Grégory Roose

Journal

Dans la grande loterie de l’Univers, la nature offre à ses enfants ce qu’elle a de meilleur, comme ce qu’elle a de pire. Hommes, femmes, vaches, poules, criques, falaises, plages, talus, montagnes, forêts, rivières… certains sont d’une beauté enivrantes tandis que d’autres repoussent le regard qui, rarement, ose les effleurer. Je me faisais cette remarque alors que je me laissais naviguer, à bord d’une petite barque motorisée vers une série de grottes, de cirques, de gouffres et de plages à l’ouest d’Albufeira, au sud du Portugal, par une chaude matinée d’été.

Nous avions attendu quelque temps sur la praia de nossa senhora da rocha, à quelques pas des premiers flots. Notre barque se faisait attendre et j’avais pu imaginer à quoi ressemblerait notre périple d’une heure quinze à la rencontre, furtive, de vingt deux sites touristiques. Nous aurions préféré n’en goûter qu’une seule, mais l’offre commerciale était sévèrement orientée vers le rendement et le gavage de sorte que nous nous sommes retrouvés, quelques minutes après avoir quitté la baie, dans un embouteillage de rafiots de toutes les espèces. Des kayaks de mer obstruaient l’entrée de la première grotte, d’aspect pourtant quelconque, suivis de près par un ou deux scooters des mers. D’autres petits bateaux, identiques au nôtre, attendaient sagement leur tour au fur et à mesure que leurs semblables quittaient l’engouffrement, après quelques secondes d'observation. De plus gros navires touristiques, de la forme miniature de ces yachts pour célébrités, étaient loués à l’heure pour donner à leur client, qui déboursaient un demi SMIC pour s’offrir cet ersatz d’indécence, l’impression d’être importants. Personne autour d’eux, pourtant à bord de vulgaires barques en bois, n’avait pu s’empêcher d’esquisser un sourire moqueur, alors que l’une des passagères de cette embarcation dansait les bras en l’air sur fond de musique techno, en voyant en lettre d’argent l'inscription « rent me » sur le yacht en question.

Autour de nous demeuraient des centaines de badauds impassibles, flottant devant l’entrée de la grotte en attendant leur tour, comme ils le font, le restant de l’année, devant le feu rouge qui rechigne à devenir vert. Nous avons découvert, au cours de cette petite balade toute sorte de formation géologique. Des cavités ocres, bordées de sable blanc, surplombant des eaux cristallines, de jolies criques qui se succèdent, rendant quelconque la précédente. Enfin, ce qui nous intéresse ici, de sombres gouffres, humides et frais, qui n’ont rien d’autre à offrir que l’angoisse dans l'obscurité.

Nous avons pénétré l’un d'eux, offert aux touristes en toute fin de circuit pour agrémenter artificiellement la promesse commerciale, l’un de ces trous béants, creusant la falaise ocre. Ses parois, visibles de loin, étaient recouvertes de toute part d’une pommade noirâtre, parfois verte, dont la seule odeur intimait le promeneur de rebrousser chemin. Nous y pénétrions pourtant, d’abord curieux et surpris par le contraste qu’offrait ce site lugubre dans cette succession de formes paradisiaques. Je sentais le souffle des profondeurs m’agripper le visage tandis que nous nous enfoncions dans l’obscurité de la cavité. Le raffut des rafiots qui s'agitaient à l'entrée s'étouffait lentement. Un silence de mort s'installait à bord de notre barque, tranchant avec l'agitation contemplative qui y régnait depuis notre départ de la plage. Nous avancions doucement dans la pénombre, apercevant difficilement un petite plage noire qui tutoyait les vagues au fin fond de la grotte. Nous entendîmes le clapotis des vaguelettes contre les parois et, loin dans ces profondeurs, le vacarme discret des vagues énergiques qui s'écrasaient dans les ténèbres absolues. Notre barque interrompit sa lente progression dans la bouche affamée de la falaise, nous laissant contempler ce qui ne devait pas l’être. Nous étions en face à face avec Les profondeurs de notre âme. La fraîcheur devenait glaçante et la pénombre aveuglante. Nous n’entendions rien d’autre que le chaos de notre être, seuls dans de ce monstre calcaire. Sous nos pieds, quelques centimètres d’eau qui paraissaient d’interminables abîmes. Nos peurs les plus primales surgissaient sans contrôle, provoquant quelques cris étouffés et gestes brusques desquels surgissait la honte. La barque tournoya lentement vers le tunnel de lumière par lequel nous étions entrés. Le cabotage arrivait à son terme.

Je suis de retour sur la plage de sable fin, irradié par la fin du jour. Je me souviendrai toute ma vie de cette grotte noire, recalée des cartes postales, et oublierai sans doute la beauté parfaite de toutes les autres.


#Journal, par Grégory Roose


Stains, jeudi 19 août 1943

Raid du 16 août 1943

L’on m'avait fait savoir que je pouvais me joindre au cortège officiel des funérailles nationales en l'honneur des victimes du dernier raid le 16 courant sur le Bourget, Drancy, Stains et Dugny… J’ai voulu y assister librement parmi la foule, afin d'avoir une idée plus nette de tout cet apparat et écouter les réflexions des gens qui s'y trouvaient. J’ai entendu des phrases comme celle-ci: « on aurait pu éviter cette hécatombe en évacuant plus tôt de Dugny ». « Lors des bombardements de juin 40, ils ont fait moins de cas des civils tués ». « Les Italiens en ont bien tué davantage sur les routes pendant l'exode ». « Ce qui me console, c'est qu'il y en a plus de [texte absent]. « Ils loupent les usines, détruisent les maisons d'habitation et tuent les occupants ». « Pourquoi ne bombardent-t-ils indistinctement Citroën et Renault ? ». « J'ai remarqué qu'ils sont descendus très bas pour jeter leurs bombes » etc. etc. Tout cela était dit à haute voix et les agents du service d'ordre écoutaient impassibles. J’ai pu me rendre compte que les collaborationistes sont rares ici. Vers 9h20, messieurs René Bouffet, préfet de la scène, (Amedée, note du copieur) Bussière, préfet de police et leurs escortes sont arrivés dans le somptueuse automobile devant le monument aux morts où les attendaient Messieurs (Edmond, NCD) Podeur, maire de Stains et quelques conseillers municipaux qui n'ont été mandatés par personne, puisque c'est le préfet qui les a désignés, faisant fi du suffrage universel. Gaston Christol, auteur présumé du texte, et ancien combattant 14-18 et conseiller municipal de Stains

Clément, maire de Dugny et quelques conseillers municipaux de cette commune. Le cardinal (Emmanuel, ndc) Suhard qui a trouvé le moyen d'arriver 5 minutes après l'heure prévue et reçu par le curé de Stains qui lui baise avec humilité et très cérémonieusement l'anneau pontificale et il se dirige tous vers la belle allée où l'on adresser sur un hôtel, à droite et à gauche 78 cercueils y sont exposés. La cérémonie religieuse terminée, le cardinal et sa suite, les deux préfets et leurs escortes se défilent promptement. Le curé de Stains, celui de Dugny et les maires de ces deux communes continuent à honorer la cérémonie de leur présence. Ainsi, Pierre Laval, qui a assisté à l'enterrement de Léon brochet, ancien maire de Stains, qui a été élu député par quelques idiots de mon genre et peut-être quelques victimes de ce raid, qui est encore maire d'Aubervilliers, chef-lieu de canton des communes sinistrées et présidentes du conseil, ne sait pas même dérangé ! Il a tout simplement envoyé un délégué et une couronne ! Pas un seul discours n'a été prononcé et l'on avait l'intuition que les officiels avaient hâte de s'en aller. Je ne leur fais pas mon grief d'être resté muet, au contraire, puisque les discours officiels sont souvent ahurissants ou bénins et ne signifient pas grand-chose, mais nous sommes tellement accoutumés au palabre que l'assistance s'était réellement étonné de ce mutisme.

Au cimetière, 21 cercueil non identifié ont été amenés directement et mis dans la fosse commune avec les autres identifié, soit en tout 60 cercueils qui sont peut-être les restes d'une centaine d'humains, puisque sur la plupart porte une inscription à la craie :

débris – ne pas ouvrir

Sur un autre :

débris – un homme/une femme

Est-ce par économie de cercueil ou machinalement que l'on a réuni deux êtres de sexes différents dans la mort et n'ayant vraisemblablement aucun lien de parenté ? Pendant la guerre 14-18, j'en ai vu bien d'autres et ne suis nullement coupeur d'un cheveu en quatre, mais dans certains cas, lorsque c'est possible, il convient de mettre un peu plus de forme, de protocole et ne pas procéder à une telle désinvolture.

Parmi les victimes de Stains, il en est une qui mérite une mention spéciale en raison du dérèglement de sa vie et... Elle est mariée avec Monsieur Diebold, qui est paraît-il, ouvrier en Allemagne. Dans notre commune et aux environs, elle était simplement connue et désignée vont le prénom de Rachel. Pendant que j'étais conseiller municipal et trésorier de la commission des fêtes, je la vis pour la première fois, au couronnement de la Rosière. C'était une ravissante brune aux yeux expressifs, correctement à la mode de l'époque et s'exprimer parfaitement sans la moindre extravagance. Avec beaucoup d'astuces, elle s'approcha de moi et me certifiant avoir égaré son invitation, me pria gentiment de l'introduire dans la salle de réception, ce que je vis volontiers, mais failli regretter par la suite... Elle fut d'abord très convenable, mais après la Lunel, elle trinquait avec désinvolture à tout bout de champ et vis des systématiquement tous les verres qu'elle pouvait atteindre. Aujourd'hui, personne ne suit le corbillard qui la porte au cimetière. Elle est la seule identifiée n'ayant aucune couronne, ni la moindre fleur. Quelle déchéance. La dernière fois que je la vis, en prenant l'autobus au barrage, elle était ivre morte, sale et tellement vieillie que je ne l'avais pas reconnu au premier abord. Pauvre et faible Humanité !


Texte anonyme attribué à Gaston Christol (1886-1982) sur la base d’un document manuscrit découvert en 2024 dans un livre de sa collection personnelle.


#Journal, par Grégory Roose