Le regard qui fuit

Je louche depuis pas mal d’années maintenant. Mon père avait déjà ce problème-là et je l’ai aggravé à une époque en travaillant trop su un écran. Maintenant, je m’y suis fait même si cela me gêne continuellement.

Cela a changé mon rapport au réel.

Confusion

Je me suis mis à faire des images de reflets dans les vitrines des rues de Paris. Pas tout à fait comme ce que je voyais le réel, mais tout au moins pour m’approcher d’une certaine confusion. Ça s’est fait d’une manière intuitive. Ce n’est que bien plus tard que j’ai fait le rapprochement entre le fait de loucher et le fait de faire ce genre d’images.

Cette imprécision du regard s’est aussi traduite dans le fait que je ne cherche pas la précision dans mes images, plutôt une atmosphère. Cela me pousse par exemple à aimer les ambiances de manifestation et à y rechercher un ordre dans le chaos. Le Leica est parfait pour moi dans ce cadre-là. Pas de détail, pas de cadrages précis au millimètre près. Au contraire ce qui se passe hors du cadre est tout aussi important que ce qui se trouve dedans. C’est peut-être aussi pour cela que j’ai du mal à produire une image et qu’il m’en faut plusieurs pour raconter une histoire.

Cyclope

Loucher n’est pas un problème au moment où l’on fait une photo puisque de toute manière on n’utilise qu’un œil pour viser. C’est plutôt avant pour capter le réel et après pour y revenir. Le temps de l’image, on se trouve dans une sorte d’espace très agréable et puissant. D’un sel coup, on VOIT, pleinement et entièrement ce qui se passe devant nous.

Avant quand je ne louchais pas, je pouvais me trouver dans cet état à tout moment. Maintenant, je dois faire un effort particulier. Avant ce que je voyais était devant moi et je n’avais plus qu’à le capter. Maintenant, j’en ai comme l’intuition et je le confirme en regardant dans le viseur. L’image est désormais en moi d’abord puis est confirmée par l’appareil photo.

L’image dedans/dehors

C’est un peu la philosophie du Leica, on projette une image que l’on a en soi. Aujourd’hui avec les écrans qui se trouvent à l’arrière des appareils photo (ou des téléphones), on observe une image déjà cadrée par les bords de l’écran et on décide de la fixer. C’est désormais l'outil qui nous montre le monde. Je ne sais pas quelles conséquences cela peut avoir pour l’humanité. Un autre rapport au réel, ça, c’est sûr. Il n’y a pas forcément d’appauvrissement à moins de considérer une perte similaire entre le livre et le film. Comme on le pensait de la photo lors de son invention par rapport à la peinture. Si les deux coexistent, si chacun développe son chemin tout en se confrontant, pourquoi pas.