nous sommes feuilles perdues d’une mauvaise vie que l’écume glacée de l’hiver laisse coincées dans la mélasse blanche cernées d’inutiles pierres petits et gros débris de rochers gris
pourtant les lames translucides qui nous retiennent figées nous laisseront bientôt glisser vers un torrent joueur comme un jeune chien qui nous emportera peut-être loin des arbres orgueilleux pour nous perdre dans l'eau vivante du printemps
nous sommes des ruisseaux issus de maigres sources frémissantes engrossés de filets descendus au hasard des collines
nous glissons sans hâte sur la plaine cachés au creux de hauts talus herbeux la pente insensible nous entraîne la fantaisie des bords nous ralentit creux vaseux lourdes souches algues molles
nous sommes à peine un peu d’eau qui coule souvent sans avoir même un nom c’est dans d'autres eaux que nous nous perdons nous disparaissons de rivière en fleuve jusqu’à la forêt écumeuse du sauvage océan emportés dans sa grande houle ou projetés dans le ciel en d'insaisissables nuages
lumière d'hiver
lumière prisonnière des barbelés de l’ombre si étroitement close entre parois de pierre sous le couvert du toit aux herses aiguisées créneaux gardiens de la clarté crue qui s’amenuise et s’éteint dans une affreuse nuit sans bruit ni souffle
pourtant il nous faut croire qu’au matin revenu tu jailliras encore pour tordre les barreaux de la glace et du froid t’évader enfin vers un ciel libre éclatant comme le battement de cœur d’un printemps ardemment attendu
Photo par Gilles Le Corre « La ruelle sans nom, derrière la cuisine. » 24 Janvier 2023 vers 13h 20 – Courtesy of © Gilles Le Corre & ADAGP
éclat électrique de la neige qui lance ses maigres lignes blanches sur les tuiles et les câbles
un combat perdu face aux terribles gris qui triomphent
le ciel de suie tombé sur la ruelle accable le village noyé dans un sombre matin
Photo par Gilles Le Corre « La rue de l'Auvergnat vue de l'atelier. » 20 Janvier 2023 vers 9 h – Courtesy of © Gilles Le Corre & ADAGP
nous sommes un petit nuage tombé en bas du ciel lambeau blanc dérouté qui cherche à s'installer dans un creux de vallée
nous sommes les montagnes nous ouvrons nos replis aux ruisseaux vagabonds et nos sentiers secrets aux amoureux de la forêt
nous sommes aussi les arbres pins et genévriers qui se hérissent encore comme en protestation contre le bleu là-haut qui poursuit indifférent sa course avec le vent
nous sommes les gouttes de mercure qui glissent sur les branches
nous sommes les pâleurs du matin les nuances de gris étagées jusqu'au loin
nous sommes les couleurs fondues en paysage dans l'œil et dans le cœur du chasseur de lumière
Photo par Gilles Le Corre « Dimanche 8 Janvier 2023 vers 10h 20 » – Courtesy of © Gilles Le Corre & ADAGP
délaissés par leur feuillage les arbres croisent en tous sens leurs branches en filet maladroit
leur échappe tout autant la vallée noyée de blanc et la montagne orgueilleuse qui s'élève vers le bleu
les nuages égarés cherchent trop bas le ciel à la surface du lac
l'œil ravivé du randonneur amoureux saura mieux cadrer l'image pour embrasser le paysage
Photo par Gilles Le Corre « en marche vers le sommet…, 25 décembre 2022 vers 9h30 » – Courtesy of © Gilles Le Corre & ADAGP
les arbres noirs de leurs réseaux de branches nous envoient des signes confus
l’âpreté de l’écorce la froideur de la roche sont cachés à demi sous la mousse complice
mais un rayon rasant en dessine les lignes et trace déjà le fil ténu de nos jours dans la faible lumière d'hiver
le souffle glacé des collines est descendu ce soir sur le village
seule une lumière crie dans la ruelle un rien de neige l'assourdit
façades blêmes goudron luisant murs écorchés escaliers muets nuit pesante
pas même un spectre ne paraît
bientôt dans le silence s'évanouit toute vie
des gouttes de lait en douce pluie ralentie — la première neige
les tuiles du toit en ordre serré attendent dociles leur pureté du ciel
tandis que la forêt ombrageuse et rétive ignore de ses branches cette trouble blancheur
Photo par Gilles Le Corre « Première neige au village, 12 décembre 2022 » Courtesy of © Gilles Le Corre & ADAGP
un jour j’arracherai cette ombre fuyante mon double fantôme qui encore à moi s’attache
un jour je laisserai ce gris retomber dans la nuit
j’accorderai cette prière aux saisons de ma chevelure aux fleurs ouvertes de mes mains à mon corps libre et apaisé enfin plus lourd enfin plus léger