Se lever un matin. Sortir, pieds nus à la merci des cailloux, sur le perron frais, pour s’enivrer de l’air nouveau. Regarder la montagne enveloppée, au loin, par l’aurore provençale qui s’écoule de ses ravines. S’étirer de tout son long. Écouter, plutôt qu’entendre, la vie qui s’éveille dans les arbres et les buissons. Abandonner son téléphone sur sa table de chevet. Respirer, vivre.
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#Micronouvelle, par Grégory Roose
Un étrange instrument de musique, bibelot anonyme suspendu au mur d'un château, attira l'attention du jeune visiteur. Il s'en approcha, impatient de jauger cette curiosité médiévale, guidé par la main de son père. C'était une vielle à roue. Alors qu'il s'en détournait déjà du regard, happé par d'autres distractions, il surprit son père enlaçant la vielle ainsi que l'on protégerait un nouveau-né. Machinalement, les yeux à demi clos, il se mit à faire tournoyer sa roue dont s'échappa une mélodie monocorde aux étranges vibrations.
Les derniers visiteurs s'approchèrent du musicien malgré lui, envoûtés par ces sonorités qui traversaient les siècles. Ses doigts dansaient avec aisance sur le clavier dans une cadence mélancolique. Elle s'invitait dans l'ancienne salle des banquets réfroidie par les derniers bâillements du crépuscule. Les corps étaient figés, mais les âmes dansaient.
La musique s'arrêta et l'homme restitua au vieux mur son partenaire silencieux. Il tendit la main à son fils, bouleversé par cet instrument qui l'avait possédé. L'enfant accompagna son père dans l'obscurité d'un long couloir sans fin.
#Micronouvelle, par Grégory Roose
Il pleut dans l’église. Des violons absents résonnent dans nos cœurs blessés. Nous regrettons ta voix nous parlant avec douceur, ton œil pétillant quand tu nous regardais enfants, fier alors que nous grandissions, de marbre à l’approche du long hiver.
En ce matin immobile, tu ne vois plus rien. Le bois et l’encens sont ta seule parure que nos regards incrédules couvrent de mépris.
Nous fixons l’organiste, discrète et singulière, ornant de ses notes nos profonds silences, caressant un clavier qui sanglote la beauté du monde.
Après toi, elle s’en ira dans l’indifférence de ceux qui ne l’attendaient pas, exhausser de sa musique l’inéluctable et le sacré.
#Micronouvelle, par Grégory Roose
Ce soir, j'ai peut-être tué un homme. La route était sombre, engouffrée dans la nuit. Je roulais en direction de Veynes pour rejoindre une gare sans train, happé par la voix hypnotique d'un animateur de radio.
Je n'ai rien pu faire. Je n'ai rien pu faire et pourtant je l'ai vu. Il s'avançait vers moi, presque immobile, traversant la route d'une rive à l'autre pour finalement revenir sur ses pas. Je sens encore son crâne cogner contre mon châssis et son corps frêle rebondir d'une roue à l'autre. Son ombre flâne encore dans mon rétroviseur, inanimée sur ce fleuve noir jonché de semblables charognes.
Ce soir, j'ai peut-être tué un homme, mort de chagrin, orphelin de tendresse. Son chat est mort et ne reviendra plus.
#Micronouvelle, par Grégory Roose
Elle n’aimait les hommes que par simulacre, charmée par les liaisons homogènes. Il ne tolérait les femmes que sous le joug de ses désirs. Insoumission ? Colère. Rage. L’agression devenait inévitable. L’humiliation publique fut brève et son dénouement sans surprise. La jeune femme s’effondra. Des larmes de vie ruisselèrent de sa gorge bâillante. Mais la mort violente de sa victime n’était rien pour lui. Il devait soumettre tout à fait cette outrancière et ses turpitudes.
Il entreprit, dès lors, de lui arracher son dernier souffle par une estocade graveleuse, son visage embrassant les pavés. La saillie macabre fut rapide et sauvage. Alors qu’il jaillissait dans la tiédeur du cadavre qu’il chevauchait, il retourna vers lui la tête de sa victime, qui se détacha sans peine de son corps souillé, et porta au ciel l’humiliante oblation. La foule transie ensevelit la morte dans une communion lapidaire. Soudain, dans le mugissement indifférent de la ville engourdie, triompha le cri de guerre des nouveaux maîtres : Allahu Akbar !
#Micronouvelle, par Grégory Roose
Le téléphone sonna. C'était le Général. Habituellement, ce genre d'appels annonçait du travail supplémentaire, s'accumulant sur les dossiers urgents et les affaires en retard. Sa voix était grave et posée, légèrement grésillante.
- Grégory ? Tu es occupé aujourd'hui ?
- Pas assez pour vous refuser un service, mon Général ! répondais-je avec malice. Le Général souriait à l'autre bout de la ligne.
- Bien bien. Rendez-vous à 11 heures sur le parvis de la Grande Arche. Tu passeras chercher le Commandant. Vous y irez ensemble. Tu sais, c'est pour la photo. Ça prendra 5 minutes !
En raccrochant, je souriais à mon tour. Je savais que j'en aurais pour une heure au bas mot, mais je profiterai de cette pause pour respirer entre deux dossiers. Le Commandant m'attendait dans son bureau, en tenue de cérémonie. Nous conversions régulièrement, toujours brièvement, surtout lors des repas organisés par Cédric chaque semaine, au 18e étage de la tour Pascal.
- Prêt ?
- Prêt !
Nous partîmes vers notre point de rendez-vous, échangeant quelques banalités amusantes. Le photographe nous enjoint à nous regrouper, une pancarte à la main, pour que tout le monde «entre dans le cadre». Nous partageâmes un sourire amusé.
Je regardais cet homme tenir cette pancarte ridicule avec le même dévouement qu'il l'aurait fait pour n'importe quelle mission. Pour lui, il n'existait aucune tâche subalterne. Il avait un destin, servir. Servir comme si sa vie en dépendait. Servir quitte à la perdre.
C'était la dernière fois que je le voyais. Il s'appelait Arnaud Beltrame.
#Micronouvelle, par Grégory Roose
Portimao, Algavre, Portugal. La plage s'étire entre deux caps, l’un tourné vers l’Afrique, l’autre vers les Amériques. A nu, le site est une invitation au voyage et à l’oubli de soi, seul face la méditerranée mourant lentement dans l’Atlantique. Mais les mois d’été vomissent invariablement leurs flots de touristes dans lequel le paysage s’efface et s’effondre pour laisser sa place à un autre, semblable dans sa forme, comme dans l’ambiance qui y règne, à tous les sites touristiques de la planète lorsqu’ils sont assaillis par la masse.
Cette interminable crique n’est belle que nue et ma seule présence participe déjà à son enlaidissement. J’en ai conscience. Alors, j’essaie de m’y faire discret. Le bruit de mes pas s’efface dans celui des vagues. Le vent couvre ma respiration, excitée par mon besoin de distinction. Mes doigts s’engouffrent dans le sable tiède et mon regard s’abandonne vers le soleil couchant. Je suis seul avec elle, car je n’entends plus ces milliers de voix désaccordées qui bruissent à l’unisson, ni celles des enfants qui voient l’ouvrage de leur après-midi détruits par une vaguelette scélérate ou celles de leur mère qui les appellent pour les consoler.
La nuit tombe, lentement. Tous abandonnent la Praia de Rocha, répondant a l’appel des restaurants et des bars ouverts jusque tard dans la nuit. Je me joindrais bientôt à eux, car après tout, même si je tente de me convaincre du contraire, je ne plane pas, en âme supérieure, au dessus de cette masse que j’honnis. J’emprunte les mêmes avions, je fréquente les mêmes agences de location de voiture, dors dans les mêmes hôtels, fait la queue aux mêmes buffets à volonté et photographie pareillement le sites touristiques qu’elle consomme, participant au viol collectif de leur beauté immaculée pendant des siècles.
Je suis la masse et rien ne me distingue d’elle, à part, peut-être, ma conscience d’y n’être rien.
#Micronouvelle, par Grégory Roose