Zéro Janvier

Chroniques d'un terrien en détresse – Le blog personnel de Zéro Janvier

Je connaissais Clément Viktorovitch pour ses chroniques sur France Info, que je vois parfois passer dans mon fil Mastodon. Je l’ai également vu récemment comme invité dans l’émission La France a peur animée par Usul pour Blast. Son livre Le pouvoir réthorique publié il y a quelques années y a été évoqué, et cela m’a donné envie de le lire.

La rhétorique est partout. Dans les discours politiques comme dans les spots publicitaires. Dans les réunions professionnelles comme dans les dîners de famille. Dans les entretiens d’embauche comme dans les rendez-vous galants. Pas un jour ne passe sans que nous ayons à défendre une idée, un projet, un produit ; et à nous protéger contre d’éventuelles fourberies. Que cela nous plaise ou non, convaincre est un pouvoir. À nous d’apprendre à le maîtriser.

Et de savoir y résister.

Car la rhétorique n’est ni innée, ni inexplicable. Elle repose sur une technique, obéit à des règles, mobilise des procédés, des stratagèmes, des outils. Dans ce traité accessible et concret, ponctué d’exemples et de cas pratiques, Clément Viktorovitch nous en révèle tous les secrets. Au fil des pages, il nous montre comment produire et décrypter les discours, mener les débats et les discussions, déjouer les manipulations.

L’art de convaincre est un pouvoir trop grand pour ne pas être partagé !

L’ouvrage comprend 8 grands chapitres :

  1. Comprendre la rhétorique
  2. Choisir les arguments
  3. Structure sa pensée
  4. Façonner son texte
  5. Mobiliser les émotions
  6. Travailler son apparence
  7. Reconnaître la tromperie
  8. Maîtriser le débat

Ce que j’ai beaucoup apprécié dans ce livre, c’est que l’auteur a trouvé l’équilibre parfait entre la présentation des concepts théoriques et des exemples pour les illustrer et les expliquer. Alors que le sujet pourrait parfois être aride, cela rend la lecture particulièrement fluide et vivante. Par contre, le contenu est très dense et je ne suis pas certain de pouvoir retenir tout ce que j’ai appris pendant cette lecture, et encore moins de m’en souvenir le moment venu, lorsque j’aurais l’occasion de m’en servir. Clément Viktorovitch propose en tout cas un ouvrage à la fois savant et pratique sur un sujet essentiel pour la vie démocratique.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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Je vous en parlais très récemment, j’ai découvert le philosophe Pierre Crétois dans une conférence vidéo qu’il donnait sur Blast sur le thème de la propriété privée. J’ai d’abord lu La part commune publié en 2020 et j’ai enchainé avec La copossession du monde, publié en 2023 aux éditions Amsterdam.

« La propriété ou le chaos ! » s’écrient en chœur les thuriféraires de l’ordre propriétaire. Parce que, disent-ils, la propriété sépare le tien et le mien, elle protège la liberté individuelle et assure l’harmonie sociale. Condition de l’échange, elle fonde l’activité économique et favorise l’enrichissement collectif. À les écouter, elle n’aurait que des vertus. C’est faire peu de cas de ses funestes conséquences – la pollution et l’épuisement des ressources naturelles, par exemple –, mais c’est aussi abandonner au marché des questions qui devraient relever de la délibération politique.

Or, cet ouvrage le démontre, l’intérêt économique ne se confond pas avec le bien commun. Pour endiguer le creusement des inégalités sociales et la destruction de la planète, on ne peut s’en remettre aux chimères du tout-marché ou de la démocratie de consommateurs. Un radical changement de perspective s’impose : il faut défendre des principes autonomes de justice pour remettre la propriété à sa place et l’envisager non plus comme le socle de la vie en communauté mais, au contraire, comme une modalité du commun intégrant les droits d’autrui et ceux des générations futures.

C’est un livre dense, j’ai parfois eu du mal à me concentrer pour tout lire en détail, mais l’argumentation de Pierre Crétois est lumineuse et radicale, au sens strict du terme : il s’attaque aux racines des choses, ici la notion de propriété privée, ses excès, ses limites et les remises en cause possibles. Il plaide pour une redéfinition des droits de propriété au profit d’une prise en compte de toutes les parties prenantes et d’une « copossession du monde », comme l’indique le titre.

Je vous propose ici à la fois une synthèse personnelle et des extraits du texte de l’auteur.

Introduction

Mon propos peut se résumer par la formule de Thomas Scanlon – que je me permettrai d’utiliser librement : ce que nous nous devons les uns aux autres. Ce que nous nous devons les uns aux autres ne peut se réduire au respect de ce qui appartient à autrui, mais devrait pouvoir faire l’objet de négociations démocratiques et/ou d’une réflexion à partir de principes politiques indépendants.

Aussi, contre la représentation d’une propriété des choses qui ancre la possibilité d’écarter absolument autrui de ce qui est à soi, il s’agira bien plutôt, si l’on vise la justice, d’inscrire dans la définition même des droits de propriété les droits d’autrui, des générations actuelles et des générations futures. La condition d’une telle refondation est que les choses ne puissent plus appartenir exclusivement à qui que ce soit et qu’elles soient considérées comme coappertenant à tous ou comme étant copossédés. Dès lors, il serait impossible de se dire propriétaire d’une chose ; tout au plus pourrait-on posséder certains droits sur les choses, droits compatibles avec « ce que nous nous devons les uns aux autres ».

Être propriétaire, ce n’est pas avoir une chose à soi à l’exclusion des autres mais avoir une chose toujours en partage avec les autres, de sorte que les droits qui portent sur cette chose incluent et prennent en compte le point de vue des autres. Il nous faut par exemple repenser le droit de propriété de l’industriel sur son usine pour qu’il soit compatible avec le droit des autres à bénéficier d’un environnement non pollué ; il faut montrer que le droit de transférer ce qui nous appartient ou de recevoir des ressources par transfert (don, salaire, héritage, etc.) n’est pas sans limite et d’une définition équitable du droit de propriété devrait inclure une conception fine du droit de transfert, capable d’assurer que des cadres généraux de la structure distributive des sociétés restent conformes à certains principes de justice équitables.

Redéfinir la propriété non comme le fait d’avoir tous les droits sur une chose mais comme le fait de détenir des droits limités sur cette chose, droits fondés sur le commun, ouvre donc des perspectives et des pistes fructueuses pour une réflexion renouvelée sur la justice et les limites du marché.

1. L’ordre propriétaire et ses défenseurs

Dans ce premier chapitre, Pierre Crétois décrit la logique et les justifications de l’ordre propriétaire. Ces justifications sont de deux ordres :

  • une voie négative qui défend l’idée que l’absence de propriété privée aurait des conséquences néfastes, que ce soit du point de vue de la société (chaos ou totalitarisme où les droits individuels seraient bafoués) ou du point de vue des ressources (la « tragédie des communs »)
  • une voie positive qui affirme que la propriété aurait des effets avantageux en terme d’agencement social (absence d’arbitraire, pacification des rapports sociaux, bonheur commun atteint par l’addition des choix individuels)

Je ne vais pas entrer ici dans le détail, notamment parce que ce n’est pas la partie qui m’a semblé la plus intéressante du livre – quoique utile –, mais Pierre Crétois mobilise les textes d’Hobbes, de Malthus et ses successeurs malthusiens, d’Hardin (et son fameux article sur la « tragédie des communs »), et d’Hayek pour décrire l’ordre propriétaire, ses justifications par ses défenseurs, et commencer à en faire apparaître les contradictions ou en tout cas les possibilités d’en faire une critique.

2. Illusions et défaillances de l’ordre propriétaire

Dans la deuxième partie, Pierre Crétois présente sa critique de l’ordre propriétaire et de ses justifications tels qu’il les a décrits dans la première.

L’ordre spontané comme désordre

La société engendrée par l’ordre propriétaire présente des désordres systémiques : elle présente des conditions très avantageuses pour certains membres de la société et défavorables pour les autres. De telles inégalités sont facteurs de désordre : d’une part certains individus vont vouloir sortir d’un jeu dont ils sont toujours les perdants, et donc ne plus respecter l’ordre ; d’autre part les conséquences négatives du système à long terme finiront par affecter l’ensemble des individus.

La propriété est incapable de conduire à l’autorégulation globale dont elle semblait initialement porteuse.

L’esprit propriétaire contre l’esprit civique

L’ordre économique n’est possible que dans un cadre où le droit de propriété est respecté parce que perçu comme respectable ou mutuellement avantageux. L’économiste tend à ignorer l’hypothèse d’une situation où le meilleur calcul puisse être de ne plus respecter la propriété. Or, il s’agit d’une hypothèse essentielle à l’ordre économique lui-même : la possibilité du désordre et du non-respect de sa structure de base. Cela oblige à admettre qu’il n’y a pas d’ordre économique sans ordre politique.

Ainsi, pour éviter l’effondrement du premier, il est nécessaire que celui-ci se maintienne dans une structure de base qui en assure l’équité pour tous. Pour qu’il y ait de l’ordre, il faudrait que chacun puisse jouir d’une part perçue comme juste des ressources collectivement produites, c’est-à-dire que nul n’ait intérêt à désobéir à des règles qui profitent à tous de façon équitable.

Le rôle de l’État comme garant du droit de propriété :

Comme c’est grâce à l’intervention de l’État que le droit de propriété est garanti, la puissance publique, en contraignant les individus déshérités à respecter la propriété privée, les force à agir contre leurs intérêts et met même toute sa force à conserver la position dominante des plus fortunés. Marx et Engels parlent d’État bourgeois. Pour eux, l’État n’est pas l’incarnation de la Raison, il est le résultat de l’affrontement matériel des intérêts et l’incarnation de la classe dominante.

Quand l’État s’en tient à la défense de la propriété privée en tant que droit fondamental, on peut légitimement le considérer comme « État bourgeois », dont Marx et Engels envisagent le dépassement par l’expropriation des expropriateurs, c’est-à-dire l’abolition de la propriété privée – en particulier des moyens de production et des capitaux. De cette façon, l’État cesserait d’être le bras armé des possédants pour devenir l’organe du peuple. Il faut donc, pour être légitime, que l’État fonctionne et mobilise la force qu’il établit sur l’obéissance collective au profit de tous. Tant qu’il continuera de mobiliser la force publique pour garantir la seule position dominante des possédants, il pourra légitimement être perçu comme illégitime par ceux qui n’ont rien.

Les inégalités produites par de forts écarts de propriété peuvent également effriter le sentiment d’appartenir à une même société et en avoir un destin commun. La propriété, quand elle est inégalitaire, produit donc des conflits de classes et une forte instabilité sociale.

L’auteur oppose l’ordre propriétaire, qui ramène chacun exclusivement à ce qui est à lui, au mépris de ce qui appartient à tous en commun et du destin de ses concitoyens, et l’ordre civique, qui subordonne la propriété à des considérations d’ordre politique.

La minoration de l’esprit propriétaire par l’esprit civique est un élément essentiel de l’unité de la cité, de la société. Pour faire société, il faut aller au-delà de rapports utilitaires, il faut avoir le sentiment de partager un destin commun et d’appartenir à un tout dont il convient que nous prenions soin des parties.

Marché, propriété et domination

Le marché ne parvient pas à tenir sa promesse de liberté. Il crée au contraire des disparités qui structurent des rapports de pouvoir qui rendent possible des formes d’extorsion (« exploitation » selon Marx). L’égalité entre les partenaires au sein des marchés est fictive, la liberté des agents l’est donc tout autant.

Selon Marx, quand un travailleur vend sa force de travail, il subit une double extorsion : – il ne récolte plus les fruits de son travail, qui sont accaparés par le propriétaire des moyens de production – Il devient l’instrument passif de la volonté d’un autre, il est dépossédé de la maîtrise et du sens de son propre travail en étant intégré à une chaîne de commandement

Le consentement du travailleur au contrat de travail ne suffit pas à nier l’extorsion, car les situations initiales de l’employé et de l’employeur sont asymétriques en raison de l’appropriation des moyens de production : l’échange se fait dans une structure inégalitaire de domination. C’est le propre de la domination de s’exercer avec le consentement apparent des agents.

Trompeuse démocratie des consommateurs

La démocratie des consommateurs (« voter avec son porte-monnaie », « consommer responsable ») s’assimile à un capitalisme total, où chaque individu doit agir comme un consommateur sur un marché, dans tous les aspects de sa vie. Chacun intériorise alors la domination capitaliste, le prolétaire lui-même est transformé en petit capitaliste et ne peut s’en prendre qu’à lui même et à ses propres choix individuels.

Plusieurs objections à cette « démocratie des consommateurs » : – sur le marché, c’est souvent l’offre (des entreprises) qui guide la consommation, il ne peut donc pas y avoir de démocratie si les choix sont restreints, guidés et contraints – l’individu-consommateur et l’individu-citoyen ont des modes de prise de décision différents et donc des comportements différents ; le consommateur cherche son propre intérêt économique, privilégie le temps court, et par ailleurs ne connaît pas forcément toutes les conséquences (sociales, environnementales, etc.) de ses choix de consommation

Les choix individuels ne cautionnent pas forcément les conséquences globales. Exemple : on peut payer un prix élevé pour assister à un concert sans être favorable aux revenus exorbitants de la pop-star.

La démocratie permet la dissociation entre l’individu et le citoyen : on peut ainsi voter « contre son propre intérêt », ou en tout pour ce que l’on considère comme le bien commun, indépendamment de son intérêt personnel.

L’anti-tragédie des communs

Pour éviter la tragédie des communs, inéluctable si l’on se donne un agent rationnel maximisateur n’ayant aucune communication avec les autres, il faudrait donner à la collectivité la gestion du champ en lui permettant de distribuer les droits et les devoirs à chacun de ses membres.

L’ordre n’est alors pas rendu possible par la propriété privée mais par le recours à des formes de codécision et de partage des droits sur la ressource permises par l’existence d’une communauté soudée définissant les droits des individus et assurant la gestion des conflits.

Concernent les biens communs ou publics, on peut aussi raisonner en liberté d’usage plutôt qu’en terme de propriétaire : je ne suis pas propriétaire du jardin public, je ne peux pas le vendre ou y creuser un trou pour construire une fontaine, mais je peux m’y promener en toute liberté pendant les heures d’ouverture.

Une autre piste : l’économie du partage. Qui a besoin d’une perceuse 24/24 toute l’année ? Exemple des buanderies communes, courantes dans les immeubles de New-York.

Il s’agit à présent d’intégrer la définition des usages privés dans la perspective du commun, à travers l’idée régulatrice de la copossession des choses. Les usages privés des choses doivent désormais être conçus comme parties du bien commun.

3. La politique comme copossession du monde

Selon mon approche, on ne peut pas être propriétaire des choses (au sens exclusif du terme), on ne peut qu’être titulaire, sur elles, de droits relatifs aux droits des autres. La nature de l’articulation des droits divers qui portent sur les mêmes choses est précisément ce qui doit faire l’objet d’une délibération publique ouverte et impartiale visant à rendre une vie sociale mutuellement avantageuse.

Une telle approche permet de clarifier le concept de propriété pour le rendre compatible non seulement avec les exigences de la justice sociale mais aussi la lutte contre la pollution et la préservation de l’environnement sur le long terme. Nul n’est propriétaire des choses elles-mêmes car, si d’autres que le propriétaire ont des droits sur elles, c’est qu’elles ne peuvent être la propriété absolue de personne. La copossession du monde désigne l’existence d’un partage des droits sur les choses.

La propriété n’est pas un droit fondamental

Aussi s’agit-il toujours de penser non pas une liberté séparée et absolue mais une liberté solidaire d’un système dont le principe, pour qu’il soit équitable, est d’offrir le même éventail de libertés égales pour tous compatible avec celles des autres. Il n’y a donc aucune raison que l’un ait plus de libertés que d’autres (liberté de nuire, de polluer, de mettre en danger) parce qu’il est propriétaire d’une voiture, d’une usine ou encore d’un vaste capital. Le droit de propriété conçu comme une liberté de base devrait nécessairement intégrer la prise en comptes de l’ensemble des droits dont tous les autres doivent également pouvoir bénéficier : il doit être pensé dans l’écosystème des libertés où il s’inscrit.

La copossession politique comme condition de la garantie d’une justice sociale

C’est pourquoi il ne faut pas considérer les individus comme de potentiels propriétaires des choses mais comme les détenteurs de l’ensemble des droits sur ces choses compatibles avec la conservation d’une distribution acceptable par tous les partenaires dans des conditions définies. Encore une fois, il n’y a pas de propriété des choses mais une structure de droits et de devoirs chargée de maintenir sur le long terme la distribution issue des échanges dans des cadres qui la rendent globalement acceptable.

Ainsi, la possibilité de limiter les libertés économiques et d’imposer les ajustements nécessaires au maintien d’une structure de base équitable conduit à récuser tout droit de propriété absolu au nom d’une conception contractualiste de celui-ci. Une telle affirmation de la copossession politique du monde, loin de mettre en péril la propriété des individus, permettrait de la fonder sur le commun, donc de lui assurer une légitimité et une solidité supérieure.

La dette sociale comme mesure de la copossession du monde

S’il est vrai que ce que nous parvenons à acquérir par notre activité professionnelle n’est pas l’effet de notre activité isolée mais dépend de la chaîne de coopération qui nous relie les uns aux autres et même aux générations passées et futures, alors on ne peut, moralement, en revendiquer une propriété parfaite. L’intuition qui sous-tend cette thèse est simple : nous ne devons pas ce que nous avons à notre seul effort ou mérite personnel, il n’y a donc aucun fondement moral à ce que nous revendiquions un contrôle absolu sur ce qui nous appartient et à ce que nous considérions n’avoir aucun compte à rendre à quiconque en ce qui concerne notre propriété.

Ainsi, nous n’aurions rien pu acquérir sans l’apport de tous les échanges sociaux, sans tout ce qui nous a été donné par l’ensemble des enseignements reçus, par le travail que d’autres fournissent pour nous, parce ce qu’autrui nous donne en échange des fruits de notre activité, par les rencontres fortuites … Nous ne produisons rien seul, mais tout ce que nous produisons par notre travail est rendu possible par un certain état de la société. En réalité, on peut considérer que nous profitons quotidiennement des savoirs façonnés par les générations qui nous ont précédés et que nous les exploitons dans notre intérêt exclusif, sans jamais payer notre dette. Et nous pourrions multiplier les exemples qui montrent qu’il n’existe pas de self-made-man pouvant affirmer que tout ce qu’il a et tout ce qu’il est est le fruit de son seul effort personnel. C’est une autre manière de dire que les plus socialement avantagés, et non les plus pauvres, sont les véritables débiteurs de la société. Par conséquent, on peut considérer que ce que nous avons est, d’une certaine manière, copossédé.

La copossession politique du monde contre la domination fondée sur l’appropriation privative

Affirmer la copossession politique du monde pour donner à l’autonomie politique des individus toute la place qui doit être la sienne, voilà notre ambition. Mais, pour ce faire, il faut aussi empêcher les individus d’imposer unilatéralement leur volonté aux autres. Or, et le phénomène bien connu de l’exploitation, le droit de propriété permet à ceux qui possèdent les moyens de production de faire primer leur volonté sur celle de leurs employés.

Si l’on prend le point de vue des droits relatifs dont nous disposons sur les ressources, une juste distribution de ceux-ci, si l’on vise un idéal de non-domination au sein d’une communauté composée de citoyens égaux, ne doit pas nécessairement viser la similarité des droits des uns et des autres mais leur équilibre mutuel afin d’éviter que l’interdépendance que ces droits structurent ne rende les uns vulnérables au pouvoir des autres. Cette redéfinition du droit de propriété permettrait ainsi d’atteindre une distribution équitable des pouvoirs.

Nous aboutissons in fine à l’affirmation de la copossession fondamentale du monde par la communauté civique composée d’égaux. Les droits distribués sur les choses doivent demeurer exempts de toute possibilité d’en faire un usage permettant la domination des uns sur les autres. Si ces droits limités sur les choses peuvent être privativement acquis, il est impératif que les choses, de leur côté, restent communes car soumises à une régulation assurant l’équité dans la distribution du pouvoir.

La République des biens communs

Ce qui fait la cohésion du corps politique, c’est seulement la conscience partagée de notre dépendance à l’égard de biens fondamentalement communs et dont nous avons un même intérêt collectif à prendre soin : depuis nos institutions publiques, qui rendent possible pour tous une vie pacifique, éduquée, en bonne santé, jusqu’aux biens communs naturels dont dépend notre subsistance individuelle et collective sur le long terme. La conscience de cette dépendance de chacun vis-à-vis des institutions collectives et de la nature n’exige en rien que nous ayons la même religion, les mêmes goûts, les mêmes habitudes, bref, la même identité, mais simplement que nous soyons disposés à entrer dans une discussion collective honnête au sujet de biens communs qui nous importent et sur les façons collectives de les prendre en charge de façon équitable. En ce sens, la chose publique qui fonde la république tient prioritairement au souci partagé que nous avons de certains biens (de ce fait communs) plutôt qu’à des valeurs et des identités partagées (plus souvent fantasmées que réelles d’ailleurs).

Parmi les biens communs, Pierre Crétois en distingue 3 catégories :

  • les biens communs qui appartiennent aux ressources socialisées : l’école, les bibliothèques, la justice, l’hôpital, autrement dit un certains nombre de services publics et ou de biens publics essentiels dont il faudrait interdire la privatisation, assurer leur gestion démocratique et les garantir comme biens communs, c’est-à-dire en tant que ressources collectivement financées et d’accès universel

  • les ressources naturelles : l’air, l’eau, les forêts, les paysages ruraux et urbains, etc. qui sont souvent les victimes collatérales des logiques propriétaires et qu’il s’agit de protéger pour éviter que l’usage des propriétés privées ne conduise à leur dégradation ou leur destruction

  • les biens privés en tant qu’ils sont copossédés, c’est-à-dire des biens privés susceptibles d’affecter la communauté toute entière ; par exemple : des cinémas d’art et d’essai, les usines pharmaceutiques ou l’agriculture ; il s’agit pour la collectivité d’avoir un droit de limiter le pouvoir des propriétaires et des employeurs pour préserver l’intérêt commun, y compris dans une logique à long terme

Pour ce faire, on pourrait traduire l’affirmation d’une copossession politique des choses sous la forme d’une assemblée de citoyens dont la compétence serait d’être la gardiennes des biens communs. Cette institution pourrait exercer un rôle de contrôle, en vérifiant notamment que les lois votées ne soient pas susceptibles d’avoir des effets néfastes sur les biens communs qu’elle aurait pour mission, également, de repérer et de délimiter. Elle pourrait être saisie par les citoyens et avoir un rôle de proposition et d’initiative de certaines lois. Elle pourrait être composée de citoyens tirés au sort, aidés par une audition d’experts et dont la responsabilité serait précisément d’assurer l’intégrité des biens communs. Évidemment, la préservation de cette intégrité suppose de reconnaître l’existence des droits fondamentaux de la communauté sur les ressources en général du fait de ce qu’il a de commun en elles, donc de remettre en cause l’ordre propriétaire.

Conclusion

J’ai envie de laisser le dernier mot à Pierre Crétois :

À rebours de l’histoire moderne et contemporaine de la propriété, l’urgence actuelle de la justice sociale et de la préservation de l’environnement nous oblige à redéfinir radicalement les droits de propriété sur la base d’une copossession du monde.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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J’ai découvert le philosophe Pierre Crétois dans une « masterclass » (j’utilise des guillemets car je déteste ce mot et son utilisation à tort et à travers) qu’il a donnée il y a quelques semaines pour Blast, consacrée à la notion de propriété privée et aux possibilités de la remettre en cause. J’avais aimé son propos et la clarté de son argumentation, cela m’avait donné envie de lire deux de ses livres sur le même sujet : La part commune, publié en 2020 aux éditions Amsterdam, dont je vous parle aujourd’hui, et La copossession du monde, publié en 2023 toujours aux éditions Amsterdam et dont je vous parlerai d’ici quelques jours.

L’accaparement privatif des richesses porté par le libéralisme économique a creusé les inégalités et contribué à la crise environnementale. Cet ouvrage reprend le problème à la racine pour proposer une déconstruction de l’absolutisme propriétaire. Pierre Crétois retrace et critique toute la tradition qui, depuis la Renaissance, a fait de la propriété privée l’élément fondateur de nos sociétés en l’érigeant comme le droit naturel le plus crucial. Cette vision est si hégémonique qu’elle semble relever de l’évidence. Mais elle méconnaît le fait qu’il n’a jamais existé de propriété absolument privée. Les choses, loin d’être appropriables en tant que telles, sont des lieux où se rencontrent des existences et des activités individuelles et collectives. Le propriétaire en son domaine n’est qu’un membre de la communauté et de l’écosystème dont il dépend.

Dans un geste démystificateur, Pierre Crétois montre qu’il y a toujours une part commune dans ce qui est propre à chacun. Au cœur de la politique se niche la propriété : mieux, sa transformation est la condition de l’émancipation humaine.

Le livre fait un peu plus de deux cent pages et se compose de quatre grands chapitres dont je vous propose une synthèse, ou du moins quelques éléments-clés et des citations.

1. Propriété privée : anatomie du concept

Ce premier chapitre est consacré à une définition et une généalogie de la notion de propriété privée. L’auteur s’appuie notamment sur les textes du philosophe anglais du XVIIe siècle John Locke. J’ai trouvé ce chapitre assez ardu à lire, probablement qu’il il est très théorique.

2. Débusquer l’idéologie

Le deuxième chapitre m’a semblé plus concret, plus abordable.

L’impasse du contrôle absolu

Pierre Crétois s’appuie sur des exemples de conflits de propriété qui éclairent parfaitement comment la résolution de ces conflits fait intervenir des éléments extérieurs à la notion de propriété privée, comme des principes ou des finalités politiques. Il met ainsi en évidence que le droit de propriété n’est jamais absolu et qu’il existe un arbitrage et une hiérarchisation entre le droit de propriété et d’autres valeurs morales, politiques, etc.

Les insuffisances du travail

L’auteur démontre que la notion de propriété et des droits qui y sont associés ne peut pas s’appuyer uniquement sur la notion de travail.

J’ai notamment retenu cette citation de Rousseau qui résume parfaitement ce propos : > Les fruits sont à tous et la terre n’est à personne

Pierre Crétois reprend l’exemple de deux agriculteurs travaillant l’un une terre fertile, l’autre une terre aride, ce qui montre que les fruits ne dépendent pas que du seul travail.

Il y a d’autres « ressources » qui ne dépendent pas de notre travail, que ces ressources soient internes (nos dons, notre aptitude à travailler, nos qualités, etc.) ou externes (éducation, connaissances communes de la société, etc.).

La coopération produit plus que la somme du travail individuel. Exemple de l’obélisque de Louxor : 200 personnes peuvent l’élever en un jour, mais un homme ne peut le faire en 200 jours. Le capitaliste paye 200 jours de travail (en réalité 200 fois 1 jour de travail) et capte la valeur apportée par la coopération, qu’il ne paye pas en tant que telle.

Aucun homme ne peut agir seul, il agit forcément avec des ressources sociales, il y a donc une dette sociale (qui justifie l’instauration d’un impôt sur le revenu pour rembourser cette dette) et une propriété commune.

Le mérite en question

L’auteur aborde la question de l’articulation entre mérite individuel et héritage.

Personne ne mérite sa place dans la société, et toutes les ressources étant le produit de la coopération, il faudrait donc les distribuer sur des bases adoptées collectivement plutôt que d’accepter les hasards de la naissance et du libre-échange absolu.

La propriété n’est pas un droit absolu, il s’agit plutôt d’un droit d’accéder à la part des ressources qui revient à chacun sur la base de principes équitables de justice.

3. Repenser les règles de propriété

La propriété, longtemps conçue comme une manière de protéger et de garantir la liberté individuelle, contribue bien souvent à structurer des rapports de domination au sein de la société.

La propriété peut-elle se résumer à la seule promotion de la liberté individuelle ? Si la propriété permet de protéger la liberté individuelle, et pour éviter que cette liberté ne soit que formelle sans être réelle pour ceux qui ne possèdent rien, il faudrait distribuer un minimum de propriété à tous : redistribution et/ou propriété sociale (services publics, éducation, santé pour tous, etc.). C’est donc à nouveau une question politique.

Propriété et domination

La propriété structure les rapports de domination, elle est un levier de domination pour les possédants (exemple de la spéculation sur le prix du blé par les proprétaites terriens au XVIIIe siècle).

Le travail est le domaine où les rapports de domination s’illustrent le plus : le travail des ouvriers est soumis au service de l’intérêt des propriétaires des moyens de production, le travail enrichit le capitaliste et non les travailleurs. L’apparente égalité sur le « marché du travail » est illusoire. En raison de la sacralité de la propriété privée, la démocratie s’arrête aux portes de l’entreprise.

Sortir de la robinsonnade

La propriété privée fonctionne car les tiers acceptent de respecter la propriété du possédant. C’est un contrat social : le droit de propriété ne peut exister que si tous acceptent de le respecter.

Ce contrat social peut (doit ?) prévoir des contreparties et des obligations pour les propriétaires : limites à l’usage de la propriété, solidarité, redistribution, droits communs d’usage, etc.

La copossession démocratique des choses

La propriété peut être vue ensemble de droits auxquels le propriétaire peut renoncer partiellement au profit du commun. Par exemple, le propriétaire d’une maison peut renoncer au droit de choisir la couleur de la façade (pour respecter par exemple l’esthétique d’ensemble du quartier) sans renoncer au droit d’y habiter.

Exemples de droits de propriété restreints : – la constitution mexicaine de 1917 a distribué des terres aux familles, avec interdiction de donner ou vendre cette terre afin de préserver le patrimoine familial et d’éviter la concentration des terres par quelques possédants et les inégalités qui vont avec – nous sommes « propriétaires » de notre corps mais nous acceptons des restrictions, comme l’interdiction de vendre tout ou partie de notre corps

On pourrait arriver, pas transferts progressifs, à une situation où chacun possède des droits sur chacune des ressources, dans une sorte d’interdépendance commune.

On peut donc imaginer et concevoir des dispositifs sociaux permettant d’agencer propriété et bien commun : c’est le propre de la société et du contrat social.

4. L’inappropriabilité des choses

Les choses et l’accomplissement humain

Quand un possédant insiste sur son droit de propriété, il s’agit surtout pour lui de pouvoir jouir pleinement de la chose. On cherche plus la « fréquentation » des choses, la jouissance de leurs fonctionnalités, que la possession ou l’appropriation en tant que telles.

On peut dissocier donc propriété et accès, c’est-à-dire ressource elle-même et service/fonction de cette ressource. Par exemple : on peut bénéficier de l’éducation pour tous sans être propriétaire des écoles.

Repenser la propriété par l’accès nous invite à critiquer l’idée que le propriétaire privé aurait le droit de monopoliser la gestion des accès à la chose qui lui appartient alors qu’elle peut être l’objet d’intérêts légitimes autres que les siens propres.

Il faut penser l’articulation entre la gestion des accès et droit à la propriété privée. Un exemple : quelles obligations pour les propriétaires de logements vacants face au droit au logement ?

L’impossible frontière des choses

L’externalité est le fait que l’usage ou l’exercice normal des droits de propriété a un coût pour les tiers indépendamment de tout consentement ou de tout contrat.

Traiter les externalités négatives (ex : pollution industrielle) par la négociation ou le marché crée des inégalités car le pollueur et les pollués ne sont pas sur un pied d’égalité. L’intervention de l’Etat et de dispositifs sociaux peut s’avérer nécessaire.

Les choses au sein desquelles nous vivons 

On peut imaginer un individu heureux sans propriété parce que, pour être heureux, la seule garantie de l’accès aux biens d’accomplissement devrait pouvoir lui suffire. Or, pour cela, nul besoin de propriété. Il est, en revanche, beaucoup plus difficile d’imaginer un individu heureux sans les droits à la sûreté, à la liberté, à la subsistance, à la résistance à l’oppression.

Dans ce cadre, le droit de propriété ne serait pas un droit fondamental.

Renoncer à la propriété comme droit fondamental permet à la fois de préciser la nature des droits fondamentaux. On peut penser à l’accès à un environnement non pollué, au droit pour un collectif ou un individu d’opposer à l’intérêt d’un propriétaire son intérêt quant à l’utilisation d’une ressource qui dégrade ses conditions d’existence, le droit à la santé, le droit à l’éducation, le droit au logement, le droit au travail … Ce sont autant de droits constitutifs d’une liberté non pas formelle mais réelle et que les sociétés modernes sont en mesure (et dans l’obligation) d’assurer aux individus. L’affirmation de ces droits aura mécaniquement pour effet d’attaquer le droit de propriété. Pour des raisons de cohérence logique, la priorité doit donc être exclue des droits fondamentaux. Cela n’implique pas de renoncer aux règles de propriété, comme telles, mais simplement de les classer parmi l’ensemble des droits dérivés et subalternes plutôt que parmi les droits fondamentaux.

Il s’ensuit une question politique et civique : comment inclure dans la gouvernance d’un bien tout individu concerné par son usage ?

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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Suite et fin de ma plongée dans les ouvrages publiés en ce début d’année autour du thème de la littérature politique, avec ce Littérature et Révolution co-écrit par l’écrivain Joseph Andras et la sociologue et autrice Kaoutar Harchi. J’avais aimé le dialogue engagé par ces deux auteurs dans un entretien sur le site du magazine Frustration et j’étais curieux de voir cet échange se poursuivre dans ce livre publié par les éditions Divergences.

Tous les écrivains s'engagent. La question n'est donc pas celle-ci. Certains s'engagent en faveur du monde tel qu'il est fait. D'autres s'engagent à le défaire – avec plus ou moins de résultats. Il faut dire, foi du Syndicat national de l'édition, que le tirage national moyen d'un livre est de 5 000 exemplaires. Comment, dans pareil cadre, combattre en faveur d'un tout autre ordre social sans se raconter d'histoires ? La question est celle-ci. Joseph Andras, écrivain, et Kaoutar Harchi, écrivaine et sociologue, se la posent à haute voix dans ces pages. La discussion, à la fois analytique et personnelle, s'ancre dans l'histoire de la littérature et des luttes. Aux côtés du lecteur, elle ébauche la possibilité d'une écriture attachée à la construction d'une société d'égales et d'égaux – une société socialiste.

Sur la forme, je n’ai pas été totalement convaincu par le dispositif : le texte se présente comme un dialogue entre Joseph Andras et Kaoutar Harchi mais la mise en scène sonne parfois faux. Il y a des questions qui semblent sortir de nulle part alors qu’on aurait aimé creuser certaines réponses, et surtout des transitions qui m’ont semblées un peu artificielles et forcées.

Sur le fond, c’est nettement plus intéressant, et même passionnant par moments. Sur 240 pages environ, le texte se compose de trois parties :

  1. Écrire : sur le rapport des deux auteurs à la lecture et à l’écriture

  2. Combattre : sur la politique proprement dite, l’engagement, l’activité militante

  3. Publier, sur le statut d’auteur, y compris ses conditions matérielles de production et d’existence, et le rapport aux médias et au champ culturel de l’édition

J’en ai retenu quelques passages, que je vous propose ici.

Le livre commence joliment par cette citation de Victor Serge dans « Littérature et Révolution » en 1932 :

Une littérature qui poserait les grands problèmes de la vie moderne, s’intéressait au destin du monde, connaîtrait le travail et les travailleurs, découvrirait, en d’autres termes, les neuf dixièmes ignorés de la société – qui ne se contenterait pas de décrire le monde, mais penserait à le transformer, bref, serait active et non passive, ferait appel à toutes les facultés de l’homme, répondrait à tous ses besoins spirituels au lieu de se borner à distraire les riches –, une littérature de cette sorte serait, indépendamment même des intentions de ses créateurs, puissamment révolutionnaire.

Une définition de la gauche :

– Pour expliquer ton appartenance à cette tradition, tu as eu un jour cette définition qui m’avait frappé : « C’est de ne perdre personne. C’est s’inquiéter pour les absents ».

– En disant « être de gauche c’est s’inquiéter pour les absents », ça veut dire que la gauche porte l’inquiétude de son propre échec et la responsabilité des pertes humaines que cet échec entraînerait. C’est terrible, à mon sens, d’être de gauche.

– Terrible ?

– Oui car être de gauche, c’est ce paradoxe : l’échec assuré, et l’effort continu et collectif de se rassurer par la lutte que cet échec ne surviendra pas.

Sur la révolution :

– Le préalable de la révolution est, à mon sens, la grève. Et plus généralement le blocage. Que la révolution ait pour premier mouvement l’interruption du mouvement lui-même, la mise à l’arrêt de ce qui a cours. J’entends faire la révolution au sens de faire cesser. Cette idée de cessation est peut-être le premier pas vers quelque chose qui tendrait vers la sécession. C’est l’idée de coupure, de rupture. Et avec quel ordre couper, rompre, si ce n’est tout d’abord avec l’ordre de la production. La révolution se doit d’être un déchaînement. L’acte de déchaîner, de libérer les travailleurs et les travailleuses de la chaîne. Les travailleurs et les travailleuses possèdent, entre leurs mains, dans tout leur corps – je parle du corps travaillant –, ce pouvoir potentiel de faire advenir, donc, ce qui est déjà venu et qui doit toujours être envisagé comme risquant, toujours, heureusement, de revenir.

– Les acteurs de la révolution ne sont que les travailleurs ?

– Non, ce sont tous ceux, toutes celles qui y croient et qui coordonnent leur vie selon cette croyance, dans une claire conscience ou une intuition plus diffuse.

Plus loin, toujours sur la révolution :

– C’est quoi, pour toi, la révolution ?

– Je peux proposer une définition : processus par lequel l’organisation collective de l’existence, ordinairement confisquée par une minorité fortunée, devient l’affaire des gens ordinaires. Ou bien reprise en main populaire du quotidien pour une vie collective digne du nom de vie. Aristote n’était pas un révolutionnaire mais sa définition de la polis est extensible à la visée révolutionnaire : « communauté d’égaux en vue d’une vie qui soit potentiellement la meilleure ». Par « révolution », j’entends donc « accomplissement de la démocratie ».

Sur la démocratie :

– Estimes-tu que nous vivons en démocratie ?

– Bien sûr que non. Et je m’empresse d’ajouter : nous ne vivons pas non plus en dictature. J’ai travaillé sur la Turquie d’Erdogan, je sais très bien que, sous son pouvoir, nous serions en taule pour nos écrits. J’ai insulté Darmanin par voie de presse, j’ai écrit que Macron et son régime devaient tomber puisqu’ils avaient du sang sur les mains ; je sais que des flics ne vont pas cogner à ma porte. Mais c’est tout le piège : la pensée régnante oppose la démocratie à la dictature. C’est une vision extrêmement faible, bornée, médiocre de la démocratie. La démocratie parlementaire, ce n’est pas la démocratie. La démocratie représentative, ce n’est pas la démocratie. Mais je réinvente la roue : cette analyse, amplement étayée, est vieille comme la Grèce des Ve et Vie siècles avant notre ère. Nous vivons sous un régime oligarchique. Ploutocratique. Nous sommes dépossédés de notre pouvoir d’agir. Prends les dernières législatives : 11% d’inscrits ont voté pour Macron. Une poignée tient le pays en otage. Cadenasse tout. Quelle est la composition sociologique de l’Assemblée ? Combien y’a-t-il d’ouvriers ? Qu’a-t-on fait du résultat du référendum sur la Constitution européenne, en 2005 ? Croire que voter tous les cinq ou sept ans relève de la démocratie est une farce, sinistre avec ça. Être « citoyen » n’est pas élire des « représentants » mieux payés que le montant moyen du salaire net – représentants qui n’ont aucun compte à rendre à leurs électeurs et ne sont pas contrôlables à tout instant, révocables à tout instant. Il ne s’agit pas d’être ingouvernables mais de nous gouverner. Décidons-nous de la production ? Du marché ? Du fonctionnement du travail et des grandes entreprises ? De l’élaboration des technologies de surveillance ? Du foncier et du parc immobilier ? De l’existence de la publicité ? De la conduire des grands médias ? Des opérations militaires internationales ? De l’administration des « forces de l’ordre » ? Des politiques énergétiques ? Des tarifs des transports en commun ? De la politique monétaire et du système bancaire ? De la souveraineté de la banque centrale ? Nous ne décidons de rien ! Une révolution démocratique – pour user d’un pléonasme – est la condition qui nous permettra, enfin, de refaire de la politique.

Sur la révolution et la violence :

– Tu sais très bien ce que les privilégiés disent : la révolution, c’est la violence.

– Ce sont toujours les puissants qui déterminent le niveau de la violence, ce sont eux qui s’accrochent à leurs privilèges, ce sont eux qui envoient l’armée et la police. La révolution, ça n’a rien de romantique. Quelque part, c’est à regret que j’entrevois la nécessité d’une révolution : ils ne nous laissent pas le choix. Ils nous forcent à les forcer à partir pour que chacun puisse vivre dignement. Ils nous contraignent à les contraindre d’arrêter de tout bousiller. Nous sommes à un tel niveau de dépossession, de déprise, d’impouvoir, nous faisons face à de telles menaces systémiques que je ne vois vraiment plus comment nous pourrions nous passer d’une phase de rupture. La violence sur les personnes n’est jamais désirable. Elle est un échec. Mais dès lors que l’État, ses troupes et ses riches refusent l’abolition des injustices, refusent la construction d’une société sans classes, nous sommes en droit de nous défendre.

Sur la littérature et la révolution :

Oui, si les livres peuvent, par bonheur, avoir quelque retombée révolutionnaire, c’est ainsi. Lénine, sur ce point, était raisonnable : il exhortait les écrivains à produire des livres capables de devenir des « roues » ou des « vis » dans le vaste engrenage révolutionnaire. Des vis, ce n’est pas la dalle de béton, les murs porteurs ou la charpente. Là encore : ne pas se raconter d’histoires. La poésie ne « sauvera » pas « le monde » – les syndicalistes davantage. Nous sommes lus, dans les grandes largeurs, par les classes moyennes et supérieures diplômées. Mais cette catégorie de la population n’est pas étrangère au processus révolutionnaire. Une rupture avec le capitalisme peut obtenir son aval. Un changement effectif, même s’il doit se fonder avant tout sur les travailleurs ordinaires, sur les détenteurs de faibles revenus, ne pourra pas se faire sans les strates intermédiaires de la société. Orwell avait déjà tout dit dans « Le Quai de Wigan » : on doit rassembler les ouvriers, les épiciers, les terrassiers, les employés de bureau, les fonctionnaires, les ingénieurs, les voyageurs de commerce et même les petits-bourgeois déçus. Autrement instaurer une ligne claire entre ceux qui exploitent et ceux qui craignent leur patron et s’inquiètent de leurs factures et de leur loyer. Orwell appelait donc la constitution d’une « ligue », d’un « front ».

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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Je poursuis ma lecture des ouvrages publiés récemment autour de la thématique de la littérature politique, ou plus généralement de l’articulation entre littérature et politique. Cette fois, il s’agit de Contre la littérature politique, publié par La fabrique et qui réunit six textes de six auteurs : Pierre Alferi (malheureusement décédé entre l’écriture et la publication de son texte), Leslie Kaplan, Nathalie Quintane, Tanguy Viel, Antoine Volodine, et Louisa Yousfi.

Aujourd’hui, le mot « politique » est partout en littérature, peut-être au point d’en disséminer le sens et d’en atténuer la portée. C’est ce qui nous a à nouveau poussés à réunir quelques ami·es (et ami·es d’ami·es) parmi ceux et celles qui ont maintenu un effort pour renouveler la tension entre littérature et politique moins comme un thème ou une position mais davantage comme une manière de faire et de défaire.

Les six textes qui composent cet ouvrage fait entre quinze et trente pages chacun et présentent des styles très différents. En voici un bref aperçu :

Beaucoup d’intentions, avec peu de crimes (Nathalie Quintane)

Un texte déstructuré, riche en références littéraires, parfois confus, souvent percutant, comme dans ces deux extraits :

Joli dialogue sur l’articulation entre le rôle des écrivains et celui des militants :

— Oui mais vous, les écrivains, les artistes, vous avez plein d’imagination, vous avez des idées, vous inventez des histoires, carrément vous inventez des mondes

— Attends mais vous, les militants, les activistes, vous avez le sens pratique, vous savez exactement ce qu’il faut faire dans telle ou telle situation, vous avez de l’expérience, vous connaissez tout un répertoire d’actions.

— Oui mais vous, les écrivains, les artistes, vous n’êtes pas limités pareil, vous pouvez vraiment inventer des choses que nous, elles ne nous seraient jamais venues à l’esprit.

— Oui mais justement est-ce que ça ne pourrait pas vous servir à vous, les militants, les activistes, des choses qu’on inventerait à condition qu’elles ne soient pas trop délirantes ?

— Bien sûr qu’il faut qu’elles ne soient pas trop délirantes, et à ce moment-là on pourrait les mettre en pratique, à ce moment-là on pourrait taguer des bonnes phrases, avoir de bons slogans, que vous, les écrivains, les artistes, vous auriez inventés, avec de bonnes polices originales dont on n’aurait jamais eu l’idée.

Sur la langue bourgeoise :

Cette langue « ordinaire »-là, celle de la littérature à laquelle nous sommes désormais habitué·es, elle est spécialement confectionnée pour une petite bourgeoisie inculte-cultivée, celle qui adore apprendre plein de choses (il faut donc que ce soit compréhensible). C’est une langue qui n’a pas été déscolarisée.

Elle peut exprimer la colère, d’ailleurs, la révolte, l’émeute, le meurtre, que sais-je encore, mais elle les exprime sagement.

Elle exprime sagement la colère, sagement la révolte, et elle cadre l’émeute.

Chant pour des armes splendides (Louisa Yousfi)

Un long texte poétique assez hermétique, dans lequel je n’ai pas réussi à entrer. Probablement plus par ma faute que par celle de l’autrice, mais c’est ainsi.

À nos Grandes-Têtes-Molles (Pierre Alferi)

Dans plusieurs lettres fictives, Pierre Alfred interpelle à plusieurs figures médiatiques, littéraires, patronales ou politiques, à la fois stéréotypées et criantes de vérité. C’est incisif, drôle, et cela vise souvent juste.

Ainsi, quand il s’adresse à la figure de l’intellectuel médiatique :

Revenons à tes débuts. Rafraîchis ma mémoire : dans quel domaine as-tu d’abord fait la preuve de ta compétence ? Silence. Tu as bien dû, pour accéder au rang prestigieux d’intellectuel – ajoutons « de gauche », ça ne mange pas de pain –, faire quelques études et lire quelques livres. Sans doute. Tu as dû surtout beaucoup pérorer, beaucoup t’écouter pour te coudre ce manteau d’Arlequin d’éloquence tribunitienne, judiciaire et même religieuse qui te vaut d’être reçu comme une autorité en matière de tout et de rien.

En tout cas, tu es parvenu à éviter complètement ce que suppose la moindre expertise dans quelque domaine que ce soit : le travail. À quoi bon enquêter, se documenter, réfléchir, quand on a déjà des idées ? J’entends ce mot au sens de la page « idées » des journaux, où il désigne ni plus ni moins que des opinions. Là où tu es vraiment chez toi, là où aucune recherche scientifique, aucune démonstration solide, aucune expérience ni aucun effort de pensée ne sont requis, l’opinion étant le contraire de la pensée. Qu’importe si aucun·e spécialiste, aucun·e chercheur·se en sciences humaines, dans aucun des domaines que tu traverses au galop, ne t’a jamais pris au sérieux : tu t’adresses exclusivement à celleux qui ne savent rien de la question et risquent donc d’être abusé·es par ton emphase et ton aplomb.

Dresser le cet émotif de tes jugements péremptoires serait trop déprimant. Ils ont en commun d’appliquer un vernis moral sur les éléments du langage dominant de l’époque. Il t’en a fallu du courage, à tes débuts, pour dénoncer le stalinisme vingt ans après le rapport Krouchtchev. Et de même, aujourd’hui, pour insulter les musulmans français en butte au racisme et aux discriminations postcoloniales. Pour en appeler à la défense de la République, de l’Europe et de la langue française, que nul ne menace. Pour ironiser sur les victimes de féminicides et de viol conjugal. Pour glorifier – encore, toujours – l’Occident où tu veux te mirer.

Ton tour de passe-passe est, à vrai dire, enfantin. Il s’agit d’abord d’invoquer des valeurs, qui ont sur les concepts l’avantage de ne présenter aucun contour net et de n’exiger aucune construction rigoureuse. Puis, quand tu les as bien aspergées de moralisme tiédasse, il s’agit de présenter tes vues banales comme neuves et subversives. « On ne peut plus rien dire ». « Tout le monde veut me faire taire ». « Je suis un résistant ». Voilà ce que tu ne te lasses pas de répéter sur les plateaux, à longueur d’émissions, de chroniques, de proclamations.

L’ironie de ta situation décidément t’échappe. Car tu ne profères jamais que mes idées reçues et les mensonges majoritaires auxquels se reconnait la parole de l’État par-delà les variations de son discours et les changements de son personnel. Mais cette voix-de-son-maître, diffusée dans la société par les canaux les plus divers, s’incarne en toi dans un pantin de ventriloque déguisé en héros réfractaire, censuré, voire persécuté.

Commun naufrage, la décrépitude achève de te droitiser. Tes dîners en ville t’ont fait découvrir le bon camarade qui se cachait derrière le président le plus scélérat et le plus corrompu du nouveau siècle, et un allié mondain derrière le dernier démagogue fascistoïde à la mode de Saint-Germain-des-Près. Leur amitié t’aura valu de déclencher une guerre au loin entre pauvres et de lever des fonds pour payer ton bâton de maréchal et ta retraire dorée. Le masque tombe. Sous les principes et les valeurs « universelles », tu n’aimes décidément que le manche du pouvoir, le statu quo, voire le durcissement des dominations sociale;, sexiste, raciste et culturelle qui t’ont tant profité. Sous l’enflure de ton style parlait, depuis le début, ton intérêt le plus mesquin.

Donnez moi un mot, juste un mot (Leslie Kaplan)

Derrière une forme qui m’a d’abord dérouté, Leslie Kaplan propose une jolie réflexion sur le langage, la littérature et le travail. C’est inventif, peut-être trop parfois, mais cela fonctionne bien dans l’ensemble.

Voltaire ou sainte Thérèse ? (Tanguy Viel)

Dans un texte pas toujours très accessible, l’auteur dresse une courte histoire de la littérature politique, du XIXe siècle à nos jours, pour tenter d’en tirer des leçons. Je n’ai pas été totalement emballé, même si j’en ai retenu ce passage :

Qu’elle demande transformation ou réparation du corps social, qu’elle s’en tienne à sa radiographie acide ou bienveillante, c’est tout un : notre époque exige que sa littérature soit proportionnée à un certain réalisme, augmenté, un, de sa charge documentaire, deux, de son dessein « politique ». Et il suffit de feuilleter n’importe quelle presse littéraire pour sentir à quel point la pente dominante de notre temps est celle du « sujet sociétal », pris en tant que sens de la responsabilité, de l’urgence, et pourquoi pas de l’héroïsme littéraire qui pourrait en découler. Militant de gauche ou anarchiste de droite, attendrissant ou cynique, tel se doit être l’écrivain d’aujourd’hui, héroïquement penché sur les drames éco-sociaux de son époque. L’écriture, au sens esthétique du terme, y est une plus-value non négligeable, certes, mais non essentielle. L’essentiel : la participation au débat, l’amélioration de la condition humaine, le pamphlet, la défense des minorités, la dénonciation des injustices. Peu d’entre nous y échappent ; s’évader est suspect.

Un conte moral : Bubor Schnulff (Antoine Volodine)

Un récit littéraire étrange mais au style plaisant, c’est-à-dire tel que je me souviens des romans d’Antoine Volodine que je me souviens avoir lus, comme Terminus radieux.

L’ensemble de l’ouvrage oscille entre l’étrange et le percutant. Je dois dire que ce fut pour moi une lecture assez déstabilisante, mais peut-être était l’objectif des auteurs et de l’éditeur ?

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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Le thème de la littérature politique semble passionner les auteurs et les éditeurs en ce début d’année 2024, puisqu’au moins trois livres publiés récemment y sont consacrés. J’ai eu envie de les lire et j’ai commencé par Défaire voir, un livre au titre mystérieux signé par Sandra Lucbert, que j’ai eu l’occasion de voir échanger sur cet ouvrage avec Judith Bernard sur le site Hors-Série.

Il paraît que la littérature politique est dans un mauvais cas. On nous dit qu’elle n’a rien de littéraire, ni rien de politique. Rien de politique : elle est affaire de sermon déguisé. Rien de littéraire : toute forme en est la grande absente. Soit elle revendique trop ostentatoirement d’être du côté des opprimés, et elle est édifiante. Soit elle se pique de démontrer mais elle a oublié qu’elle n’était pas une science sociale. Il paraît aussi, heureusement, qu’il y a une troisième voie : éviter toute clarté – les vertus du surcroît et de l’ineffable feront le reste. Éventuellement.

En somme, on ne peut conjoindre forme, pensée et politique. C’est le trilemme de La-littérature-politique. Paralysie complète.

Eh bien non.

L’ouvrage, à la fois essai et texte littéraire, se compose de trois parties à parts à peu près égales.

Dans la première partie, Ce que peut être la littérature politique, Sandra Lucbert critique une certaine littérature politique, ou dite politique, en présentant son livre comme :

un compendium : explicitation et pratique d’une façon de littérature politique, qui puisse s’extraire du marasme désormais étiqueté La-littérature-politique, jusqu’à récemment mieux connu sous l’appellation : La-littérature-engagée. Mots collés par cela-va-de-soi, ramassant : littérature-à-message, littérature-à-sujet-social, littérature-édifiante. Autant de « littératures » dont la caractéristique singulière est que toute littérature ou presque en est absente. La littérature-politique consisterait en ce paradoxe : de la littérature qui n’en est pas.

Elle poursuit :

Au moins la célébration par les institutions du statu quo a-t-elle un mérite : faire voir que La-littérature-politique est une composante du C’est ainsi. En vérité, la position contre a sa place (de choix) dans le système de liaisons hégémonique. L’ordre capitaliste a la libéralité d’aménager une vacuole pour la plainte : on peut pleurer sur l’ordre des choses, c’est même de bonne hygiène. C’est comme ça mais c’est bien triste. On remercie les auteurs pour leur participation à l’écrasement bien déploré – La-littérature-politique est l’asile du mécontentement.

Un bon exemple de littérature politique avec 14 juillet d’Eric Vuillard :

14 Juillet est une sorte de prouesse eisensteinienne : rétablir les masses comme agent des bouleversements historiques – ici, la prise de la Bastille. Outre un maniement millimétré du détail et du tableau, tout est affaire d’ordre et de vitesse du récit, de points d’entrée choisis dans l’histoire et d’organisation du regard par la théorie qui infuse. Lutte des classes ou dynamiques urbaines : les phénomènes sont construits, leur agencement fait surgir la puissance de la foule. Et ceci, loin de toute abstraction : divers procédés qui distinguent des individus, des truculences corporelles, des corps de métier, des trajectoires et des patronymes déjà cette multitude. Il est vrai que Vuillard œuvre sur de la matière non contemporaine : le recul aide. Peu importe, il fait penser-éprouver une dimension trop facilement escamotée par l’idéalisme : la révolution se fait par le nombre.

La deuxième partie, Manger les riches, une décomposition, est un texte littéraire autour du scandale de la maltraitance systémique dans les EPHAD. J’ai peu à dire sur ce texte, sinon qu’il est assez étrange, voire déroutant, mais très réussi. Il constitue un bon exemple de la littérature politique que l’autrice défend, c’est-à-dire capable de mêler forme et fond pour critiquer l’ordre social.

La troisième et dernière partie, Se faire voyant, commence par une très juste et nécessaire définition de la violence :

C’est un combat qui commence par une définition. Ou plus exactement, par le pouvoir d’en imposer une – distordue. Ce qu’une société qualifie de violent, c’est ce que la direction hégémonique déclare tel. Fort peu de choses, donc ; puisque doit disparaître toute la brutalité des rapports de force en quoi consiste cet état de société – disparition sans laquelle il exploserait sous l’effet de ses conflictualités internes inopportunément révélées. Ainsi, la violence induite par telle forme de vie collective, la violence produite par la structuration qui installe et renforce l’ascendant de certains ; cette violence-là doit se rendre méconnaissable. On, le sens commun, ne dit par exemple violent que ce qui est atteinte physique directe. Toutes exactions qui découlent des rapports sociaux sous lesquels nous vivons, qui s’exercent innombrables dans les usages de la langue et des catégories normatives : tout ça sort du domaine officiel de la violence. Pour entrer dans l’infigurable ou le malfiguré.

Dans le monde social, il y a de la violence qui tient à du malfiguré et de l’infiguré. Et qui y tient doublement. D’abord par la malfiguration première, hiérarchiquement supérieure à toutes les autres, de laquelle elles découlent toutes : celle qui consiste à restreindre le domaine de la violence à ce qui effracte immédiatement les corps. La première des violences est celle qui impose une certaine définition de la violence, et qui rend inqualifiables comme telle toutes les autres atteintes : celles qui, ne s’en prenant pas directement aux corps, sont supposées laisser ces derniers intacts. C’est avec de tels décrets que la violence sociale commence : dans cette méta-violence de qualification faussée, de présentation déformée. Et ceci justement parce que faute d’être travaillée, c’est-à-dire mise au jour, cette anamorphose hégémonique nous travaille, nous effondre de l’intérieur – individuellement et collectivement. Ses dévastations relèvent du souterrain. Supposées ne pas porter à cru sur les corps, elles étouffent toute contestation et assurent la paix sociale. Sans jamais rencontrer la critique.

Ainsi, la méta-violence, violence de qualification de ce qui est violence, est la malfiguration fondamentale, elle prépare toutes les autres : celles des rapports sociaux dans leurs oeuvres particulières. Au déni de violence qui les enveloppe s’ajoute alors la complexité des voies par lesquelles elles opèrent, une complexité qui prépare toutes les malfigurations subséquentes : nous ne parvenons ni à nous figurer ce qui nous arrive, ni à nous figurer que ce qui nous arrive est une agression. Toutes ces violences, la principale et ses subordonnées, Bourdieu les appelait symboliques ; elles proviennent de l’ordre social par lequel et dans lequel nous sommes constitués. Elles nous disposent, c’est selon elles qu’on voit, qu’on pense, qu’on sent – leur omniprésence même les rend indiscernables.

L’autrice poursuit, toujours sur la notion de violence symbolique :

Il faudrait préciser : en réalité, la violence symbolique est un si grand pouvoir qu’elle est capable d’annuler la qualification de violence même quand les corps sont directement atteints. Jadis dans les colonies, aujourd’hui dans les quartiers populaires ou dans les équivalents-jungles de Calais, on tabasse, sans aucune symbolisation. Ou plutôt sous le couvert de deux malfigurations ultimes. La première, implicite, in-montrable, mais profondément active : celle qui voudrait que ces personnes ne soient pas tout à fait des humains, et par conséquent, que sur ces corps, on ne compte pas la violence de la même manière. La seconde, lorsque la violence est administrée par l’État, est une espèce à part : violence dite « légitime », c’est-à-dire, là encore, violence non enregistrée comme violence. La violence symbolique va donc jusqu’à formaliser les régimes d’exception de la violence physique, s’appuyant tantôt sur l’exceptionnalité de l’objet (ici, les racisés) tantôt sur l’exceptionnalité du sujet (l’État).

La riposte à cette violence symbolique peut alors venir de l’art et de la littérature :

Si l’hégémonie s’affaire à malfigurer et infigurer les exactions qu’elle perpétue, l’art et la littérature peuvent lui opposer des figures. S’efforcer de saisir le réel sous des rapports in-connus : arrachés au connu qui les neutralise.

Avec cet ouvrage d’un peu plus de cent pages, Sandra Lucbert défend une certaine conception de la littérature politique, à laquelle j’aurais tendance à adhérer. Elle le fait dans des textes brillants, même s’ils ne sont pas toujours accessibles. C’est d’ailleurs l’un des enjeux de la littérature politique : comment concilier exigence sur le fond et la forme, et accessibilité au plus nombre, et notamment aux premiers concernés ?

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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L’excellent podcast Penser le travail m’aura décidément permis de découvrir des auteurs de talent et des livres passionnants. C’est encore une fois le cas avec Libérer le travail de l’économiste et statisticien Thomas Coutrot, publié en 2018 chez Seuil.

La moitié des Français expriment un mal-être au travail. Une organisation néo-taylorienne soumise au rendement financier est en train de détruire notre monde commun. Cette machine à extraire le profit écrase le travail vivant : celui qui mobilise notre corps, notre intelligence, notre créativité, notre empathie et fait de nous, dans l'épreuve de la confrontation au réel, des êtres humains.

Contre les “ réformes ” néolibérales du travail, on a raison de lutter. Mais pour défendre les conquêtes du salariat et prendre soin du monde, il nous faut repenser le travail. Nous avons besoin d'un souffle nouveau, d'un “ avenir désirable “. La liberté, l'autonomie, la démocratie au travail, doivent être replacées au cœur de toute politique d'émancipation.

La gauche politique et syndicale a trop longtemps privilégié le pouvoir d'achat au pouvoir d'agir dans le travail. Paradoxalement, les innovations dans ce domaine sont d'abord venues des managers : “ l'entreprise libérée ” inspire des initiatives patronales souvent futiles et parfois stimulantes. Des consultants créatifs proposent des modèles “ d'entreprise auto-gouvernée ” plus audacieux que les rêves autogestionnaires les plus fous. Mais surtout, des expériences multiples fleurissent un peu partout inspirées du travail collaboratif, du care, de la construction du commun, qui sont autant d'écoles d'une démocratie refondée.

Et si on libérait le travail, vraiment ? C'est possible : ce livre en fait la démonstration !

Thomas Coutrot dresse un panorama critique de la situation du travail, d’abord basé sur des études statistiques qu’il connait parfaitement. Il analyse ensuite ce qu’il appelle les impenses de la gauche sur le travail, puis les apports et les impasses du management dit humaniste, notamment à travers l’exemple les fameuses « entreprises libérées ». Enfin, il propose de remettre le travail vivant au coeur de la démocratie.

Je vous propose quelques citations relevées au cours de ma lecture :

Introduction

Sur la fin du « compromis fordiste » après les « Trente Glorieuses » :

Les « Trente Glorieuses » furent fondées sur un compromis social où les salariés acceptaient de subir un « travail en miettes » aliéné en échange de hausses de salaires. Ce « New Deal » entre subordination du travail et croissance économique partagée n’est désormais ni possible ni souhaitable, ne serait-ce que pour le climat dont la dégradation s’accélère de façon inquiétante. Nous avons besoin d’un souffle nouveau, d’un imaginaire mobilisateur, d’un « avenir désirable ».

Sous le joug financier, notre travail est en train de détruire notre monde commun. Souffrance au travail et destruction écologique ont la même source : une organisation néotaylorienne du travail focalisée sur le rendement financier et indifférente à ses autres effets. Cette machine à extraire le profit écrase le travail vivant : celui qui mobilise notre corps, nos sens, notre intelligence, notre sensibilité, notre créativité, notre empathie, et fait de nous, dans l’épreuve de la confrontation au monde, des êtres humains. Elle veut en faire un travail standardisé, numérisé, automatisé, délocalisé, converti en chiffres, indicateurs, ratios financiers et finalement en capital accumulé, que Marx qualifiait de « travail mort » pour rappeler que les équipements proviennent toujours d’un travail passé. Ce « travail mort » fait de nous des précaires, surnuméraires, harcelés, pressurés, déprimés, juste bons à nous endetter, à consommer et polluer à outrance pour nous sentir encore exister.

Sur les liens entre subordination au travail et autoritarisme politique :

Mais si l’épidémiologie a bien documenté les dégâts que la dégradation du travail inflige à la santé, les sciences politiques n’ont pas pris la mesure des dégâts causés à la démocratie : je montrerai ici comment la soumission imposée dans le travail pousse les salariés à la passivité ou à l’autoritarisme politique dans la cité.

Sur la nécessaire centralité du travail dans les luttes politiques :

Je demeure convaincu, avec des raisons malheureusement de plus en plus solides, que le capitalisme mène à l’effondrement de l’humanité et de la nature dont elle fait partie. Mais je rejoins le diagnostic radical de Bruno Trentin, penseur et dirigeant syndical italien, auteur de La Cité du travail4 : avec la gauche du XXe siècle, nous avons fait fausse route. Nous avons cru pouvoir contrer le capitalisme avec la démocratie politique, par les nationalisations, la redistribution des richesses, la planification démocratique. Mais la sphère du travail imprime sa marque sur l’ensemble des comportements et des rôles sociaux. Obéir aux ordres durant toute une vie de travail ne prédispose pas à l’exercice du libre arbitre dans la cité. Pour qu’un peuple puisse déployer ses capacités démocratiques, il ne suffit pas de changer ceux qui commandent au travail, il faut remettre en cause la subordination. Il ne suffit pas d’accroître les richesses produites : il faut les définir et les produire autrement. La lecture de Trentin a renforcé ma conviction de la centralité du travail – du travail réel, concret, vivant, par opposition au travail prescrit, abstrait, mort – dans la lutte pour une société plus juste et durable.

1. Peut-on en finir avec le travail ?

Sur le travail comme fondement des sociétés humaines :

Pour les anthropologues, « contrairement aux autres animaux sociaux, les hommes ne se contentent pas de vivre en société, ils produisent de la société pour vivre ». Ils produisent donc la société en travaillant : le travail est à l’origine du lien social, car « si les êtres humains s’efforcent de faire société, c’est d’abord et avant tout parce qu’ils ont la volonté de coopérer dans le travail, parce que travailler ensemble est une nécessité vitale ». L’organisation et la répartition du travail déterminent le découpage des sociétés en classes. Son rejet sur les esclaves ou les serfs caractérise des sociétés radicalement inégalitaires, tandis que la quasi-généralisation du salariat, y compris pour les femmes, favorise « l’égalisation des conditions » évoquée par Tocqueville. Le capitalisme est la première forme de société où le travail (sous sa forme salariée) constitue la substance même des rapports sociaux. Mais cela ne veut pas dire qu’il a « inventé » le travail. Aucune loi d’airain économique ni technologique ne détermine comment s’organise et se répartit le travail, mais il s’agit de choix sociaux et politiques, comme j’en donnerai maints exemples. Aucune fatalité ne condamne non plus le travail à être un enfer.

Sur le travail vivant et sa confrontation au réel :

Travailler, c’est se confronter à la résistance du réel. Face à la variabilité de la météo, au sac de ciment trop lourd, à l’animal rétif, à la machine en panne, à la cliente désagréable, au problème compliqué de fluide des corps…, les consignes et règles formelles donnent des repères, mais ne sont jamais suffisantes : pour bien faire le travail, il faut inventer. À suivre strictement les règles, on ne fait rien de bon, et on peut même bloquer complètement la production (« grève du zèle ») : il faut toujours les interpréter, voire les contourner.

L’écart entre travail prescrit et travail réel a deux effets majeurs qui donnent toute sa place au travail vivant. D’une part il doit être comblé par l’irréductible créativité de l’individu au travail. Face à l’imprévu qui surgit en permanence, l’improvisation est de mise, appuyée sur l’expérience de situations antérieures similaires. Une tâche entièrement routinière finit tôt ou tard par être automatisée. D’autre part il rend nécessaire la création collective de règles de travail officieuses, ces « régulations autonomes9 » issues de l’expérience et des échanges entre collègues, transmises et remaniées au fil du temps. Ces règles soutiennent la capacité d’improvisation. Le travail vivant, c’est l’activité réelle de la personne au travail : ce qu’elle déploie de sensibilité, d’affects, d’intelligence, d’inventivité, d’empathie avec les autres et avec les choses, afin de surmonter les obstacles et d’atteindre les objectifs assignés par l’organisation.

Sur les effets désastreux du capitalisme :

Marx disait déjà que le capitalisme ne peut se développer « qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur », autrement dit la nature et le travail.

Le capitalisme mondialisé est non seulement instable, mais surtout insoutenable pour la santé des travailleurs et de l’environnement. C’est littéralement devenu une question de vie ou de mort : la qualité du travail – de son activité et de ses produits – devrait devenir un enjeu central du débat public et un levier majeur de transformation sociale. Les travailleurs ne se reconnaissent plus dans un travail insalubre et sans qualité. Les riverain.e.s, les consommatrices, les citoyen.ne.s s’inquiètent des risques de pollution, des produits toxiques ou frelatés, des services de mauvaise qualité, du pouvoir excessif des lobbies et des transnationales …

2. L’impensé de la gauche sur le travail

Sur les deux gauches face au travail :

Il faut à cet égard distinguer entre deux grands courants de pensée à gauche : le courant majoritaire, progressiste, productiviste et partisan de l’organisation scientifique du travail ; et le courant coopératif-autogestionnaire, par principe soucieux de démocratie dans le travail.

Le premier courant – « la gauche contre le travail » – représente la majeure partie du mouvement ouvrier et des « intellectuels organiques » de la gauche, qui se sont rangés derrière le drapeau de la rationalisation taylorienne. Leur indifférence (quand ce n’est pas de l’enthousiasme) vis-à-vis des conséquences du taylorisme sur le travail vient de la priorité absolue qu’ils accordent au développement des forces productives, condition à leurs yeux de la possibilité du socialisme.

Le deuxième courant, minoritaire mais vivace, considère au contraire que l’émancipation doit commencer par et dans le travail. Le mouvement coopératif et les théoriciens de l’autogestion donnent ainsi la priorité à la démocratie sur le lieu de travail. Mais, paradoxalement, ces expériences et ces théories, même lors de leur apogée des années 1970, n’ont presque jamais débouché sur une remise en cause sérieuse de l’organisation « scientifique » du travail : nous consacrerons le chapitre suivant à cette « gauche sans le travail ».

Sur les coopératives et leurs limites :

C’est la coopération ouvrière qui, du XIXe siècle à aujourd’hui, a constitué la forme la plus vivace de démocratie au travail. Dans la coopérative, tout à l’inverse de la commandite, les travailleurs déterminent ce qu’ils vont produire. Mais – c’est le paradoxe sur lequel je n’ai cessé de buter dans cette recherche – ils le font le plus souvent dans le cadre d’une organisation hiérarchique inchangée. Bien sûr, dans les coopératives, le capital est détenu par les travailleurs, ceux-ci élisent les dirigeants, les profits alimentent des réserves non partageables, les inégalités de rémunération sont faibles. Tout cela n’est aucunement négligeable, mais la division « scientifique » du travail n’est pas contestée : les principes du mouvement coopératif ne comportent aucune indication sur les modalités de l’organisation concrète du travail15. Et, en pratique, la plupart des recherches menées sur les coopératives soit ignorent la question de l’organisation du travail, soit observent qu’elle diffère peu des entreprises classiques.

Sur les 4 typologies de coopératives :

Quatre profils de Scop sont distingués en croisant deux critères : le projet politique est-il (ou non) distingué de la gestion économique ? Le pouvoir de décision est-il (ou non) concentré au sommet de la structure ? Dans les coopératives « managériales » et « corporatives », le pouvoir de gestion est de facto concentré dans les mains des dirigeants élus, jugés les plus compétents. Cependant à la différence des « managériales », les « corporatives » conservent un projet politique, une idéologie égalitaire et solidaire qui les différencie d’une entreprise classique ; en outre, les travailleurs y sont souvent des professionnels qui ont une certaine autonomie dans leur travail, par exemple les ouvrier.e.s qualifiés du bâtiment. Les Scop « sociétariales » ont un peu oublié leur projet politique mais disposent néanmoins de modes de gouvernance qui empêchent la monopolisation du pouvoir interne par les « compétents ». Cependant elles recourent comme les « managériales » à une organisation hiérarchisée du travail. Seules les Scop « autogestionnaires » mettent en cause la hiérarchie figée des postes de travail, privilégiant un « mode de coordination, en direct et très informel, parfois lié à la présence de tous les membres dans un même local sans séparation ». Mais ce type d’organisation ne s’observe que dans des petites entreprises (moins d’une vingtaine de salarié.e.s) que Jean-Louis Laville qualifie de « groupes fusionnels », où chacun travaille indépendamment, sans nécessité de forte coordination mais en partageant une identité professionnelle. Dès qu’une Scop dépasse ce seuil, elle adopte une organisation classique, fût-elle adoucie par un management participatif.

Sur la vague autogestionnaire :

On sait que la formidable popularité de l’idée autogestionnaire est alors fondée sur deux piliers : une puissante vague de luttes ouvrières et démocratiques en Europe autour de 1968, et une critique sévère de la bureaucratie stalinienne par le régime de Tito en Yougoslavie. On sait aussi que cet engouement disparaîtra brutalement avec la crise des années 1980 et le tournant idéologique néolibéral qui emportera la « deuxième gauche » cfdétiste et rocardienne. Pourtant, de 1968 au congrès du « recentrage » de la CFDT en 1978, ce sont dix années d’effervescence intellectuelle et d’expérimentation concrète d’autres manières de vivre et de produire ensemble. L’autogestion, c’est la réponse de la jeunesse ouvrière et étudiante européenne aux technocrates capitalistes et socialistes.

3. Apports et impasses du management humaniste

Sur les si bien nommés « planneurs » :

La prise de pouvoir de la finance sur la production s’est traduite par la prise de pouvoir des consultants en organisation sur les systèmes de travail des grandes entreprises. Deloitte, EY (anciennement Ernst & Young), KPMG, PricewaterhouseCoopers, les « Big Four » du consulting, monopolisent la plus grande partie des missions en la matière. Ils fixent les procédures et les normes, choisissent les logiciels et les indicateurs, déterminent les obligations de performance et de reporting des salarié.e.s. La finalité de ces systèmes est d’assurer la plus grande transparence possible sur les résultats du travail pour permettre aux managers de renforcer la pression sur les collectifs de travail par un benchmarking permanent. Mais les consultants ne consultent ni même ne rencontrent le moindre travailleur. À la différence des ingénieurs tayloriens qui allaient quand même dans l’atelier chronométrer les ouvrier.e.s, ils sont totalement coupés des salarié.e.s d’exécution. Ils n’ont aucun contact avec le travail réel, qu’ils n’entrevoient qu’à travers des chiffres, des courbes et des e-mails. Marie-Anne Dujarier les appelle avec humour et pertinence les « planneurs ».

Sur les présupposés obsolètes du taylorisme :

McGregor montre que la philosophie taylorienne du management – commander et contrôler – repose sur des présupposés obsolètes, la « théorie X » : les hommes seraient naturellement paresseux et tire-au-flanc, incompétents et rétifs aux apprentissages, motivés uniquement par l’appât du gain… La « théorie Y » pose à l’inverse que les hommes peuvent aimer le travail comme un jeu s’il est bien organisé ; qu’ils s’engagent volontiers pour atteindre les objectifs auxquels ils adhèrent ; qu’ils recherchent le développement de leurs capacités et la reconnaissance d’autrui au moins autant que des gratifications monétaires ; et qu’ils ont pour la plupart des compétences et une créativité délaissées par les organisations hiérarchiques.

Sur l’échec des tentatives de « libérer » les entreprises :

Revenant sur sa riche carrière de consultant en management participatif, Marvin Weisbord observe avec regret que les projets qu’il a menés « ont rarement duré plus longtemps que le mandat des dirigeants qui les ont initialement soutenus ». Pourquoi le départ d’un dirigeant hétérodoxe signifie-t-il en général un retour au business as usual ? La raison tient en un mot : le pouvoir. « Si le profit était leur vraie motivation, tous les dirigeants mettraient en place une organisation du travail participative. On sait depuis des décennies que l’implication des travailleurs permet d’augmenter de 20 à 40 % la productivité. Mais pour beaucoup d’entre eux, l’objectif est le pouvoir et le contrôle. » Tout est dit.

Sur la fausse libération de la hiérarchie dans les entreprises dites « libérées » :

En filigrane, il est clair qu’abandonnant l’autorité hiérarchique au quotidien, le dirigeant acquiert en fait un pouvoir symbolique encore plus fort : il est celui qui a instauré et qui peut à tout moment suspendre la liberté du travail. Plus encore, alors que les cadres intermédiaires, eux, sont vraiment dépouillés de toute autorité, lui demeure la seule figure du pouvoir. Car il incarne à lui seul les nouveaux principes de l’organisation ; c’est à lui qu’on demande un arbitrage lorsque la liberté amène à des conflits indécidables. Subtile construction : le dirigeant se dépouille d’une autorité partagée et souvent contournée pour acquérir un pouvoir solitaire et incontesté. Et se désintéresse du profit pour finir par l’augmenter…

Sur l’échec des entreprises dites « libérées » :

Si les réalisations déçoivent souvent, c’est que le ver était d’emblée présent dans le fruit de « l’entreprise libérée ». La démarche démarre toujours par une décision unilatérale d’un « leader libérateur ». Ni Laloux ni Robertson (et encore moins Getz et Carney) ne voient de contradiction entre le droit de propriété capitaliste et l’autogouvernement du travail. La raison d’être évolutive de l’entreprise est concoctée par le dirigeant, à charge aux salarié.e.s de s’en pénétrer ensuite. Le dirigeant et les actionnaires qui l’ont nommé conservent le droit de propriété dans ses trois dimensions d’usus, fructus et abusus : l’asymétrie demeure entre capital et travail. Usus : tout comme ils ont décidé de « libérer » l’organisation du travail, ils peuvent à chaque instant revenir en arrière. Fructus : les salarié.e.s peuvent influencer les augmentations individuelles, mais les actionnaires gardent la mainmise sur le partage de la valeur ajoutée. Abusus enfin : les propriétaires peuvent à tout moment vendre l’entreprise ou démettre le dirigeant « libérateur ». Le changement d’actionnaire ou de dirigeant se traduit en général par l’abandon du modèle organisationnel innovant.

4. Le travail vivant au coeur de la démocratie

Sur la notion de travail abstrait :

Le travail sous le capitalisme a deux faces indissociables, à la fois concrète et abstraite. « D’un côté c’est un type de travail spécifique qui produit des biens particuliers pour d’autres ; mais d’un autre côté le travail, indépendamment de son contenu spécifique, sert aux producteurs de moyen pour acquérir les produits des autres, la spécificité du travail est abstraite des produits qu’on acquiert par le travail. » Le point décisif est que le travail est non seulement « abstrait » des produits qu’on acquiert mais aussi de ceux qu’on fabrique. Il n’est pas déterminé par la production de richesses (les biens et services concrets) mais par la production de valeur (le profit monétaire). Peu importent l’effort, l’habileté, la souffrance ou la joie du travailleur, peu importe l’utilité (la valeur d’usage) de sa production : la seule chose qui compte pour le système, c’est la valeur (d’échange) qu’il produit.

Sur le mouvement ouvrier face au travail abstrait :

Le mouvement ouvrier a puissamment œuvré pour civiliser le capitalisme : partager la productivité, réduire la durée du travail, la peur du lendemain et les inégalités. Les travailleurs eux-mêmes, dans leur activité quotidienne de travail, ne se plient pas totalement à la logique du travail abstrait : individuellement et dans leurs collectifs informels de travail, ils rusent avec la prescription pour faire malgré tout leur travail correctement. Mais, en tant que classe, le salariat n’a pas su proposer une autre logique sociale que celle de la valeur. Le dépassement du capitalisme suppose un mouvement social qui dépasse également la défense des intérêts des travailleurs en tant que salariés, car celle-ci est nécessairement « centrée sur le travail tel qu’il est défini dans le cadre socio-économique existant : le moyen nécessaire à la reproduction individuelle ».

Sur la nécessaire lutte contre la subordination :

On peut ajouter qu’une classe sociale constituée dans et par un rapport de subordination ne saurait porter, en tant que classe, l’idéal de l’auto-gouvernement : les révolutions faites au nom du salariat n’ont jamais débouché sur la construction durable d’une culture de l’insoumission, bien au contraire. Comme le disait déjà Simone Weil, « avec les bagnes industriels que constituent les grandes usines, on ne peut fabriquer que des esclaves, et non pas des travailleurs libres, encore moins des travailleurs qui constitueraient une classe dominante ». Redéfinir une stratégie d’émancipation crédible supposera de « défendre les intérêts des travailleurs tout en participant à la transformation des travailleurs », de leur travail et de leurs intérêts. Cela n’est sans doute pas impossible : le mouvement ouvrier du XIXe siècle ne visait-il pas explicitement l’abolition du salariat et la libre association des travailleurs ?

Sur le citoyen-travailleur :

Dans nos sociétés capitalistes libérales, l’espace public est soumis à la grammaire de la justice démocratique, tandis que le système du travail est régi par l’inégalité et la hiérarchie. Cette contradiction se traduit pour chaque individu par une opposition entre ces droits de citoyen et ces droits de travailleur salarié. Isabelle Ferreras, dans sa Critique politique du travail, relève que cette contradiction entre capital et démocratie transparaît fortement dans l’aspiration des salariées – dans sa recherche, des caissières de la grande distribution – à être considérées comme des citoyennes y compris dans leur travail.

Sur le refus par les libéraux de la planification centralisée, sauf à la tête des entreprises :

Mais comment justifier, du point de vue libéral, que la planification centralisée, discréditée comme mode de gouvernance de l’économie, persiste pour la gouvernance interne des entreprises ? De fait, les hauts dirigeants des multinationales élaborent des plans stratégiques à cinq ans et donnent des ordres détaillés à leurs subordonnés pour les réaliser, à peu près comme les bureaucrates du Gosplan soviétique et souvent avec le même manque de succès …

Sur les liens entre conditions de travail et comportement électoral :

Autrement dit, les ouvrier.e.s qui votent Le Pen ou s’abstiennent sont moins autonomes dans leur travail que ceux et celles qui votent pour d’autres candidats30. En outre, d’autres conditions de travail caractéristiques des ouvrier.e.s (comme la pénibilité physique, la faible demande psychologique ou émotionnelle) ne sont pas associées au vote Le Pen ni à l’abstention, ce qui confirme la spécificité du lien entre autonomie et vote : s’abstenir ou voter à l’extrême droite sont moins des protestations contre des conditions de travail et de vie délétères qu’une contamination de la passivité imposée au travail vers le champ civique. Si nombre d’employé.e.s et d’ouvrier.e.s se sont porté.e.s vers l’abstention ou le vote FN, ce n’est donc pas sans rapport avec leur manque de liberté au travail : redonner du pouvoir d’agir aux salarié.e.s dans leur travail individuel et collectif serait sans doute plus efficace contre l’abstention ou l’idéologie d’extrême droite que les campagnes de civisme ou de culpabilisation antiraciste.

Sur la réduction du temps de travail :

La réduction du temps de travail est tout à fait souhaitable pour mieux répartir le travail, à condition de se défaire de la vision abstraite d’un partage quantitatif et de veiller à sa transformation qualitative. La RTT a trop souvent été conçue comme une compensation à l’intensification et à l’aliénation du travail. Ce n’est pas d’abord d’une réduction du temps de travail, mais d’une augmentation de la liberté du travail qu’on peut attendre une revitalisation démocratique.

Sur l’articulation entre liberté du travail et démocratisation :

Alexis Cukier propose une éclairante synthèse des débats autour des rapports entre travail et démocratie en distinguant « deux modèles de la centralité politique du travail », selon que la liberté du travail est considérée comme le résultat ou comme la condition de la démocratisation des rapports sociaux dans leur ensemble.

Le modèle de Marx consiste à « révolutionner les institutions pour démocratiser le travail » : la prise du pouvoir et la destruction de l’État bourgeois, l’abolition de la propriété privée et la socialisation de la production sont les préalables à l’épanouissement de la liberté du travail, qui peut seulement alors devenir « le premier besoin de la vie ». Les actuelles coopératives ouvrières, par exemple, n’ont pas de valeur en elles-mêmes comme anticipations d’un travail libéré, mais comme manifestations de l’autonomie politique du prolétariat.

Pour John Dewey en revanche, il faut partir du travail pour transformer les institutions. L’atelier et le bureau doivent devenir des écoles de l’autonomie : le philosophe pragmatiste prône « un modèle d’organisation du travail radicalement démocratique qui implique que tous les travailleurs puissent devenir dans leur activité à la fois dirigeants, managers et ouvriers 38 », car l’activité déployée (ou non) durant le temps du travail joue un rôle décisif sur la formation des compétences des citoyens.

Mais il semble qu’on bute ici sur un cercle vicieux : comment libérer le travail sans changer les institutions qui l’organisent ? Et comment transformer ces institutions si le pouvoir d’agir des citoyens-travailleurs reste atrophié par le travail ? Seule une stratégie dialectique permettra de rendre ce cercle vertueux : il faudra s’appuyer sur les innovations sociales pour conquérir des positions dans les institutions, puis utiliser celles-ci pour renforcer les pratiques démocratiques de travail, ce qui renforcera ainsi la dynamique des changements institutionnels, etc. Il reste que Dewey a sans doute raison contre Marx : l’impulsion doit venir de l’expérimentation à une échelle significative de formes émancipatrices de travail. C’est la voie ouverte par les acteurs sociaux qui portent de nouvelles pratiques du travail vivant.

Sur le travail collaboratif :

Très tôt Internet s’est construit comme un outil privilégié pour organiser la coopération horizontale et souvent bénévole autour de projets fédérant des milliers puis des millions de contributeurs. Parmi cette myriade de projets, beaucoup ont réussi, certains ont atteint des dimensions colossales (Wikipédia, Linux et les logiciels libres…). Des plates-formes d’exploitation du précariat comme Uber ou Amazon cherchent à s’approprier le label « collaboratif ». L’usurpation est manifeste : le terme n’a de sens que pour qualifier des dispositifs de coopération entre pairs, basés sur l’ajustement mutuel, et non sur la hiérarchie. Les plates-formes de travail ne peuvent en aucun cas se prétendre « collaboratives » puisqu’elles reposent sur des inégalités structurelles de pouvoir ou de statut, comme entre les chauffeurs et la plate-forme Uber, ou bien entre les « fournisseurs » (ces micro-jobbers en ligne rémunérés quelques centimes par tâche) d’Amazon Mechanical Turk et leurs donneurs d’ordre.

Sur les liens entre travail collaboratif et communs :

Ces projets collaboratifs donnent naissance à des « communs » au sens d’Elinor Ostrom : un ensemble de règles définies par une communauté en vue de produire et de partager des ressources de façon collaborative et durable. Ces ressources étaient initialement, dans les travaux d’Ostrom, des biens naturels (eau, forêt, poissons…). Puis l’approche par les communs a été étendue aux connaissances6. Elle s’applique désormais à des projets de toutes sortes, agricoles, industriels, commerciaux ou financiers : les communs ne sont pas des ressources particulières, naturelles ou informationnelles, mais une manière d’organiser collectivement et démocratiquement la production et l’accès à des ressources, quelle que soit leur nature.

Pour clarifier les rapports conceptuels entre « communs » et « travail collaboratif », on peut dire que tout commun repose nécessairement sur du travail collaboratif, c’est-à-dire une coopération entre pairs. En revanche, tout travail collaboratif ne produit pas nécessairement un commun : beaucoup d’expériences n’ont pas perduré, échouant à définir (de façon collaborative !) les règles qui auraient permis de stabiliser un commun autour du projet.

Sur l’articulation entre crise écologique, capitalisme et démocratie au travail :

Le capitalisme s’étend au-delà de ce qu’il peut contrôler en marchandisant sans trêve les services publics fondamentaux, la monnaie, la terre, le corps humain, la nature en général. Il commande au-delà de ce qu’il peut imposer en se livrant à sa pulsion mortifère vers l’abstraction du travail, ce projet sans cesse relancé de « dévitalisation du travail vivant ». Il dépense au-delà de ses propres ressources en épuisant les travailleurs, les liens sociaux et les écosystèmes. L’hubris capitaliste est infiniment plus dévastatrice que celle des régimes oppressifs antiques ou médiévaux, car elle étreint l’ensemble des écosystèmes et menace la vie même.

À la source de ces périls se trouve la question de la démocratie au travail : qui décide quoi produire, comment le produire, au profit de qui ? Le travail doit être libéré de l’étouffante emprise financière pour laisser une chance à la vie. Il ne s’agit pas de « revenir au point de départ », mais d’instituer de nouvelles formes d’organisation du travail plus proches des « fondements essentiels de la vie » pour cesser d’avoir honte de ce que nous faisons au monde.

Pour une politique du travail vivant :

Résistance et créativité qui s’incarnent dans les réalisations du travail collaboratif, de l’économie solidaire et des acteurs locaux de la transition, mais aussi, dans les lieux de travail ordinaires, par le déploiement spontané du souci de bien faire et du care ou, plus rarement, les recherches-actions syndicales sur la qualité du travail. Une politique du travail vivant, ce serait en premier lieu l’affirmation sur la scène publique d’une cause commune à ces initiatives, celle de la défense et de la promotion du travail vivant contre les logiques du capital et de l’abstraction scientiste. Un mouvement social pour le travail vivant, en défense de la vie. Si nous le décidons, cette exigence pourrait irriguer de plus en plus profondément les luttes syndicales et écologistes qui se posent bien toutes cette même question : « Quel monde voulons-nous construire ? »

En guise de conclusion :

C’est en développant le débat public et les luttes communes pour promouvoir le travail vivant et instituer la qualité du travail concret, qu’on pourra rendre visibles les dégâts du productivisme sur la santé des personnes et du monde, travailler à des alternatives sociales et écologiques, particulièrement en matière d’emploi, et contester les rapports de pouvoir qui bloquent ces alternatives.

Comme le montrent associations et syndicats unis dans de nombreux pays autour de plates-formes pour les emplois climatiques, la transition écologique n’est en rien une menace mais bien plutôt une formidable opportunité pour l’emploi à condition de redistribuer les richesses pour financer les reconversions professionnelles.

Ces débats et ces mobilisations doivent partir du niveau local mais s’étendre jusqu’au global car la nature des défis l’exige : le mouvement altermondialiste devra trouver les moyens de rebondir malgré les dérives sécuritaires, racistes et nationalistes alimentées par le terrorisme et la peur du lendemain.

Construire ces alliances pour le travail, la nature et la démocratie est une tâche difficile. Elle ne sera possible que si les syndicats parviennent à expérimenter et construire une stratégie revendicative sur le travail de qualité, à distance des exigences actionnariales, pour commencer à faire valoir d’autres objectifs qu’une rentabilité financière déraisonnable et de court terme.

Les salarié.e.s ne pourront reprendre en main leur travail qu’en s’appuyant sur les attentes des parties prenantes extérieures à l’entreprise, sur les aspirations des citoyen.ne.s à un travail autonome et de qualité, seuls garants de la préservation des équilibres écologiques et de la démocratie. C’est le fond de la question écologique : on ne peut pas vouloir sauvegarder la planète en piétinant le travail : c’est très largement par et dans le travail que la possibilité même d’une vie humaine décente sera préservée, ou finira par être détruite sans doute plus vite qu’on ne l’imagine.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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J’ai découvert cet ouvrage d’Arthur Brault-Moreau dans un entretien qu’il a donné dans l’excellent podcast Penser le travail. J’ai bien aimé la vision du « syndrome du patron de gauche » qu’il présentait, et je me suis dit que la lecture de ce livre pouvait m’intéresser, même si je ne suis pas directement concerné (je travaille pour une grande entreprise privée internationale, il n’y a aucune chance ou aucun risque que mon patron soit un « patron de gauche »).

Tout ce qui relève du champ lexical de l’employeur, du patron, du « management » ou du salariat est considéré comme libéral, apparenté à des valeurs de droite. Ce comportement est typique du patron de gauche : en rejetant ces mots, celui-ci se prive de – ou plutôt s’épargne – toute réflexion sur le sujet. L’expression « patron de gauche » souligne à elle seule le paradoxe de la situation : dans la pratique, « patron » ; dans le discours, « de gauche ».

Arthur Brault-Moreau s’appuie sur son expérience personnelle, sur les témoignages de plusieurs dizaines de personnes (principalement des salariés, mais aussi quelques employeurs et des chercheurs), et sur des lectures sur le sujet pour définir le fameux « syndrome du patron de gauche », le décortiquer, et enfin proposer des pistes pour le contrer.

L’ouvrage se lit facilement et le propos est pertinent. Je dirais même qu’il apporte des clés intéressantes au-delà du cas spécifique du « patron de gauche » et des organisations militantes ou engagées. À ce titre, il constitue une pierre supplémentaire dans la réflexion sur le travail, son organisation, et sa place dans la société.

Je vous propose un florilège de citations tirées de ce livre :

Au fur et à mesure, mon engagement syndical m’a conforté dans mes premiers constats : travailler avec quelqu’un qui se situe à gauche ne garantit en rien que le droit du travail soit respecté. Les patrons de gauche ne sont sans doute pas les pires patrons, mais force est de constater qu’ils peuvent en revêtir toutes les caractéristiques. Il m’a semblé qu’il y avait quelque chose à creuser là-dessous. Comment expliquer de si grands décalages entre les valeurs portées par des employeurs et leurs pratiques dans leurs propres organisations ? Pourquoi ces employeurs « militants » ne proposent-ils que très peu d’expériences alternatives au salariat ? Et pourquoi, à l’inverse, observe-t-on autant d’épisodes de souffrance au travail, parfois pires que dans les entreprises classiques ?

Cette démarche suppose d’adopter une posture syndicale et d’assumer l’existence de rapports de pouvoir au travail. Là où il y a des salarié·es, il y a de la subordination ; donc des outils de lutte et des contre-pouvoirs sont nécessaires. Cela implique d’assumer le fait qu’au sein d’une organisation, le pouvoir soit organisé et réparti de façon hiérarchique ; que des rapports de domination s’exercent à travers le salariat, mais aussi la domination blanche, masculine, cisgenre, validiste ou hétéronormative ; et que le fait que les salarié·es ou leur employeur exercent une activité militante au sein de leur travail ou ailleurs ne change rien à l’affaire. Le rôle d’un·e syndicaliste est alors de dénoncer les pratiques néfastes et de participer à l’organisation des travailleur·euses.

Parler de « patron de gauche » apparaît presque comme un oxymore, et c’est justement son intérêt. Elle interroge le fait d’être à la fois « patron » et « de gauche » avec un va-et-vient entre les enjeux liés à la fonction employeur et ceux liés aux valeurs militantes. Je suis par ailleurs convaincu que le rejet de l’expression « patron de gauche » par les employeurs renvoie précisément à un malaise et à une volonté de garder le silence sur ces enjeux.

Ligne politique, pudeur ou intentions antiautoritaristes : les explications et justifications du refus de l’employeur de gauche de s’assumer en tant que tel ne manquent pas. C’est sans doute le premier symptôme du patron du gauche que j’ai pu constater : il n’assume pas qu’il en est un. Il refuse aussi bien le terme et l’étiquette que la fonction et les responsabilités qui en découlent. Le fait que l’employeur ne s’assume pas ne signifie pas qu’il n’agit pas comme tel. On peut alors parler d’un management d’évitement, un management déguisé mais un management tout de même.

Alors que nombre de conflits débouchent sur le départ individuel de salarié·es, le cas de ce théâtre montre une autre solution : l’action collective et revendicative. Par la grève, les salarié·es ont répondu ensemble au conflit de valeurs, et ont apporté une autre solution que la rupture du contrat de travail par licenciement ou par démission : la suspension du contrat de travail et du rapport de subordination par la grève. C’est en sortant momentanément du rapport salarial qu’ielles ont pu réaffirmer leurs valeurs. Ici, la grève n’est pas seulement un moyen de revendication, mais aussi la réaffirmation des droits des salarié·es, de la limitation du pouvoir de l’employeur, voire une réponse et une solution au conflit de valeurs. En imposant un arrêt du travail, ielles sont sorti·es de la dissonance et ont pu reconstruire ou reconstituer leur identité abîmée par le travail. Face à un conflit de valeurs extrême, la solution ne se trouve pas dans le rapport salarial lui-même, mais dans sa suspension. Il ne s’agit évidemment pas de délégitimer le départ de salarié·es, poussé·es à la démission ou licencié·es, ni d’idéaliser la grève en mettant de côté les nombreux efforts nécessaires pour la monter, la maintenir et obtenir satisfaction. Il s’agit bien plutôt de voir que la réponse revendicative et collective est une voie possible pour répondre et sortir du conflit de valeurs et des souffrances qu’il engendre.

Si le management constitue une façon spécifique d’exercer le pouvoir, alors l’anti-management est un effort d’explicitation des mécanismes d’exercice du pouvoir dans le monde du travail. On l’a vu, Thibault Le Texier définit le management comme une « rationalité gouvernementale » au sens d’un ensemble de concepts et de schèmes mentaux pour l’exercice du pouvoir. De ce point de vue, l’anti-management ne cherche pas à produire de nouveaux concepts et à participer au développement du management, mais plutôt à démystifier le management, à rappeler la réalité des rapports salariaux et à proposer des outils de compréhension et de lutte aux salarié·es.

Il n’existe pas de recette magique : le premier enseignement apporté par cette enquête consiste dans le fait d’assumer la réalité de la relation de travail, la présence d’un employeur et de salarié·es, avec des droits et des obligations spécifiés dans le droit du travail.

C’est une exigence envers les patrons de gauche : vous qui vous proclamez de gauche, révolutionnaires, en faveur des droits des travailleur·euses, mettez en place des dispositions concrètes pour assurer le respect du droit du travail et, surtout, pour aller plus loin. Les organisations de gauche ont la responsabilité de devenir des laboratoires d’alternatives au travail salarié. Elles ont un pouvoir sur leurs salarié·es et ce pouvoir doit être une responsabilité, celle de chercher à construire un autre rapport au travail.

Le management moderne cherche à responsabiliser le·la salarié·e par rapport au maintien de son propre emploi et de son propre salaire, ce qui n’a rien d’original et s’étend à l’ensemble du monde du travail. En droit du travail, il relève pourtant de la responsabilité de l’employeur de fournir un travail et de le rémunérer. La responsabilité du salarié est alors d’exécuter le travail prévu dans le contrat de travail en se subordonnant aux directives, au contrôle et aux possibles sanctions de son employeur. Le discours selon lequel le salarié devrait être compétitif, flexible, dévoué pour maintenir son entreprise et son emploi révèle encore un abus de l’employeur qui se décharge sur ses salarié·es de sa propre responsabilité. Là encore, un rappel des fonctions et des responsabilités peut permettre de distinguer ce qui relève de la pression extérieure et d’une méthode de management.

L’anti-management montre qu’il existe différentes voies pour répondre au management de gauche : assumer la réalité des rapports salariaux, imposer des améliorations au cadre salarial actuel, repenser la fonction employeur mais aussi la contraindre par des textes. Pourtant, la meilleure solution reste la plus ancienne, la plus évidente : l’action syndicale. L’idée n’est pas simplement de prendre sa carte et de s’affilier à tel ou tel syndicat, mais de voir que la forme d’action collective qu’est le syndicat apporte aussi des réponses aux problèmes posés par le management de gauche. C’est la forme d’organisation utile pour se réunir entre salarié·es, définir des revendications, construire une stratégie d’action et se défendre individuellement et collectivement. Elle est moins intéressante en tant que structure institutionnelle qu’en tant que projet d’organisation des salarié·es par ell·eux-mêmes. ... C’est le premier apport du syndicalisme : proposer un espace d’auto-organisation, de lutte et de revendication.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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Couverture de « Le futur du travail » de Juan Sebastian Carbonell

J’ai découvert le sociologue Juan Sebastián Carbonell et son livre Le futur du travail dans deux entretiens en vidéo qu’il avait donnés au site Hors-Série. J’avais aimé son discours à la fois très posé et factuel sur la forme, et radical sur le fond. Je me suis donc laissé tenter par ce livre.

Le travail est un inépuisable objet de fantasmes. On annonce sa disparition prochaine sous l’effet d’un « grand remplacement technologique », on prophétise la fin imminente du salariat, on rêve d’une existence définitivement débarrassée de cette servitude. Fait significatif, les futurologues consacrés et les apologistes du monde tel qu’il va n’ont absolument pas le monopole de ce discours, tout aussi bien tenu par les plus féroces critiques du capitalisme. À chaque révolution technologique ses mirages. Car il y a loin, très loin, de ces anticipations à la réalité. Le travail humain conserve en effet une place centrale dans nos sociétés. Simplement, ses frontières et le périmètre des populations qu’il concerne se déplacent : ce n’est donc pas à une précarisation généralisée que l’on assiste, mais à l’émergence d’un nouveau prolétariat du numérique et de la logistique, dans des économies bouleversées par l’essor des géants de la Big tech.

Dans cet essai incisif, Juan Sebastián Carbonell montre que le discours sur la « crise du travail » fait obstacle à la compréhension de ses enjeux politiques. Et que sa mise en avant empêche, parfois à dessein, la nécessaire ouverture d’un débat sur les voies de son émancipation.

Juan Sebastián Carbonell propose un essai à la fois clair et lumineux. J’ai globalement été convaincu par son propos, dont je vous propose ici quelques extraits et une synthèse de mes notes prises au cours de la lecture.

Dans l’introduction :

Qu’en est-il réellement ? Le travail humain est-il menacé de remplacement par des machines et des algorithmes ? Le salariat est-il voué à disparaître ? Et, si ce n’est pas le cas, quelles formes le travail prend-il désormais ? Je mène des recherches depuis une dizaine d’années sur les transformations sociotechniques du travail, principalement dans l’industrie automobile. Je n’ai pas pu m’empêcher de constater le décalage abyssal entre les pronostics sur la fin du travail et la réalité du terrain ; entre ce que disent les futurologues et les apologistes de la start-up nation, d’une part, et ce que disent de façon très prosaïque les travaux de recherche ou les travailleurs eux-mêmes, d’autre part. Le but de cet ouvrage est de confronter ces deux points de vue et de montrer comment s’articulent aujourd’hui le travail et la société, afin d’ouvrir un débat sur les voies de l’émancipation du travail. Car cette voie reste pour l’heure obscurcie par les discours sur la fin du travail qui ont pour effet, souvent à dessein, de nous faire croire que le capitalisme est l’horizon indépassable de notre temps

1. La fin du travail n’aura pas lieu

Les 4 effets de l’automatisation sur le travail humain : substitution, déqualification/requalification, intensification, et contrôle.

Il est difficile de calculer le nombre d’emplois disparus à cause de l’automatisation. Les suppressions d’emplois constatées peuvent être dues aux crises économiques successives, aux restructurations, aux nouvelles méthodes de travail, ou à la flexibilisation du temps de travail.

Les vagues précédentes d’automatisation n’ont pas amené la fin du travail, seulement sa transformation. Ce sera probablement le cas avec la nouvelle vague autour de l’IA, qui touchera certains emplois qualifiés et en créera d’autres. Le point d’attention est sur la nature et la qualité des emplois qui seront créés.

Digital manufacturing : investissements trop lourds dans une économie capitaliste stagnante, les humains demeurent plus flexibles que la plupart des machines, et coûtent beaucoup moins cher.

Le discours sur l’automatisation et les nouvelles technologies serait avant tout un projet politique et une réthorique pour attirer des investisseurs et susciter de l’adhésion.

On peut comprendre que le discours sur la disparition du travail humain soit utile aux capitalistes, mais pourquoi ce discours séduit-il aussi une partie du mouvement social ?

Se méfier et s’en prendre aux machines n’est pas nouveau, c’est aussi vieux que le capitalisme (ex : mouvement des luddites en Angleterre au début du XIXe siècle) : ce n’est pas un rejet irrationnel mais une tactique parmi d’autres dans la lutte des classes. Il n’y a pas de rejet du progrès technique en tant que tel, mais des conditions dans lesquelles les capitalistes le mettent en œuvre.

2 questions fondamentales : à qui profitent les machines ? Et dans quels but sont-elles introduites ?

« La technologie n’est ni bonne ni mauvaise, et elle n’est pas neutre ». Entre les mains des employeurs : intensification du travail, déqualification de la main d’œuvre, suppression de postes, contrôle renforcé. Entre les mains des travailleurs eux-mêmes, des syndicats ? Réduire la pénibilité ? Réduire le temps de travail ? L’automatisation dans des conditions favorables aux travailleurs devrait être une revendication du mouvement syndical.

2. Tous précaires ?

La deuxième thèse en vogue qu’il faut réfuter est celle de la précarisation généralisée de l’emploi.

Le salariat stable reste la norme dans la plupart des pays riches : en France, 87% des salariés (hors apprentis) sont en CDI.

La division des travailleurs en une multitude de statuts a toujours existé, il y a toujours eu une coexistence entre permanents et temporaires.

L’idée que la précariat submerge le salariat sert de justification aux réformes visant l’employabilité et le retour à l’emploi.

Le « plein emploi » des Trente Glorieuses était surtout dû à un fort taux d’inactivité qui touchait surtout les femmes. Le chômage a augmenté quand le taux d’inactivité a baissé, avec l’entrée massive et durable des femmes dans l’emploi et la féminisation de la population active (via la tertiarisation).

La précariat peut être vu comme une fraction du prolétariat, avec des intérêts convergents : si les conditions matérielles du précariat s’améliorent, la « menace » sur le prolétariat diminue, le rapport de force face aux employeurs est plus favorable.

C’est surtout quand ils luttent ensemble qu’on voit que les intérêts des précaires et des permanents peuvent converger.

Il y a toutefois une déstabilisation qui s’opère au cœur même du salariat stable : horaires flexibles, rémunération variable et flexible, qui reporte les risques économiques sur les employés (la rémunération baisse si la situation économique se dégrade).

La précarité n’est pas nouvelle, elle n’a rien d’exceptionnel sous le capitalisme. Différentes formes de précarité se sont succédé au cours de l’histoire.

L’emploi stable et de longue durée est une norme relativement récente dans l’histoire du capitalisme français. Il a été rendu possible par un rapport de force favorable au mouvement ouvrier, par un contexte économique spécifique (croissance d’après-guerre) et par l’intérêt du patronat à garder une partie de la main d’œuvre qualifiée.

La précarité s’installe de manière durable dans certains secteurs : industrie automobile (fonctionnement saisonnier), logistique par exemple.

La thèse selon laquelle le précariat serait en train de supplanter le salariat ne résiste pas à l’analyse. Cela ne veut pas dire que la condition du salariat stable soit enviable. Au contraire, les salaires stagnent et les conditions de travail se dégradent.

Au lieu de les voir comme un groupe à part, séparé du reste du salariat, il faut penser les précaires comme faisant partie d’un vaste ensemble de travailleurs, indépendamment de leur statut. Cela saute aux yeux quand ils mènent des luttes communes.

3. Les nouveaux prolétaires du numérique

Les nouvelles formes de travail au travers des plateformes numériques exercent une pression à la baisse sur les prix et les salaires en imposant une logique de juste-à-temps, des cadences infernales et des horaires impraticables.

Contrairement à une idée reçue, la nouvelle économie (services, numérique, etc.) n’a pas remplacé l’ancienne (industrie). C’est une vision eurocentrée, car jamais autant de personnes n’ont été employées dans l’industrie manufacturière à l’échelle mondiale. L’emploi manufacturier régresse dans la plupart des pays riches, mais il progresse au niveau mondial. On assiste plutôt à un basculement de l’emploi industriel des pays du Nord vers les pays du Sud.

Le capital fait face à deux forces : crise de profitabilité et conflits de travail. Il se dirige donc vers des régions où les salaires sont plus faibles et la main d’œuvre plus facile à contrôler. Pays chaque mouvement crée ou renforce une nouvelle classe ouvrière qui peut se mobiliser pour ses droits : trouver une main d’œuvre bon marché et disciplinée s’apparente à un mirage.

L’épicentre du travail ne change pas seulement d’un pays à l’autre mais aussi d’une industrie à l’autre, au gré de l’accumulation du capital et de la recherche de profits. Le textile a été l’industrie dominante au XIXe siècle, l’automobile au XXe siècle. La logistique, la fabrication de batteries ou le numérique pourraient être celle du XXIe siècle.

Dans tous les cas, le travail et les conflits de travail suivent les mouvements du capital.

Le numérique a l’image d’un secteur où le travail serait moins pénible, moins contraignant et plus intéressant. Or, il emploie une armée de nouveaux prolétaires invisibilisés.

On parle d’ubérisation, de travail à la pige, à la tâche.

Les travailleurs assument entièrement les risques liés à l’activité sans bénéficier du statut de salarié (congés payés, salaire minimum, protection sociale)

Les plateformes constituent une extension du domaine de marché, elles remplacent des personnels (amitié, parenté, communauté) par des rapports marchands.

Le micro-travail, payé à la tâche, permet d’alimenter des algorithmes et d’entraîner des modèles d’intelligence artificielle. Cette dépendance de l’intelligence artificielle aux micro-travailleurs est le secret honteux des discours triomphants sur l’intelligence artificielle.

Ce modèle n’est pas novateur : il s’apparente au tâcheronnat du XIXe siècle : un travail était confié formellement à un « preneur d’ouvrage », qui sous-traitait à plusieurs travailleurs ou travailleuses payés à la tâche.

Conflits, syndicalisation, auto-organisation, autogestion : on retrouve les formes classiques des conflits du travail. Les travailleurs de plateformes et les micro-travailleurs sont donc des « salariés » comme les autres, rémunérés par le capital.

4. Le travail du flux

La « révolution logistique » est une transformation majeure du capitalisme, avec une accélération de la circulation des marchandises à l’échelle internationale.

La fascination pour l’architecture des espaces et les infrastructures des entrepôts (le travail mort) fait oublier le travail vivant nécessaire à leur fonctionnement.

La révolution logistique a des effets paradoxaux sur la circulation des marchandises : les chaînes d’approvisionnement dépendent de fournisseurs de moins en moins nombreux, la disruption d’un segment de la chaîne implique l’interruption de l’ensemble. Cette fragilité n’est pas seulement un épiphénomène, elle a une dimension structurelle, qui peut être un levier en action pour les travailleurs du flux.

La fluidité est parfois présentée comme le principe de base de toute organisation industrielle moderne et plus généralement de l’organisation économique de la société.

La logistique est une activité très intensive en travail, malgré les fables autour de la robotisation et des entrepôts entièrement automatisés, elle nécessite toujours un grand nombre de travailleurs manuels, qui restent moins coûteux et plus efficaces que les robots. Par contre l’introduction de nouvelles technologies produit les mêmes effets que dans les autres secteurs : intensification du travail et disqualification de la main d’œuvre.

Les conditions de travail dans les entrepôts sont proches de celles en vigueur dans l’industrie manufacturière : préceptes taylorisées de division du travail, de déqualification et de contrôle des gestes par l’encadrement ou des dispositifs techniques.

Les concentrations d’ouvriers dans des clusters logistiques ont provoqué des grèves et des conflits sociaux. Leur position comme goulets d’étranglement de l’économie mondiale leur accorde un levier d’action.

Les luttes dans le secteur de la distribution ne sont pas une nouveauté : historiquement, le transport maritime, routier et ferroviaire ont été des bastions du mouvement ouvrier au XXe siècle. Marins, dockers, cheminots et routiers fonctionnent comme des corporations professionnelles avec une longue histoire syndicale et politique. La logistique pourrait devenir un secteur fondamental du mouvement syndical.

5. Quelle politique face à la « crise » du travail ?

Le travail conserve une centralité dans notre société. Loin de disparaître, il évolue, se transforme et se multiplie dans de nouveaux secteurs. Les nouvelles technologies et les transformations socioéconomiques du capitalisme déplacent ses frontières et le périmètre des populations concernées, tout en dégradant les conditions de travail du salariat stable.

Face à ces évolutions qui ne sont pourtant pas des ruptures, certains annoncent une « crise » du travail et proposent des « solutions », d’autant que le travail est un objet de débat politique.

3 types de proposition : 1. Démarchandiser le travail : décorréler travail et emploi/salariat (revenu universel, garantie d’emploi) 2. Démocratiser le travail : répartir et partager le pouvoir dans l’entreprise pour que les salariés puisse prendre part aux décisions concernant l’avenir du travail et la répartition des profits 3. Se libérer du travail : embrasser la « crise » du travail pour s’en débarrasser une bonne fois pour toutes

L’auteur critique ces 3 propositions, qu’il juge prisonnières de l’horizon restreint de l’économie capitaliste. Il défend une perspective plus radicale, avec 2 objectifs : libérer la vie du travail, et libérer le travail de la domination du capital.

Le revenu universel semble être une « revendication de crise, brandie dans les situations de net recul social et de forte offensive des politiques d’austérité ». Il pose problème parce que ses présupposés sont erronés (automatisation totale, avènement de préparait) mais aussi en raison de la vision politique qui le sous-tend. Il n’envisage pas la société divisée entre travailleurs et capitalistes, et fait de l’individu le coeur de son projet politique. Il met sur un pied d’égalité des individus qui contribuent de manière inégale à la production et à la reproduction de la société, et tend à effacer les classes sociales et la lutte des classes. Au lieu de libérer les travailleurs du travail, il les rendrait dépendants de l’État, lui-même imbriqué dans des rapports de classe, de genre et de race (sans parler des menaces de montée de gouvernements populistes et autoritaires dans le monde).

Certains défenseurs du revenu universel le voient comme une « voie capitaliste vers le communisme » mais cela réduit la perspective communiste à une simple répartition des richesses, sans défendre un autre projet de société. Au lieu de transformer radicalement les rapports de travail dans les entreprises, de demander la planification de l’économie ou la démocratie sociale dans les entreprises, ils entretiennent l’illusion d’une « bonne réforme » pour en finir avec la pauvreté, la crise écologique, ou l’exploitation capitaliste.

Le revenu universel est don une mauvaise réponse à un faux problème. Cette revendication en dit moins sur les transformations du travail que sur l’abandon par la gauche de l’espoir et de l’ambition de construire une société radicalement différente.

Grâce au droit du travail, aux syndicats et à la négociation collective, des progrès ont été faits pour la démocratie au travail mais ils sont loin d’être suffisants. Le contrat de travail consacre toujours un lien de subordination entre le salarié et l’employeur. La démocratie politique et la démocratie économique semblent toujours antinomiques : la première s’arrête aux portes des entreprises.

Pour l’auteur, les propositions dans ce sens ne vont pas assez loin. Plutôt que de rééquilibrer le pouvoir entre salariés et actionnaires, il faudrait envisager le contrôle des entreprises par les salariés, comme véritable démocratisation du travail. Les travailleurs pourraient ainsi décider librement du contenu et du sens du travail, et lui donner d’autres buts que l’accumulation de profits.

Quelques mots enthousiasmants tirés de la conclusion :

Cela reviendrait à décider collectivement ce que l’on produit et comment, à choisir démocratiquement quelles technologies utiliser, comment répartir le temps de travail entre tous et ainsi résorber la précarité et le chômage. Quand les travailleurs décident entre eux ce qu’ils vont produire et comment ils vont le produire, le travail acquiert une dimension politique, ce n’est plus de l’exploitation. Et il devient, par sa dimension politique, un outil d’émancipation. On voit donc que la question du contrôle et celle de la lutte pour une vie qui ne soit pas soumise au travail sont liées : la lutte pour un temps doublement libre (libéré du travail et du capital) peut devenir une perspective joyeuse pour le mouvement social, loin des calculs budgétaires qu’implique nécessairement le revenu universel, ou de la démission individuelle que représente le refus du travail.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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Couverture de « Sans transition » de Jean-Baptiste Fressoz

Je poursuis ma lecture des ouvrages de Jean-Baptiste Fressoz avec celui par lequel je l’ai découvert : Sans transition. Dans ce livre publié en janvier 2024 dans la collection Écocène chez Seuil, l’historien des sciences, des techniques et de l’environnement propose, comme l’indique le sous-titre, une nouvelle histoire de l’énergie et met notamment en lumière l’étrangeté et la fausseté historique de la notion de transition énergétique.

Voici une histoire radicalement nouvelle de l’énergie qui montre l’étrangeté fondamentale de la notion de transition. Elle explique comment matières et énergies sont reliées entre elles, croissent ensemble, s’accumulent et s’empilent les unes sur les autres.

Pourquoi la notion de transition énergétique s’est-elle alors imposée ? Comment ce futur sans passé est-il devenu, à partir des années 1970, celui des gouvernements, des entreprises et des experts, bref, le futur des gens raisonnables ?

L’enjeu est fondamental car les liens entre énergies expliquent à la fois leur permanence sur le très long terme, ainsi que les obstacles titanesques qui se dressent sur le chemin de la décarbonation.

Je pourrais dire qu’avec ce livre Jean-Baptiste défend une histoire matérialiste au sens le plus fort du terme : au-delà de l’aspect énergétique, il s’intéresse à l’histoire des matières, de leur extraction, de leur production, de leur transformation, de leur consommation. Il fait l’histoire des moyens matériels de production, au-delà des découpages classiques entre énergies dites dominantes à chaque époque.

Comme pour l’ouvrage précédent de Jean-Baptiste Fressoz, je vais avoir du mal à le résumer ici, je vous propose donc un florilège de citations issues des 12 chapitres qui le composent.

Un extrait de l’introduction, qui éclaire parfaitement le projet du livre :

Ce livre raconte une nouvelle histoire de l’énergie permettant de comprendre l’étrangeté radicale de la notion de transition. Au lieu de présenter la succession des systèmes énergétiques au cours du temps, il explique pourquoi elles se sont accumulées sans se remplacer. Au lieu de considérer les énergies comme des entités séparées et en compétition, il dévoile l’histoire de leurs intrications et de leur interdépendance. L’enjeu est immense car ces relations symbiotiques expliquent la permanence des énergies primaires jusqu’à nos jours et constituent des obstacles majeurs sur le chemin de la décarbonation.

Ce livre propose aussi la première histoire de la « transition énergétique ». Non pas en tant que phénomène historique et matériel, mais en tant que futurologie, projet technologique et manière de comprendre les dynamiques de changement. Il explique pourquoi des raisonnements phasistes ont été appliqués à un domaine, l’énergie et le monde matériel, qui ne s’y prêtait absolument pas. Il raconte la carrière étrange de la transition, une futurologie hétérodoxe et mercantile – un simple slogan industriel – qui est revenue, à partir des années 1970, le futur des experts, des gouvernements et des entreprises, y compris celles qui n’avaient pas d’intérêt à ce qu’elle advienne.

Il explique pourquoi la transition énergétique nous empêche de penser convenablement le défi climatique. Depuis un demi-siècle qu’on l’invoque, cette notion a produit plus de confusion scientifique et de procrastination politique qu’autre chose. La transition projette un passé qui n’existe pas sur un futur qui reste fantomatique.

La transition énergétique parvient à faire passer pour anodin un futur radicalement étrange. Or, c’est de l’histoire, d’une histoire fausse, qu’elle tire sa force de conviction et son apparence de plausibilité. Comme en écho aux transitions du passé – du bois au charbon, puis du charbon au pétrole – il nous faudrait maintenant, face au réchauffement, en accomplir une troisième vers le nucléaire et les renouvelables. La crise climatique commanderait de poursuivre l’histoire du capitalisme et de l’innovation, de l’accélérer même, pour hâter l’avènement d’une économie libérée du carbone. Grâce à la transition, le changement climatique appelle à un changement de technologie et non de civilisation. L’histoire de l’énergie, ses routines technologiques, ses récits phasistes du passé – âge du bois, âge du charbon, âge du pétrole, économie organique et minérale, première et seconde révolution industrielle – ont joué un rôle idéologique discret mais central dans la construction de ce futur réconfortant.

Face à la crise climatique on ne peut plus se satisfaire d’une histoire en relatif : une « transition » vers les renouvelables qui verrait les fossiles diminuer en part relative mais stagner en tonnes ne résoudrait rien à l’affaire. On ne peut plus se satisfaire du flou de la transition et de ses épithètes innombrables, ni des analogies trompeuses entre les pseudo-transitions du passé et. Elle qu’il faudrait de nos jours accomplir. L’impératif climatique ne commande pas une nouvelle transition énergétique, mais oblige à opérer, volontairement, une énorme auto-amputation énergétique : se défaire en quatre décennies de la part de l’énergie mondiale – plus des trois quarts – issue des fossiles. Penser que l’on puisse tirer de l’histoire quelques analogies utiles sous-estime de manière dramatique l’énormité du défi climatique.

Sur la nature de la crise climatique :

Le réchauffement est une tragédie de l’abondance et non de la rareté, une tragédie d’autant plus inextricable et injuste que ses victimes n’en sont généralement pas responsables. Lutter contre le réchauffement implique de réaliser par pure volonté, et en un temps extraordinairement bref, une transformation sans précédent du monde matériel. Prétendre que « l’innovation » – qu’elle soit incrémentale, granulaire, verte, frugale, sociale ou de rupture – est à la hauteur de ce défi inouï est une théorie aussi fumeuse que les chandelles du XVIIIe siècle.

Sur le « phasisme », où la succession des « âges de … » :

Dans la seconde moitié du XIXe siècle une expression fleurit dans la littérature anglo-saxonne : « the age of ». Elle conquiert en particulier les titres des revues techniques fondées à cette époque : The Railway Age (1856), The Age of Steel (1857), The Iron Age (1867), The Gas Age (1884), The Petroleum Age (1887), The Electrical Age (1897), The Motor Age (1898), The Clement Age (1904), The Coll Age (1911). Ces titres reflètent l’essor d’une vision phasiste de l’histoire en temps que succession d’époques matérielles distinctes.

Le problème n’est pas celui des périodisations en général, certaines étant tout à l’heure légitimes, mais cette manière, empiriquement infondée, de singulariser certaines matières, énergies ou innovations (et toujours les mêmes) comme définissant leur époque. Prenons par exemple « l’âge du charbon », une expression souvent utilisée pour caractériser le XIXe siècle. En Angleterre, cette matière devient effectivement omniprésente dans la vie quotidienne et, entre 1830 et 1900, sa consommation décuple. Le problème est que bien d’autres matières croissent aussi durant les mêmes décennies : le bois voit ainsi sa consommation multipliée par 6, celles des briques par 5 – deux matières qui, autant que le charbon, marquent le paysage anglais du XIXe siècle. En outre, si en Angleterre les progrès réels du charbon précèdent le discours sur son âge, dans tous les autres pays, c’est l’inverse.

Une des raisons pour lesquelles l’histoire de l’énergie a été racontée de travers, c’est qu’elle a eu tendance à prendre au sérieux ce genre de trope, à se focaliser sur un nombre limité de techniques considérées comme absolument fondamentales et à confondre le début de leur usage avec leur massification.

Comme nous le rappellent les titres des revues citées plus haut, ces formules ne sont au départ que des slogans commerciaux. Que des pétroliers vantent l’âge du pétrole ou les vendeurs de gaz parlent de gaz age n’est en soit guère étonnant. Ce qui l’est davantage et qu’il faut expliquer, c’est l’engouement des intellectuels pour ces tropes promotionnels.

Sur l’âge du charbon et son successeur :

En français, l’une des premières occurrences de l’expression « âge du charbon » : « à l’âge du bois a succédé l’âge du carbon, à l’âge du charbon succédera l’âge d’une autre puissance ».

Quelle sera cette « autre puissance » ? Autour de 1900, la question fascine car elle paraît étroitement liée à la forme politique de la société future. Polluant et socialement problématique, le charbon doit disparaître ; l’électricité règnera en maître – même si on ignore souvent comment elle sera produite.

La question sociale est en arrière-plan de ces discussions : pour les capitalistes, la fin du charbon signera aussi celle de leurs ennuis. Le chimiste et ministre français Marcellin Berthelot explique par exemple que dans un siècle, en l’an 2000, les énergies renouvelables auront débarrassé le monde des « mines de charbon et par conséquent des grèves de mineurs ». Avec le développement de l’hydroélectricité certains entrepreneurs espèrent qu’une nouvelle d’industrialisation, rurale cette fois-ci, leur permettra de fuir les métropoles acquises aux idées socialistes.

Sur la critique de la notion de transition énergétique dès la fin du XIXe siècle :

Au moment où Geddes annonce une transition « néo-technique » imminente débarrassant le monde du charbon, les économistes, pétroliers, géologues, forestiers et même quiconque consultant les statistiques savaient cet espoir illusoire, ils savaient que le XIXe siècle avait été l’âge du bois autant que celui du charbon et ils prévoyaient que le XXe, annoncé comme celui du pétrole et de l’électricité, brûlerait toujours plus de charbon et utiliserait toujours plus de bois. Ils tenaient l’idée de substitution pour simpliste et insistaient, à juste titre, sur les consommations presque toujours croissantes de la plupart des matières premières. Les spécialistes ne cachaient pas leur agacement face aux discours tonitruants des industriels – et des intellectuels à leur suite – sur « l’âge du pétrole » ou « l’âge de l’électricité » abrogeant le règne délétère de la houille.

Robert Brunschwig, ingénieur des mines à l’Office national des combustibles liquides, qualifiait la « fin du charbon » ou « l’âge du pétrole » de « raccourcis aussi brillants que trompeurs ».

Sur l’apparition du phasisme matériel en histoire :

La routine intellectuelle consistant à indexer les époques à des matières apparaît dans le dernier tiers du XIXe siècle dans un pot-pourri idéologique mêlant promotion intellectuelle, crainte malthusienne de l’épuisement, anxiété nationale, utopie électrique et réformisme social – le tout exprimé dans le lexique préhistorique qui sied aux grandes fresques évolutionnistes.

Sur les dangers du phasisme :

Qu’il s’agisse d’occulter la force musculaire humaine, de prôner la réforme sociale ou de revendiquer le pouvoir pour les ingénieurs, « l’ageofism » a toujours eu des conséquences politiques problématiques. Mais avec le changement climatique, sa persistance est devenue réellement dangereuse. Car c’est bien cette culture historique ordinaire qui explique la facilité avec laquelle, face au changement climatique, la notion de « transition, énergétique » s’est imposée comme une évidence, comme une notion solide et rassurante, une notion qui ancrait une certaine futurologie dans l’histoire alors que ce futur n’avait en réalité aucun passé.

Sur la « transition » du bois au charbon :

Les historiens de l’énergie racontent l’industrialisation au XIXe siècle comme une transition énergétique : le bois recule face à la houille qui s’impose dès le XVIIIe siècle en Angleterre et au milieu du XIXe siècle dans les autres pays industriels. Cette manière de présenter les choses repose sur un travail préalable de quantification consistant à convertir les tonnes de bois et de charbon en énergie puis à considérer l’évolution de ces quantités en parts relatives. Effectivement, une fois ces deux étapes accomplies, il paraît évident que dans la plupart des pays industriels l’apport énergétique du bois en 1900 devient faible ou même négligeable par rapport à celui du charbon. À cette interprétation en relatif, on peut faire deux objections. Noter tout d’abord qu’elle procède d’un regard particulier, celui des historiens de l’économie qui s’intéressent aux origines de la « révolution industrielle ». Du point de vue des arbres et des écosystèmes qu’ils abritent et aussi du point de vue du climat, ce sont bien entendu les valeurs absolues qui importent, le nombre d’arbres abattus et réduits en cendres, nombre qui ne fait que croître aux XIXe et XXe siècles. On peut aussi montrer que, même du point de vue de l’histoire économique, présenter le bois comme « secondaire » dans le système énergétique des pays industriels est une erreur aussi sérieuse que commune.

Sur la dépendance entre bois et charbon :

Prenons le cas de l’Angleterre, le pays princeps de la prétendue transition énergétique. Selon les données fournies par l’historien Paul Warde, reprises par Anthony Wrigley dans un graphique devenu célèbre, le bois ne jouerait plus aucun rôle dans le mix énergétique anglais à partir du milieu du XIXe siècle.

Les hauts-fourneaux brûlent en effet de la houille et rares sont les Anglais à se chauffer au bois. En réalité le bois joue un rôle fondamental dans la production énergétique : sans bois pour étayer les mines, l’Angleterre n’aurait eu que très peu de charbon et, partant, peu d’acier et très peu de vapeur. Certes, les étais sont rangés du côté du bois d’œuvre mais ils n’agit là d’une convention discutable : leur fonction était bien de produire de l’énergie.

En volume, la Grande-Bretagne consommait plus de bois pour son énergie en 1900 qu’à l’époque préindustrielle. Qu’un tel processus puisse être décrit comme une « transition énergétique » ou comme une sortie de « l’économie organique » à tout de même quelque chose de déroutant.

Sans bois abondant l’Europe n’aurait tout simplement pas eu de charbon, et, partant, peu ou pas de vapeur, peu ou pas d’acier, peu ou pas de chemins de fer. Les courbes montrant l’extraordinaire domination du charbon dans les systèmes énergiques des pays industriels masquent une dépendance au bois non moins extraordinaire. Dire qu’il n’y a pas eu de transition ne veut pas dire que rien ne change, mais plutôt que le changement n’est pas celui dans l’historiographie standard de la révolution industrielle et de l’énergie. La dynamique qui préside aux rapports du charbon et du bois n’est pas celle d’une transition. Il faudrait plutôt parler d’une relation symbiotique qui s’intensifie au cours du XIXe siècle, suivie d’un désencastrement progressif qui commence réellement dans la seconde moitié du XXe siècle. De nos jours, dans les mines à ciel ouvert, l’extraction se fait par des pelleteuses et des camions consommant énormément de diesel : le charbon s’est effectivement libéré du bois mais pour entrer dans une autre dépendance plus solide encore vis-à-vis du pétrole.

Sur l’expansion symbiotique des matières :

Il ne suffit pas de dire que le bois « résiste » plus ou moins longtemps face à l’avancée de la houille ou que le charbon ne ferait que s’additionner au bois. Non : la consommation de bois ne s’envole pas en dépit, mais à cause du charbon. Ce point est important car il touche à l’interprétation de la dynamique matérielle de l’industrialisation. Généralement abordée sous l’angle de la transition, celle-ci doit être compris comme un processus d’amplification, d’expansion symbiotique de toutes les matières.

Sur la dépendance entre charbon et pétrole :

Pressés de raconter l’épopée du pétrole et de l’électricité, les historiens de l’énergie filent à toute vitesse vers le futur : passé le cap des années 1900, le charbon se fond dans le décor, présenté comme une simple persistance de l’ancien, l’action est ailleurs, alors qu’en réalité le charbon se modernise à toute vitesse et qu’il tient le premier rôle dans l’histoire de l’électricité, de l’acier, du ciment, de l’automobile et même du pétrole.

Dans des ouvrages récents, charbon et pétrole sont présentés comme deux « régimes énergétiques » ou deux « blocs de développement » distincts. Il faut au contraire considérer les deux grandes énergies fossiles du XXe siècle comme profondément intriquées. On ne comprend rien à l’histoire du pétrole sans celle du charbon et inversement. Ce point est d’autant plus important que de cette symbiose découle toute la dynamique matérielle du XXe siècle : c’est en effet avec des engins en acier, fabriqués avec l’énergie du charbon et mus par celle du pétrole que la plupart des matières – le bois, les produits agricoles, les métaux – sont produites, extraites, transportées. De même que les liaisons carbone-carbone de la chimie organique, cette symbiose essentielle du pétrole et du charbon au XXe siècle a permis la croissance de tout le reste.

Sur la dématérialisation :

Jusque dans les années 1970, la consommation matérielle fut un important motif de réclame. C’est d’elle que découlait la qualité du produit et la satisfaction des clients. La conséquence est paradoxale : l’émergence de l’écologie politique, la démonétisation du sublime technologique et la montée du scrupule environnemental ont joué un rôle négatif dans la compréhension matérielle de la production. Les industriels se mirent à parler de protection environnementale, tout en jetant un voile pudique sur les mines et les plantations. L’empreinte matérielle disparut des publicités pour réapparaître dans les bilans RSE des entreprises et la littérature environnementaliste, dont l’impact était évidemment sans commune mesure avec la puissance de la publicité. La « dématérialisation » était en marche, du moins dans les esprits.

Sur les liens entre bois et pétrole :

Pétrole et bois. Les historiens étudient en général ces deux matières séparément. La première est associée à la modernité, à la géopolitique, à la grande histoire ; la seconde à la tradition, à l’histoire environnementale, à la conservation. Dans les histoires de l’énergie, pétrole et bois sont tenus à distance par le charbon de la révolution industrielle. Et pourtant, bois et pétrole ont entretenu au cours du XXe siècle des relations fondamentales pour comprendre leurs histoires respectives et bien d’autres choses encore. Des derricks aux cartons d’emballage, des plantations aux panneaux de construction, les symbioses de bois et de pétrole ont joué un rôle central dans la croissance énergétique et économique mondiale au XXe siècle.

Sur la notion de transition énergétique :

Il faut s’y résoudre : il n’y a jamais eu de transition énergétique hors du bois. Ni au XIXe, ni XXe siècle, ni dans les pays pauvres, ni dans les pays riches. Le triplement du bois énergie dans les pays riches au XXe siècle, l’explosion du charbon de bois en Afrique depuis 1960, la multiplication par trois du charbon dans le monde depuis 1980, le pétrole qui continue bon an mal an de croître malgré ou grâce aux chocs pétroliers qui se répètent – et le fait crucial que tous ces phénomènes sont liés – tout cela aurait dû nous conduire, depuis longtemps, à abandonner la « transition énergétique » en tant qu’outil analytique, ou bien à l’utiliser avec beaucoup de précautions comme une notion purement normative, voire franchement utopique.

Arrivé aux deux tiers de cet ouvrage, une question reste donc en suspens : comment la vision phasiste de l’histoire de l’énergie a-t-elle pu perdurer ? Comment la transition a-t-elle pu s’imposer à la fin du XXe siècle, alors que toute la dynamique énergétique de l’époque la contredisait ? Comment cette notion est-elle devenue, à partir des années 1970, un futur normal et consensuel, celui des gouvernements, des entreprises et des experts qui prétendent nous guider vers un monde sans carbone ?

A partir de là, après avoir démontré qu’il n’y a pas eu de réelle « transition énergétique » dans l’histoire, Jean-Baptiste s’attache à écrire l’histoire de cette notion et comment elle s’est imposée dans le débat public.

Sur les liens entre le nucléaire et la notion de transition énergétique :

En 1970, pour commémorer le vingt-cinquième anniversaire de l’explosion de Trinity, le patron de l’Atomic Energy Commission Glen Seaborg imaginait le monde en 1995. Surgénérateurs par milliers, premiers pas de la fusion nucléaire et colonie lunaire atomique : le chemin parcouru depuis Los Alamos poussait à l’optimisme. Des satellites nucléaires couronnaient le tout : formant un réseau global de communication, ils permettaient de diffuser partout sur la Terre la campagne de contrôle des naissances chère aux néomalthusiens américains. L’utopie de Seaborg reflète la rencontre de deux imaginaires : celui de Malthus et celui de « l’âge atomique ». L’effondrement malthusien et la technophilie nucléaire ne sont pas contradictoires : ils se sont alimentés l’un l’autre et ont donné naissance à l’expertise de la transition énergétique.

L’origine de cette notion est étroitement liée à l’atome : le terme fut un concept de physique atomique – le changement d’état d’un électron autour de son noyau – avant de devenir un mot-clé de la futurologie nucléaire. Ouvrant un horizon énergétique se comptant en milliers d’années, l’atome a suscité, au début des années 1950, des réflexions sur le long terme. Quelle sera la consommation mondiale d’énergie en 2000, 2050 ou 2100 ? Y aura-t-il encore du charbon au XXIe ou au XXIIe siècle ? Ou encore : quels pourraient être les effets sur le climat de la combustion de l’essentiel des ressources fossiles ? Parce que les promoteurs américains du nucléaire défendent une option technologique à long terme, ils fabriquent une prospective énergétique nouvelle, une futurologie portant à la fin sur la fin des fossiles et sur le changement climatique.

Sur le « futur comme présent agrandi » :

Jusqu’aux années 1970, économistes, géologues ou ingénieurs ne parlaient pour ainsi dire jamais de transition. Ils anticipaient bien une stabilisation de la consommation à l’horizon de quelques décennies, des changements de proportion à l’intérieur du mix, mais certainement pas de bouleversement majeur. Cette perspective prolongeait l’expérience historique : depuis la fin du XIXe siècle, aux États-Unis et dans la plupart des pays industriels, les consommations de charbon, de pétrole et d’hydroélectricité avaient crû conjointement. Cette permanence des fossiles explique celle des alertes relatives à leur épuisement. Les conservationnistes du XXe siècle se préoccupaient du très long terme, des stocks de houille dans trois siècles, signe que l’idée d’une transition à moyen terme vers une autre source d’énergie leur était étrangère.

Le nucléaire, malgré le barrage médiatique autour de « l’âge atomique », ne change pas cette vision des choses. Contrairement aux clichés condescendants sur les années 1950 que notre « modernité réflexive » se plaît à entretenir, ni les experts ni le public ne sont dupes. De toute façon, si l’électricité nucléaire devait voir le jour, il est probable qu’elle ne ferait que se surajouter à celle produite par les fossiles. Certes, le mix se modifiera mais « chacune des énergies continuera de croître considérablement ». En somme, avant les années 1970, les spécialistes envisagent le futur énergétique comme un présent agrandi.

Sur l’apparition de l’expression « transition énergétique » :

Dans les années 1960, le chimiste Harrison Brown s’occupe surtout de coopération scientifique internationale à l’Académie américaine des sciences. Sous la présidence Johnson, la « transition démographique » est devenue un objectif stratégique, la clé pour gagner la guerre froide. Avec des subsides du département d’État, Brown monte à Caltech un programme qui, une décennie durant, enverra ses experts à travers le tiers-monde pour plaider le contrôle des naissances. Et c’est en 1967, lors d’une conférence qui rassemble l’élite des néomalthusiens, qu’il invente l’expression « transition énergétique ». L’inspiration provient de l’article célèbre de Kingsley Davis sur la « transition démographique ». De même que la première « transition énergétique », celle de la révolution industrielle, avait accru la capacité de charge de la planète, la seconde, à savoir le nucléaire, modifiera les paramètres de la question démographique. Brown reprenait un terme de physique nucléaire – son premier domaine d’expertise –, l’érigeait en analogue de la « transition démographique » et en faisait la clé du futur de l’humanité.

Sur les liens entre nucléaire et alerte climatique :

L’histoire de l’alerte climatique est étroitement liée à celle des malthusiens atomiques. On l’a dit, les promoteurs de l’atome des années 1950 ont pensé l’énergie à très long terme : y’aura-t-il encore du pétrole en 1990, du charbon en 2050 ou en 2100 ? Le passage de telles masses de carbone de la lithosphère à l’atmosphère interroge. Quelles pourrait être la conséquence climatique de la combustion de l’essentiels des ressources fossiles mondiales ? Parce que le lobby nucléaire défend une option technologique de très long terme – le « surgénérateur » –, il fabrique une futurologie dystopique et novatrice, portant à la fois sur la fin des fossiles, mais aussi, dès 1953, sur le réchauffement climatique.

L’histoire des savoirs climatiques a laissé dans l’ombre le rôle du lobby nucléaire et s’est orientée vers un récit plus englobant, celui de la « guerre froide », des financements militaires et de leurs effets structurants sur l’équipement scientifique – avions, ballons-sondes, satellites, supercalculateurs, etc. – sur cette « vaste machine » qui a permis de confirmer le problème du réchauffement. Si la confirmation a effectivement impliqué une très large communauté de chercheurs venant de disciplines variées, l’alerte climatique, à ses débuts, est étudiée et portée par un groupe bien plus restreint et bien plus homogène de savants liés à l’atome.

Cet activisme est à double tranchant. Au milieu des années 1970, alors que les climatologues confirment le réchauffement, celui-ci est parfois repoussé comme un prétexte visant à défendre le nucléaire.

Les savants atomistes avaient découvert un problème infiniment plus vaste que la solution qu’ils proposaient. De nos jours encore, le nucléaire ne joue qu’un rôle marginal dans l’énergie mondiale, moitié moindre que le bois de feu, et après de sérieux incidents et des dérives financières, les programmes de surgénérateur ont été abandonnés dans la plupart des États. La France et le Japon, les pays les plus nucléarisés de la planète, n’ont pas vu leurs émissions de CO2 décroître drastiquement si l’on prend en compte les émissions importées. Trois quarts de siècles avec Putman, nous y sommes : les climatologues puis l’expérience commune ont confirmé les risques climatiques qu’avaient identifié les savants atomistes de Chicago dès les années 1950. Le problème est que les débats énergétiques rejouent leur futurologie transitionniste, avec beaucoup de charbon sous les pieds et l’utopie nucléaire en moins.

Sur la diffusion et la substitution technologique :

De nos jours encore, les études de diffusion technologique entravent la compréhension du défi climatique. D’une part, elles ne disent rien de l’ancien, faisant l’hypothèse, implicite ou explicite et en tout cas injustifiée, qu’elle découlerait du processus de diffusion. De l’autre, et cela ne surprendra pas le lecteur de ce livre, les énergies et les matières entrant en symbiose autant qu’en concurrence, on ne peut tout simplement pas utiliser un modèle de substitution technologique pour comprendre leur dynamique. Il n’empêche : les experts contemplent toujours avec réconfort le redressement de la courbe de diffusion de l’éolien et du solaire, comme s’il équivalait à la disparition des fossiles.

De la crise énergétique à la crise climatique :

Comment la transition énergétique est-elle passée des débats sur la crise énergétique aux débats sur le changement climatique ? Il faut souligner le caractère improbable d’un tel transfert : le saut est en effet gigantesque. Rappelons que la transition, telle qu’elle a été conçue par les malthusiens atomistes des années 1950-1970, était une évolution progressive, à l’échelle du siècle et même davantage, qui concernait surtout les pays riches, dictée par le renchérissement des énergies fossiles et par le progrès technologique. Le défi climatique changeait du tout au tout la nature de la transformation à opérer : les fossiles devaient non seulement reculer mais disparaitre, le délai imparti était considérablement raccourci et ce processus devait avoir lieu dans un contexte d’abondance, sans l’aiguillon de la rareté. Le défi climatique était donc entièrement différent de la « crise énergétique » et pourtant on le pensa avec la même boussole de transition. Une futurologie néomalthusienne et technologique pour plus riches était soudainement devenue un plan de sauvegarde pour la planète entière … Comment ce scandale scientifique et politique a-t-il été possible ?

Sur les débats sur l’échéance de la crise climatique :

Ce qui fait débat n’est pas le réchauffement, mais son échéance. Comme l’explique l’Académie américaine des sciences en 1980, « les incertitudes les plus importantes sont temporelles, elles ne portent pas sur l’existence du problème ». Certains climatologues pensent qu’il faut agir sur-le-champ. Le rapport Charney mettait en garde : du fait de l’intertie du système climatique, « la stratégie du wait and ses conduirait à une action trop tardive ». On ne saurait attendre de faire l’expérience du réchauffement pour réduire les émissions. Le conseiller de Carter pour l’environnement soulignait aussi ce piège temporel : une fois détecté, le réchauffement prendrait des siècles à se résorber. L’attentisme n’était pas possible.

Mais la majorité des climatologues, du moins ceux qui interviennent dans les auditions, ne sont pas de cet avis. Comme la date de survenue de la catastrophe restait incertaine – quand au juste fondront les calottes glaciaires ? – la perspective qu’une transition intervienne à temps adoucissait leurs craintes. De manière étrange les mêmes scientifiques qui avaient porté l’alerte climatique dans l’espace public la désamorçaient en invoquant une hypothétique transition.

Sur une transition énergétique sur 50 ans :

« Quand nous regardons l’histoire de l’énergie aux États-Unis et dans le monde, nous voyons que les transitions comme celle du charbon au pétrole ont pris cinquante ans, ce qui est très long eu égard à notre problème de CO2 ». La catastrophe arriverait d’ici au milieu du XXIe siècle, or, « le délai de mise en oeuvre d’une transition hors des fossiles est d’environ cinquante ans ». L’échéance du demi-siècle est souvent brandie sans justification. Elle correspond certes à la durée de vie d’une centrale thermique, mais sortir des fossiles à l’échelle mondiale est évidemment plus compliqué que fermer une centrale thermique ou même que fermer toutes les centrales thermiques.

Sur la récupération du discours sur la « transition énergétique » par les industriels :

Une seconde raison du succès de la transition tient au discours des industriels qui comprirent immédiatement le parti qu’ils pourraient tirer de cette futurologie douteuse pour reporter la contrainte climatique dans le futur et dans le progrès technologique.

S’il fallait donner une date de naissance à cette forme grossière mais efficace de déni climatique, on pourrait la fixer au 16 octobre 1982. Ce jour-là, le patron de la R&D d’Exxon, Edward David, prononçait un important discours devant un parterre de climatologues. Ce texte, intitulé « Inventing the future », est un exemple précoce de l’utilisation de la transition comme manoeuvre dilatoire. David ne remet pas en cause le réchauffement. La question est d’ordre chronologique : quel phénomène se réalisera en premier, la catastrophe climatique ou bien la « transition énergétique » ? Car il s’agit là du thème clé de son allocation : « nous sommes entrés dans une transition énergétique ». Ce processus est lent, mais il est inexorable. David se fonde sur l’histoire : les États-Unis, aux XIXe et XXe siècle, ont connu deux transitions énergétiques, l’une du bois au charbon, la seconde du charbon au pétrole. En 1860, Exxon était déjà là pour sauver les baleines, et, cent ans plus tard, l’entreprise répondra présente pour accomplir la troisième transition, celle qui sauvera le climat, en installant « des énergies renouvelables qui ne poseront pas de problème de CO2 ». Par le passé, le capitalisme américain a su produire deux transitions : surtout ne l’entravons pas.

Pour d’excellentes raisons, essentiellement judiciaires, les historiens se sont beaucoup intéressés au climato-scepticisme. Aussi choquante qu’elle soit, cette stratégie du doute n’a peut-être pas eu l’importance que les médias lui accordent. D’ailleurs, cela fait plus de vingt ans que les industriels sont passés à autre chose, qu’ils font une surenchère de déclarations contrites sur la prise de conscience, sans modifier, ou si peu, leur activité. Le consensus scientifique puis l’expérience concrète du réchauffement rendant la stratégie du doute intenable, ils ont adopté en masse le discours bien astucieux de la transition énergétique, celui qu’Edward David a inauguré en 1982. Le message, partout répété, est que les compagnies pétrolières agissent pour la transition énergétique, mais que celle-ci étant un long processus, elles sont bien obligées, en attendant, de pomper, de forer et même d’explorer, presque à contrecoeur. Le ralliement de ces industries intrinsèquement polluantes à la bannière de la transition a au moins un mérite : celui de clarifier la fonction idéologique de cette notion. La transition énergétique est devenue le futur politiquement correct du monde industriel.

Sur le choix de la procrastination sous couvert de « transition » :

Sans le dire, sans en débattre, dans les années 1980-1990, les pays industriels et ceux qui allaient le devenir ou choisi – si ce mot a un sens – la croissance et le réchauffement et s’en sont remis à l’adaptation. Cette résignation n’a jamais été explicitée, les populations n’ont pas été consultées, surtout celles qui en seront et en sont déjà les victimes.

La perception d’un fatum économique et climatique présida à la relance charbonnière, au contre-choc pétrolier, à la sur-urbanisation, au consumérisme dans les pays riches et à l’électrification du monde pauvre. Cette dynamique de croissance était plus puissante que n’importe quelle alerte climatique, aussi claire et tonitruante qu’elle puisse être. La transition n’est évidemment pas la cause de la résignation climatique, elle n’en est que sa justification. Dans les années 1990, elle a accompagné la procrastination générale, et elle continue à le faire.

Sur une transition qui serait incomplète :

Croire que l’innovation puisse décarbonater en trente ou quarante ans la sidérurgie, les cimenteries, l’industrie du plastique, la production d’engrais et leur usage, alors que les tendances récentes ont été inverses, est un pari technologique et climatique très risqué. Pris ensemble, l’acier, le ciment, le plastique et les engrais représentent plus du quart des émissions mondiales et suffisent à eux seuls à rendre hors de portée l’objectif de l’accord de Paris. Si l’électricité « verte » énergies le même monde gris, fait de voitures, d’acier, de ciment, de plastique et d’agriculture industrielle, le réchauffement n’en sera que ralenti.

Et pour finir, en guise de conclusion :

Cet essai d’histoire matérialiste n’offre aucune martingale, aucun programme de « transition réelle », aucune utopie verte et émancipatrice. Il montre en revanche le danger de faire reposer nos visions du futur sur de la mauvaise histoire et la nécessité, pour espérer construire, un jour, une politique climatique un tant soit peu rigoureuse, d’avoir une compréhension nouvelle des dynamiques énergétiques et matérielles. Une fois encore, le but n’est pas de critiquer les renouvelables ou même de montrer que la transition était impossible. J’ai simplement voulu comprendre d’où provenait ce futur étrange et étrangement consensuel. Née avec « l’âge aromatique », envisagée comme réponse lointaine des pays riches à l’épuisement des énergies fossiles, la transition a été reprise, sans justification sérieuse, pour penser le défi climatique.

La transition est l’idéologie du capital au XXIe siècle. Grâce à elle, le mal devient le remède, les industries polluantes, des industries vertes en devenir, et l’innovation, notre bouée de sauvetage. Grâce à la transition, le capital se retrouve du bon côté de la lutte climatique. Grâce à la transition, on parle de trajectoires à 2100, de voitures électriques et d’avions à hydrogène plutôt que de niveau de consommation matérielle et de répartition. Des solutions très complexes dans le futur empêchent de faire des choses simples maintenant. La puissance de séduction de la transition est immense : nous avons tous besoin de basculements futurs pour justifier la procrastination présente. L’histoire de la transition et le sentiment troublant de déjà-vu qu’elle engendre doivent nous mettre en garde : il ne faudrait pas que les promesses technologiques d’abondance matérielle sans carbone se répètent encore et encore, et que, après avoir franchi le cap des 2°C dans la seconde moitié de ce siècle, elles nous accompagnent tout aussi sûrement vers des périls plus importants.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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