Grégory Roose

Nouvelle

Adrien est né ici, à Digne-les-Bains, où il a passé une grande partie de sa jeunesse dorée par un soleil généreux. Son retour au pays s'était fait sans bruit, dans la discrétion d'une vie passée loin de ses amis d'enfance, des bancs publics qu'il avait usés à la sortie des classes, de l'épicerie Richaud où il se servait en bonbons quand la vieille Louisette lui tournait le dos. Des souvenirs puérils inondèrent ses yeux secs, ceux d'un homme de pouvoir qui s'affaissait sous le poids des responsabilités confisquées. De sa retraite, il n'était riche que de l'évocation des douceurs innocentes de l'enfance. Il pensait tout connaître de sa ville dont il gardait une image figée. C'était son fief, son port d'attache, ses racines, bien qu'il n'y soit jamais retourné après l'avoir abandonnée, voici presque cinquante ans. À vrai dire, il connaissait mieux Bombay ou Vladivostok que cette petite ville thermale de seize mille habitants débordant des montagnes d'où jaillissent trois rivières impétueuses. Dans la hardiesse d'une jeunesse aux mille promesses, il avait voulu fuir la torpeur de cette modeste cité qui deviendrait le précieux coffret de ses souvenirs juvéniles. À l'aube de son dernier hiver, Adrien voulut s'en saisir pour l'ouvrir, une dernière fois.

Il marchait péniblement dans sa ville, blessée par la violence minérale du bitume qui recouvrait le tapis vert de ses jeux d'enfants, aujourd'hui engloutis. L'épicerie Richaud n'était plus, ni même son enseigne à l'esthétique si caractéristique des commerces d'antan. Une vitrine rouge sang, agressée par des lumières froides, imposait à la vue des rares badauds les fruits de la technologie portative qui éloigne les gens qu'elle prétend rapprocher. La certitude de ses souvenirs voulait résister au mur cruel de la réalité. L'ambiance bienveillante de la rue de l'Hubac, animée par la verve provençale de ses commerçants disparus, avait succombé dans les années quatre-vingt-dix à l'invasion de ces temples froids de la consommation venus ronger, aux marches de sa ville, les terres nourricières de ses aïeux. Des commerces morts entrecoupaient, de part et d'autre de la rue, le flot continu de téméraires enseignes comme les caries gâtent l'harmonie d'une jolie bouche devenue fétide. Il s'enlisait dans le gouffre de ses souvenirs déchus, incapable de reconnaître le boulevard où travaillaient autrefois ses parents. Les nombreuses échoppes qui y procuraient les plaisirs de la table se faisaient désormais discrètes, engoncées dans une armada d'agences bancaires, de cabinets d’assurance et de trafiquants de services que l'on offrait jadis en échange d'un simple sourire. Il reconnaissait à peine le tracé tortueux qui l'emmenait, enfant, jusqu'à la fontaine monumentale où l'attendaient alors ses amis Patrick, et Alain, pour aller conquérir, du haut de leur bicyclette, les étendues sauvages de la vallée du Mardaric. Ses amis n'étaient plus, mais les fantômes de leur jeunesse riaient toujours aux éclats sous le soleil couchant de Digne-les-Bains.

Adrien se sentait seul dans cette ville qui n'était plus la sienne. Il songeait aux souvenirs de sa ville d'enfance qui s'évaporaient à l'ombre du Cousson, immuable vague minérale veillant sur la ville et qu'il tenait désormais pour seul repère de ses espoirs damnés. Assis sur le solide muret qui protégeait le jardinet de sa maison natale, il respirait, dans l'intimité de la pierre d'où résonna son premier cri, l'air cruel du soir qui lui volerait son dernier souffle.


#Nouvelle, par Grégory Roose, extraite du recueil Train de nuit