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Mais qu'est-ce que le jazz ? Au Bandy, c'était, il y a des années, quand débarquaient trois douzaines de noirs, une poignée d'inconnues aux sous-vêtements à tordre de sueur et les gars des narcotiques. Comme en son temps, il aurait été inimaginable que pointent leur nez au Birdland Club le photographe ou le rédacteur de Vogue. Pour beaucoup des meilleurs jazzmen, une jam session n'était rien d'autre qu'une profonde et hallucinante manière de passer le temps entre deux condamnations. Peu de ces génies atteignirent l'opulence des minets de la pop music. Billie Holiday mourut avec 70 cents sur son compte à vue et quelques dollars collés à sa jambe par un sparadrap. La nuit où il chanta pour la télévision Fine and Mellow, le saxophoniste Lester Young accompagna ce testament avec la délicate et tragique langueur de celui qui a l'intuition que dans les larmes de la vieille prostituée pourrit depuis longtemps la lumière lysergique de l'extrême-onction.

Les orchestres de jazz se formaient et se disloquaient en fonction des rafles policières et de la santé changeante des musiciens. Dizzy Gillespie suait de l'héroïne et quand il cassa sa pipe, loin de la maison, Charlie « Bird » Parker paraissait vingt ans plus vieux que les trente-cinq qu'il avait. John Coltrane tombait dans la drogue pour le bref plaisir de se relever et dans la trompette de Miles Davis, Round Midnight sonnait comme si elle était touchée par l'haleine de Dieu et les effets d'une embolie. Le pianiste Bill Evans se recroquevillait insipide sur le piano et le faisait sonner cool et sans espérance, comme s'il faisait profiter ses doigts de la force rémanente d'une colique biliaire.