La mémoire des vaincus (Michel Ragon)

Après avoir terminé le cycle de fantasy Earthsea d’Ursula K. Le Guin et un bref interlude politique avec l’essai Parasites de Nicolas Framont, j’avais prévu de m’attaquer à un gros morceau de la fantasy contemporaine : les dix pavés du cycle malazéen de Steven Erikson.

Sauf que ma passion pour l’histoire, la politique, et donc pour l’histoire politique, s’est rappelée à moi et je n’ai pas pu résister : j’ai en effet regardé le week-end dernier les deux premiers volumes de l’excellent documentaire « Ni dieu ni maître, une histoire de l’anarchisme » de Tancrède Ramonet. Dans le générique de fin, j’ai remarqué une mention indiquant que le deuxième épisode devait son titre, La mémoire des vaincus, à un roman de Michel Ragon. Ce titre me disait quelque chose, et pour cause : j’avais déjà acheté ce livre, qui m’attendait sur ma liseuse. Je me suis dit que la coïncidence était trop belle pour ne pas saisir l’occasion : Steven Erikson et ses pavés de près de mille pages pourraient bien attendre une semaine de plus !

Je ne connaissais pas Michel Ragon avant d’ouvrir son roman. Wikipedia m’apprend qu’il est écrivain, critique d’art et littéraire, et historien de l’architecture. Lui-même libertaire, il s’est également intéressé à la littérature prolétarienne et à l’histoire de l’anarchisme. C’est cette thématique qu’il aborde dans La mémoire des vaincus et qui m’avait fait acheter ce roman il y a quelques mois.

Dans cette fresque historique publiée en 1989, à travers la vie du personnage fictionnel d'Alfred Barthélémy et en croisant des figures historiques majeures ou en partie oubliées, l'auteur nous raconte une histoire politique du XXe siècle vue à travers le regard d'un militant anarchiste parisien.

Dans le prologue, le narrateur, alors jeune adulte, rencontre Fred Barthélémy à la fin des années 1940, alors que celui-ci est bouquiniste sur les quais de Seine. Ils se lient d’amitié autour de la littérature libertaire, avant de se perdre de vue. Lorsqu’ils se retrouvent au début des années 1980, le bouquiniste est un vieillard auquel il ne reste que quelques années à vivre. Le narrateur entreprend alors d’écrire la biographie de celui qui a été son guide en politique.

Le récit de la vie mouvementée d’Alfred Barthélémy se déroule alors en cinq longs chapitres :

La petite fille dans la charrette aux poissons (1897-1917) : les jeunes années de Fred, orphelin parisien amoureux des livres, qui rencontre Flora, son premier amour qui saisit la première occasion de fuir sa famille ; c’est la découverte de l’anarchisme et de l'impasse de la propagande par le fait, lorsque Fred se lie un temps avec la bande à Bonnot ; c’est aussi la plongée dans l’horreur de la guerre et des tranchées.

Les poubelles du camarade Trotsky (1917-1924) : comme son titre et ses bornes chronologiques l’indiquent, ce long chapitre est consacré à la révolution russe ; envoyé par l’armée française à Moscou comme traducteur en raison de sa maîtrise de la langue russe, Fred déserte et rejoint la révolution bolchevique ; c’est sans doute ma partie préférée du livre, car elle résume à elle seule l’histoire de l’anarchisme au XXe siècle : des espoirs, des erreurs, des trahisons, des désillusions, des impasses, des échecs, des défaites sanglantes comme celle de la révolte de Cronstadt à laquelle le livre consacre de sublimes pages.

L’ogre de Billancourt (1924-1935) : expulsé d’Union Soviétique par un pouvoir qui n’accepte plus la contestation, Fred Barthélémy vit un retour difficile à Paris : après des années comme bureaucrate, il revient à la vie ouvrière, avec à la fois sa fierté et son ennui ; d’abord dégouté de la politique, rejeté par les communistes mais aussi par les anarchistes qui lui reprochent ses compromissions avec les bolchéviques à Moscou, il reprend finalement une activité militante dans les milieux libertaires ; il en profite pour écrire le récit de ses années russes où il dénonce la dérive du pouvoir bolchévique, un témoignage qui restera cependant inaperçu.

L’affront populaire (1936-1938) : très méfiant vis-à-vis du Front populaire qui se met en place à Paris, Fred est surtout attiré par l’Espagne, sa guerre civile et sa révolution sociale libertaire ; c’est une nouvelle défaite des anarchistes, trahis par les staliniens et défaits sur deux fronts ; c’est aussi, bien sûr, la montée du fascisme et le terrible engrenage vers la Seconde Guerre Mondiale.

Le bouquiniste (1939-1957) : dans les années d’après-guerre, Fred Barthélémy vit individuellement et collectivement l’isolement et le découragement des anarchistes, alors que les communistes triomphent, auréolés de leur engagement dans la Résistance et de la victoire de Staline ; ce sont des années de repli sur soi et de retour aux sources.

L’épilogue relate les années 1982 à 1985 : le narrateur a retrouvé Fred Barthélémy et commence à rassembler les souvenirs du vieil homme et de ses proches pour écrire l’histoire de sa vie et de ses combats. Ce sont les dernières années de la vie de Fred Barthélémy, c’est le temps du bilan, mitigé et nostalgique.

Avec cette biographie semi-fictive (le personnage d’Alfred Barthélémy est inspiré de plusieurs figures de l’anarchisme français), Michel Ragon nous offre une belle mais tragique histoire de l’anarchisme, mais aussi une histoire de transmission de la mémoire ouvrière et prolétarienne.

Alors que le mouvement libertaire a perdu le rayonnement de ses années de gloire, alors qu’il porte pourtant en lui des réponses aux enjeux d’aujourd’hui, ce livre me semble une lecture essentielle. Pour connaître notre histoire, toute notre histoire, découvrir ou redécouvrir les combats de celles et ceux qui nous ont précédé et, peut-être, apprendre de leurs erreurs.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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