrange, il vogue, objet indestructible, Son drapeau déchiré brave un soleil trop fort, Lambeau troué qui bat sur un rythme éclatant. De la poupe percée s’enfuit une eau saumâtre, La poupe crevée croule sous la vague épaisse, Le flanc percé engouffre des lames terribles, Des sabords entrouverts, s’enfuit la mousse sale, La chaîne décrochée clapote dans l’eau verte, Dans la cale sonore enfle un remous saumâtre. Le vaisseau vide court sous l’ouragan furieux, Vaisseau muet qui force le gouffre invisible, Coquille vide qui s’affronte aux brisants pâles, Rôdeur nomade, il court vers une anse ignorée. Sans peur, hardi, il nargue l’ouragan funeste : Sa proue aiguë échappe aux maelstroms furieux. L’écume FOLLE meurt sur la plage déserte, L’écume amère danse sous la coque creuse, L’écume floconneuse adhère aux lattes minces, Flocons amers, se dissipant en essaims vagues, Paquets tremblants, qui dansent dans l’espace immense. Le roulis régulier secoue la coque ferme, Le sapin vigoureux arque son ventre creux. L’étrave FOLLE fend la houle démontée, L’étrave ornée attaque une montagne fluide : Quel défi fou ! Elle ose la rampe insensée, Et de son soc puissant fendant la pente abrupte, Labour nouveau, ouvre la houle déchaînée, Sillon caduc qu’efface un enfer démonté. Un bois ancien mourrait sous l’orage acharné, Mais ce bois entêté résiste à la pluie dense. Sa force ancienne avive la charpente rude, L’averse fine meurt sans effet inquiétant. La neige drue se mêle à l’orage glacé ? La nef stoïque tient, d’un effort acharné. Le flux énorme creuse la plage noyée, Ce flux salé inonde des isthmes lointains, Un léviathan énorme a surgi, l’œil féroce, Et sa langue affamée creuse la grève usée. Le ressac incessant fouille la plage blonde, Et le sable pur fuit loin des îles noyées. Le ciel pesant écrase l’océan désert, Ciel inconnu, où naissent les trombes mortelles, Les nuages pesants d’où choit la grêle froide. Le brouillard gris écrase l’esprit tourmenté, Et la brume impassible endort l’océan sourd. Le mirage trompeur règne en ces lieux déserts Un dauphin enjoué ESCORTE un voilier blanc, Un dauphin tapageur suit son sillage lent. Ce dauphin rieur plonge en gerbes chatoyantes. Son rire tapageur s’éteint, écho voilé, Sanglot navré qui suit les obsèques humaines. Un spectre blême observe ce sillage morne : L’âme abattue, il pleure, avec des larmes lentes. Nul marin enjoué ne chante un air joyeux. Les marins disparus ont péri, corps dissous, Nul pirate enjoué n’a dit les hymnes saints. Les mouettes tristes chantent leur refrain lugubre, Leur vol fantasque trace dans cet air brumeux La portée neuve qui affiche un deuil joyeux. Ces oiseaux clabaudeurs ESCORTENT l’esquif mort, Oiseaux fatals, ils tournent, d’une aile blasée, Fantômes clabaudeurs, ils rient, anges moqueurs, Leurs cris perçants escortent le convoi funèbre. Leurs brocards insolents raillent l’esquif poussif, Cérémonie impie, qui fête un rêve mort. La mort si proche guette le voilier perdu, La mort, placide, attend l’issue inéluctable. Le trépas, proche, vient, l’échouage final. Quel dieu mauvais le guette auprès des rochers ronds ? Son trajet sinueux rend le voilier instable, Chemin douteux qu’ignorent les cartes perdues. Dans le soir effrayant brillent des éclairs blancs. Le soir béni éclate en des lueurs blafardes, Et la lune effrayante vibre, or dépoli. Un astre éloigné brille dans l’éther gelé, Une comète errante émet un éclair bref, Signe augural qui lui promet une nuit blanche. Dans la mer chaude nage un HIPPOCAMPE bleu. La mer australe abrite des poissons chanteurs, Cette mer parfumée berce des serpents jaunes. La terre australe émerge des lagons bleutés, Des courants frais abritent des frissons fugaces, La nage vive qui trahit les poissons plats, La voix douce émanant des phosphores chanteurs. La côte chaude brûle sous l’azur torride, La côte moite étouffe de langueurs intimes, Le climat chaud produit des malaises furtifs, Les dunes sèches brûlent aux lidos malsains. Les papillons tournoient dans l’azur incendié, Le feu solaire embrase les aubes torrides. Un noyé pensif nage en gestes mesurés. Noyé rêveur, il sonde sa mémoire éteinte, Le cœur pensif, il baigne dans sa peau verdâtre, D’un bras fourbu, il nage, avec lenteur, atone, Son doigt difforme bouge en gestes indolents, Son pied flageolant marque un tempo mesuré. Dans l’onde salée dort l’HIPPOCAMPE secret, L’onde trouble recèle un Béhémot geignard, Des fleurs salées s’étiolent dans son souffle impur. La méduse perfide dort la gueule ouverte, L’algue brune maintient l’hippocampe assoupi, Un troupeau glauque file aux demeures secrètes. Le navire éventré heurte des glaciers bleus. Ce navire glorieux erre au pôle enneigé, Sa carcasse éventrée s’emplit de glace vierge. Barre arrachée, il heurte la banquise altière : Son côté droit, qui racle le glacier râpeux, Sous le choc douloureux déverse du sang bleu. Le bateau ivre coule auprès d’un ponton NOIR. Le bateau démâté roule sous le jour bas, Mais, bateau invincible, il garde le front haut. Entité démâtée, il dure, ardeur intacte, Ce voyageur vaillant roule aux bords incroyables. L’aurore rose lui annonce un jour meilleur : L’espoir tenace n’a jamais la tête basse. L’horizon ivre montre des récifs tordus, L’horizon opposé accourt, ligne ténue, En zigzag, ivre, il se déforme en traits brouillés. L’heure tardive montre un spectacle étonnant : Le littoral fumant cache un récif brûlant Dont le magma sanglant suinte en laves tordues. L’ancre lourde a coulé dans l’abîme profond. L’ancre libre bascule, en un élan sublime, L’acier lourd éclabousse la surface unie, En chute rectiligne, coule au fond vaseux : Le fer massif s’enterre dans l’abîme gras, Grappin dès lors captif, s’accroche au sol profond. L’épave frêle approche d’un ponton hideux, L’épave faible avance encore, agrès ballants. Squelette frêle, il flâne, en cercles paresseux, Du quai abject s’approche, innocent condamné : Sa blessure béante accoste au ponton vil, Son âme simple expire en un soupir hideux. Mais loin des golfes clairs triomphe un destin NOIR. Golfe africain, accueille l’écrivain fugueur ! Ce martyr clair délire en des mots insoumis. Le poète maudit triomphe, orgueil posthume, Son verbe cru surmonte le destin vaincu, Son poème fractal s’écrit à l’encre noire.

Bernard Maréchal, texte terminé le 7 juin 2023.

Texte écrit sous la contrainte dite du “pissenlit”, inventée par Noël Bernard :

Pissenlit Il s’agit d’écrire un texte selon une structure fractale. Chaque phrase comporte, dans l’ordre, un substantif, un adjectif, un verbe, un substantif et un adjectif : nommons les S1, A2, V3, S4, A5. Et chaque phrase possède cinq phrase filles : la fille 1 partage le même S1 ; la fille 2 le même A2, etc. Ces filiations sont matérialisées par les indentations du texte. Chaque S, A ou V est utilisé tout au long d’une chaîne de filiations, et en revanche ne figure nulle part ailleurs dans le texte. Pour être un vrai fractal, le processus devrait être infini. Dans la réalité l’auteur s’arrête au bout d’un nombre fini d’itérations : charge reste au lecteur de compléter à l’infini par son imaginaire.

Contrainte supplémentaire : des alexandrins.

Mais pas de contrainte de rime ! C'est déjà assez d'avoir emprunté un vers du Bateau Ivre...

À la mémoire de Mimi-Câlin

Avant de le rencontrer, j’avais rêvé de ces attendrissants petits êtres joyeux et très doux. La première fois, de toute ma hauteur, je l’ai simplement trouvé beau : sa robe était à la fois nuancée et nette comme celle des siamois, avec toutefois, le poil plus long et plus moelleux.

Je n’ai jamais rien su de ses premiers mois d’existence ni de la façon dont il était venu adopter sa famille humaine.

Un jour, j’ai dû recueillir le vieux chat ; avec son poids dans le panier, j’ai senti tout à la fois peser ma responsabilité ainsi que la pression de la tendresse dans mon ventre et ma poitrine.

Journal des derniers jours.

12-12-2014 Il est là tout près au moment où j’écris. Je l’entends ronronner. Des ronrons calmes et rythmés. Peut-être aime-t-il aussi sans inquiétude ? Tout à l’heure quand je suis rentrée, un peu tard, je savais que je le reverrai vivant. Il est venu à ma rencontre et j’avais deviné qu’il avait encore l’espérance d’un peu de nourriture. Maintenant, il est couché, sa joue sur ma main. Il va falloir que je le dérange… aller me coucher. Il viendra peut-être… Quand la fin du bonheur s’approche : être heureux encore !

19-12-2014 Maintenant, c’est la dernière nuit. Il est très tard. C’est aussi le début du dernier jour, la fin du calvaire de ses intestins, de sa bouche. Depuis trois jours, il ne mange plus et refuse même de boire. Je le vois souffrir et se reposer. Je pressens qu’il ne veut pas être touché : j’ose à peine quelques caresses légères. Je souffre d’un autre mal que le sien, mais je souffre par son mal. Il respire : son souffle lui garantit la tiédeur de son corps. J’évite de faire du bruit : ne pas le déranger de crainte de réveiller la douleur tapie dans son corps.

Tout à l’heure, j’irai au plus tôt chez le vétérinaire… Seule, dans ma chambre, il faut que je me lève… le regarder dormir… Une présence sans paroles, une pure présence… la gorge se rétrécit, les mâchoires se paralysent devant le vertige du vide à venir. Par ce temps tiède et pluvieux de la toute fin d’automne, je grelotte d’angoisse.

La phrase la plus triste de la langue française : « Aujourd’hui le petit chat est mort » Tu es mort calmement, mon petit chat chéri, sage, comme à toutes les fois, sur la table métallique du vétérinaire. Tu t’es endormi de deux sommeils différents et voilà que mon cœur s’élargit jusqu’à me faire mal. L’appartement me paraît avoir changé de dimensions, maintenant que tu n’es plus là pour assurer les repères. Je sais que j’aurai des sortes d’hallucinations : déjà, j’ai cru te voir t’avancer vers moi à côté de mon sac. Je sais que je n’ai plus à craindre de te faire peur avec la musique aiguë et crescendo du téléphone portable.

Je me souviens de nos câlins. Entre tes deux oreilles, un petit espace était réservé à la culture des baisers, des baisers parfumés au foin et au thé de Chine.

Nicole

La chute de ma cravate

une odyssée caféinée par JesuismonsieurB

La bordée d'injures que je viens de lâcher in petto n'a d'égale que la frustration subie depuis ce matin, où notre connexion internet est en rade un coup sur deux, nos logiciels accessibles une fois sur trois. Mais le pompon concerne cette cafetière, prêtée un temps par une secrétaire, qui vient de me vomir toute son eau alors que je récupérais ma tasse. Le pantalon, les chaussures sont trempées, le sol se jonche d'une flaque qui s'étend. (Qui eût cru qu'une Senseo contînt autant ?)

Je me rends donc dans un local de ménage pour y récupérer un seau et une serpillière, m'agenouille après avoir dûment rejeté la cravate dans le dos et m'échine à éponger les dégâts. Un secrétaire passant là me donne un coup de main en jetant une autre serpillière le long des plinthes qu'on sait poreuses. Nous essorons nos tissus et nous remettons à la tâche jusqu'au moment où, dans un sursaut, la cafetière pourtant débranchée décide d'un ultime soubresaut.

Le plastique cernant la base de l'engin claque d'un coup sec et une eau résiduelle se déverse, pas tout à fait chaude, sur ma manche gauche. Alors accroupi, je me redresse d'un bond, craignant une seconde salve plus chaude. Je suis peureux, c'est un fait, et le chaud n'est pas mon ami. Ce n'est en revanche qu'un petit souci à côté de la douleur qui irradie mon épaule quand elle heurte le plateau de la table.

D'aucuns me connaissent et se doutent que ce n'est pas un tout petit choc. La table est une ancienne table de salle de classe, suffisamment légère pour que, sous l'effet, le plateau s'incline et libère sur le sol la cafetière, le plateau contenant nos tasses propres, celui avec nos tasses sales et, tant qu'à faire, le four à micro-ondes servant à réchauffer les gandots* du midi. Me voici donc au milieu d'une apocalypse de tasses finissant de tournoyer au milieu des débris de leurs congénères, avec une cafetière qui n'attendait que cela pour finir de s'éclater en quelques morceaux, et un micro-ondes à la porte déboîtée, pendante.

Le soupir que je pousse à ce moment, alors que de nombreuses têtes, inquiètes du bruit, apparaissent dans l'encadrement, est digne de figurer dans mon hagiographie. Qu'on ne s'y méprenne pas ; c'est à ce moment-là seulement que je lâche une première salve. D'aucuns verbalisent leur étonnement d'entendre de ma part un langage aussi fleuri, tout en se proposant de nous aider. Je refuse poliment. C'est ma bêtise, après tout.

Et j'entreprends donc de ramasser le tout. Il me faut un balai, que je vais chercher dans le local voisin, ainsi qu'un sac poubelle. Le tout me prend quelques minutes. Le micro-ondes ne fonctionne plus ; la cafetière aura servi trois fois ici avant d'être déposée dans la benne de recyclage ; je suis quitte pour racheter un lot de tasses. Tournent en boucle dans ma tête des grossièretés velues, tandis que je rapporte dans le local d'entretien le fruit de ma matinée : deux serpillières souillées, un balai et un sac de vaisselle brisée.

C'est en rinçant la dernière serpillière, penché sur l'évier, que ma cravate se décide à retomber pour finir avec un tout petit bruit humide et mou dans un marigot de café dilué et d'éclats de faïence.


Gandots : En gaga stéphanois, le gandot est la gamelle en fer blanc dans laquelle les mineurs emmenaient leur casse-croûte, préparé à la maison, avec les produits du coin.

Mon essai de traduction d'un poème de Queen of Argyll publié en italien sur son blog

La douleur du monde

Quand je suis aussi sensible que du papier sur l'eau je pleure vite, pour beaucoup de choses :

les vieillards bossus qui marchent courbés, les couples de vieux main dans la main pour la vie, les petits chiens effrayés dans la foule, la queue entre les jambes, les personnes que j'ai laissées derrière moi, malgré moi, les plumes d'oiseaux morts sur l'asphalte, la dureté de ma ville natale, faite de roche épaisse et étouffante, les portes murées, les couvertures à même le trottoir en guise de couchage, le vide dans le cœur de ma génération, les enfants à l’intérieur de chacun, un baiser salvateur comme après une apnée, les branches sèches dans le vent, la solitude collective, la douleur du monde entier qui est aussi ma douleur.

Illustration originale de l'autrice

Sous l'image du manuscrit, ma tentative de traduction d'un poème en italien de Queen Of Argyll daté de 2018

L'écriture c'est toujours une petite secousse des viscères une cascade de vomissure noire sur un chemin de papier

C'est du sang, du sperme et des humeurs féminines, elle est faite d'inexplicables bleus nocturnes.

De jolies roses qui te pleuvent sur le visage, oui, ça aussi, mais c'est surtout du sang, du sperme et du vomi, comme quand, ivre, tu cognes aux fenêtres de ton ego démesuré et qu'au matin, tes articulations sont douloureuses.

Écrire c'est s'enfoncer deux doigts dans la gorge de ton esprit dans le vagin de ta nostalgie

Te jeter dehors, marteler la porte de tes poings et attendre de revenir.


Ma traduction d'un poème de Queen of Argyll publié sur son blog en italien


Coquillage

Je me sens comme un coquillage dans lequel résonne le bruit de la mer, tout gronde en moi-même, dans ma coquille fragile et vide, chaque vague, chaque mot reste coincé dans mes spirales de calcaire ; si tu poses ton oreille sur ma poitrine tu peux les entendre ; c'est aussi pourquoi je suis terrifiée qu'on puisse vraiment écouter mon cœur, qui, plus qu'un coquillage, est une perle cachée par le fracas des flots.

Illustration de l'autrice

Octobrèves 2022

1. Gargouille

Quand nos deux bandes s'invectivaient au fond de la cour, on criait “nanas, nez dans le caca !”, elles répondaient “gargouilles, gare à vos couilles !”. Et en effet deux d'entre nous faits prisonniers avaient reçu un coup de genou dans leur zone sensible, pour venger une nana qu'on avait barbouillée de… oui c'était très con tout ça. Ça s'est terminé l'année suivante en CM2 quand le grand Sylvain et Zoé se sont embrassés à pleine bouche sous nos yeux médusés et carrément envieux. #Octobrèves

2. Se précipiter/fuite Aussi véloce que le lapin d'Alice, la petite souris avait filé hors de vue. Le vieux chat, gras, lourd et désormais trop lent, parut avoir renoncé à sa poursuite, mais restait aux aguets, oreilles pointées, tapi sur lui-même comme prêt à bondir sur sa proie fantôme. — Rentre Patounet, il fait nuit… Il ignora une dernière fois la voix de son humain. Au matin, on le retrouva changé en statue de glace, par un froid de -13 degrés. Il attendait encore le retour de la petite souris. #Octobrèves

3. Chauve-souris Dès l'enfance, je savais qu'elles étaient inoffensives, leur taille réduite et leur vol zigzaguant m'amusaient dès le soir. Il y eut même un « été des pipistrelles » où elles furent si nombreuses à voltiger autour des volets qu'on priva de sortie nocturne les trois chats pris de folie. Mais Pitou s'évada. On retrouva son cadavre au matin, entouré d'un cercle de menues baies. Vingt ans après, je suis encore convaincu que c'était l'hommage funèbre des pipistrelles à l'innocent chaton. #Octobrèves

4. Coquille Saint-Jacques J'ai toujours pensé qu'il avait un peu déconné Botticelli, vu qu'en position penchée et sur un seul pied, elle n'aurait pas pu tenir la mer, même réduite à des vaguelettes. Mais enfin je ne me plains pas, j'ai eu le privilège d'assurer pour l'histoire de l'art son débarquement à Chypre et je fais à ses jambes parfaites une sorte d'auréole païenne avec ma grande coquille… en tout cas d'où je suis je peux vous assurer que depuis 1485 Vénus est une vraie blonde… #Octobrèves

5. Flamme

Premier râteau À treize ans je faisais une collision mentale entre l'expression “déclarer sa flamme” et la scène où Lauren Bacall allume une cigarette pour Humphrey Bogart… J'ai donc proposé mon briquet Bic à Lydie qui avait une cigarette entre les lèvres. Elle me saisit le poignet pour profiter de la flamme qui vacillait car je tremblais un peu, puis me souffla “merci” dans un nuage de fumée qui me fit cruellement tousser. Avec un rire moqueur elle disparut. Je ne l'ai jamais revue. #Octobrèves

6. Bouquet J'en avais voulu au prof malicieux qui nous avait envoyé chercher « l'absente de tous bouquets » à la bibliothèque du lycée. Faut dire qu'on n'avait pas encore Internet et que l'Encyclopédie Universalis occupait une étagère entière de ses 20 volumes. Nous ne fûmes que deux à apporter une réponse au cours suivant, mais le bloc où j'avais recopié Mallarmé ne pouvait pas rivaliser avec le geste superbe de Sophie la rebelle qui jeta une fleur en fil de fer barbelé sur le bureau du prof. #Octobrèves

7. Voyage Dans ses Mémoires posthumes, le pasteur O'Reiry, qui avait assisté Jonathan Swift dans ses derniers instants, affirme avoir retrouvé dans les papiers épars de l'écrivain une cinquantaine de pages intitulées « A voyage to Monomewd ». Il devina facilement l'anagramme de “womendom” car ce 5ème voyage de Gulliver décrivait avec force précisions choquantes un royaume de femmes où les hommes étaient réduits à de misérables esclaves. Bien entendu, il brûla incontinent le manuscrit. #Octobrèves

8. Allumette Rien à voir avec Jack London : c'était pas la dernière allumette, j'en avais une boîte pleine, et il faisait pas -40 mais plutôt 28° ce 14 juillet. J'étais planqué dans un buisson pour jeter des pétards sur les familles installées dans le parc, voilà qu'arrive une fille qui veut absolument lancer une fusée. J'en ai planté une dans l'herbe, Sophie l'a allumée, on s'est vite écartés ensemble et nos cœurs de 15 ans se sont embrasés pendant que commençait au loin le feu d'artifice. #Octobrèves