Chronique littéraire 6 (Beccaria)
Laurent Beccaria – Helie de Saint Marc
Première ici : une biographie! Écrite en 88 par Laurent Beccaria, cette biographie d'Hélie de Saint Marc le raconte, depuis son enfance dans le sud-ouest jusqu'à après sa sortie de prison, en passant par la résistance, la déportation, la guerre d'Indochine, d'Algérie, le putsch, le procès et la détention.
S'appuyant sur de nombreux entretiens avec le concerné et son entourage, des documents officiels et des archives privées, cette biographie met en avant une personnalité atypique dans les milieux militaires, et un homme doté d'un physique extraordinaire (membres des commandos parachutistes pendant 15 ans), d'un caractère curieux, aiguisé, faisant preuve d'une rare clairvoyance sur la situation de la France, malgré une décision -celle de soutenir les généraux du putsch d'Alger en 61- prise rapidement et qui lui coûtera très cher.
Ce livre est également l'occasion de mieux comprendre les dispositions psychologiques et le parcours de cette génération embarquée dans l'armée à la suite de la 2nde Guerre Mondiale, très hétérogène mais avec cette volonté de redorer le blason d'une armée balayée en 40, souvent maltraitée car au carrefour de changements historiques géopolitiques et de décisions politiques discutables.
Ce livre, sans doute biaisé en faveur de son héros, éclaire cette période de notre histoire récente. J'en ai extrait beaucoup de morceaux… Bonne lecture!
“Montherlant, c'était l'héroïsme, peut-être un peu facile, que j'ai décodé plus tard quand j'ai eu de la bouteille. Mais une très belle langue. Avec une notion du service inutile, de la gloire qui se suffit à elle-même, quelqu'un qui fait son devoir et son travail au-delà des conséquences concrètes de ce qu'il fait, un stoïcisme qui ne pouvait que plaire à une âme d'adolescent [dans les années 30]”
“La rigueur de Joseph Denoix de Saint Marc le [Hélie] façonne davantage: le droit, le travail, l'amour de la terre, le mépris de l'argent pour l'argent, le sens du devoir… Toute une éducation provinciale et catholique des années 30, avec ses limites et sa noblesse.”
“Je n'avais pas l'idée d'une Résistance telle qu'on la représente aujourd'hui, de manière globale, monolithique. Je ne disais pas: “Je fais partie de cette grande armée secrète… mais plutôt: “A un tout petit échelon modeste, je fais quelque chose qui va aider à transformer, très peu sans doute, le cours des choses”
“Pourquoi ai-je donc éprouvé dans ce milieu [celui de la Corniche, préparation pour l'entrée à St Cyr, qu'Hélie suivait à Versailles] un malaise qui m'amenait de plus en plus à me replier sur moi-même? Sans doute l'impression de quelque chose de clos, d'un peu artificiel, sans rapport avec le fabuleux bouillonnement du monde que m'avait fait deviner le colonel Arnould [chef du réseau de Résistance Jade-Amicol qu'Hélie côtoyait en vacances]. Beaucoup de mes camarades paraissaient l'ignorer et se satisfaire de leur état, dans un pays écrasé, occupé, ruiné, et bientôt sans école militaire. Tout cela me paraissait surréaliste alors que des Français de notre âge tombaient sur les champs de bataille ou sous les balles des pelotons d’exécution”
“Le statut des juifs heurte en effet ce chrétien [le père d'Hélie] scandalisé qu'un homme puisse être poursuivi pour sa religion ou pour sa race. A Bordeaux, lorsqu'il croise un passant portant l'étoile jaune, le bâtonnier de Saint Marc ne manque jamais de saluer l'inconnu d'un grand coup de chapeau théâtral, pour lui témoigner sa solidarité”
“..comme chaque soir depuis la déclaration de guerre, la ‘prière des voyageurs’, dédiée à tous ses enfants qui demeurent au loin: Henri dans un oflag allemand, Olivier à Madagascar, Suzanne en Afrique et Louis en Angleterre… […] (NDR: pour tous mes amis qui voyagent! :) ) O Dieu Qui ayant fait sortir de sa patrie Abraham votre serviteur, l'avez préservé de tout danger dans le cours de ses voyages. O Vous Seigneur Qui avez fait accompagner le jeune Tobie lorsqu'il dût s'éloigner de la maison paternelle, Daignez aussi veiller sur les voyageurs dont nous regrettons l'absence. Dirigez-leurs pas, protégez-les en tous lieux. Que votre main puissante et miséricordieuse écarte de leur route les tentations et les dangers, Que vos saints anges les portent entre leurs bras de peur qu'ils ne heurtent quelque pierre. O mon Dieu, Que votre douce Providence s'étende à tous les événements de leurs voyages et à leurs besoins de chaque jour. Qu'elle soit une consolation dans la solitude, un ami dans le long chemin, un ombrage dans leur chaleur, un couvert dans le froid et la pluie, un repos dans la fatigue, un asile dans le danger, un bâton dans les passages difficiles, un port dans le naufrage. Afin que conduits par Vous jusqu'à la fin, ils arrivent au terme de leur voyage et reviennent en santé dans leur maison. Qu'ils y retrouvent alors Seigneur, tous ceux qu'ils y ont laissés et qu'ils aiment. Que pas un regret, pas une absence ne vienne troubler la pure joie de leur retour.”
“Dans les derniers mois de son existence, le camp de Langenstein devient un champ clos où se déchaîne la violence d'un millier d’hommes réduits à l'état de bêtes luttant désespérément pour leur survie. Attaqués, les corvées de soupe arrivent à moitié dévalisées. Des détenus se jettent à terre pour picorer avec leurs doigts des rondelles de carottes et les épluchures qui flottent sur le sol boueux.”
“A son arrivée à l'hôpital le 11 avril 1945, Hélie Denoix de Saint Marc pèse quarante-deux kilos. A vingt-trois ans, dévoré par la dysenterie, il ne peut plus marcher et crache le sang. Pendant une semaine, il ne connaît même plus son nom. Il fait partie des 30 survivants d'un convoi de 1 000 déportés…”
[à la fin de la guerre] “L'armée attire alors un incroyable mélange […]: FFI ou FTP, brillants sous-officiers de la Ière armée, résistants de toute obédience ou déportés”
“C'est fou ce qu'on s'endurcit: je me suis surpris aujourd'hui, assis sur mon casque, en examinant à mes pieds le crâne coupé en deux d'un Viet, en train de penser: ”c'est drôle l'intérieur d'une tête“. C'est dingue. Redeviendra-t-on normal après tout cela?”
[Le Commandant Jeanpierre, chef hiérarchique de Saint Marc] “Ecoutez Saint Marc, il y a une chose que je dois vous dire.. S'il y quelques mérites à avoir été résistant, il n'y en a aucun à s'être fait piéger, cravater, à avoir été envoyé comme du bétail à pourrir au fond d'un camp de concentration, pendant que les autres continuaient à se battre. Si j'ai un conseil à vous donner, c'est de ne pas vous prévaloir de cette période de votre vie” […] –'ces propos m'atteignirent très durement”
“Dès 1927, le gouverneur Maurice Violette prévient cependant […] que des réformes fondamentales lui paraissent indispensables: 'Prenez garde. Les indigènes d'Algérie, par votre faute sans doute, n'ont pas encore de patrie, ils en cherchent une. Ils vous demandent la patrie française; donnez-la-leur vite, sinon ils en feront une autre”
“Un soir, la compagnie installe son bivouac sur les pentes sur des Nementcha vers El-Oued, là où le massif domine le Sahara. Le crépuscule d'or et de cuivre qui abat doucement son ombre sur le désert saisit brusquement Hélie, fourbu par une longue journée de marche. 'J'étais ébloui par ces immenses vagues de sable qui s'étendent de l'Atlantique au Nil, avec leur silence et leur pureté’”
“On parle des pieds-noirs comme des gros colons, alors qu'à côté d'énormes fortunes, le niveau de vie des Européen d'Algérie était nettement inférieur à celui des Français de métropole. On en a fait des excités d'extrême droite, alors que les valeurs de la gauche étaient très présentes: beaucoup de familles pieds-noirs descendaient d’exilés politiques, des communards du Frente Popular, les quartiers populaires votaient à gauche et le maire de Bel-Abbès, le fief de la Légion, était communiste. Ceci dit, je comprenais leur drame – la valise ou le cercueil, ce n'était pas du folklore, mais un déchirement humain terrible-, il était évident qu'ils ne voulaient pas voir le mouvement du monde et la fin des empires coloniaux”
[sur la torture] “il faut se replacer dans l'ambiance d'une ville livrée au terrorisme, où une fois, deux fois par jour, des hommes, des femmes, des enfants sont déchiquetés par des bombes. […] Dans cette ambiance sordide – car le terrorisme est sordide –, celui qui est responsable de l'ordre est-il ou non en droit de maltraiter des hommes dont il sait pertinemment qu'ils détiennent des renseignements? La morale élémentaire s'y oppose. Tranquillement, quand on est dans une ville paisible et dans un pays en paix, ce n'est pas possible. Quand on est dans le bain, je n'en sais rien. Ce n'est pas si simple de dire 'je suis contre la torture’, tout le monde est contre la torture. Mais vraiment sur le fond, je n'ai pas encore trouvé de réponse satisfaisante. Dans la guerre, il y a des horreurs. Les bombardements alliés sur l'Allemagne appliquaient une forme de terreur. Finalement, si je suis revenu de déportation, si les camps ont pu être libérés à temps, c'est peut-être parce que l'aviation alliée à ce moment-là a déclenché des bombardements aveugles sur Dresde, Cologne et Hambourg, massacrant des centaines de milliers d'innocents et mutilant des enfants pour toute leur vie. Il n'y a pas de guerre propre. On y trouve le reflet de la nature humaine, le bien et le mal qui cohabitent. Parfois c'est le combat d'un bien contre un autre bien, sinon du mal contre un autre mal.”
“Saint Marc était peut-être le seul officier français en Algérie que les correspondants étrangers respectaient intellectuellement et avec lequel ils recherchaient le débat. Et lui, avec une immense patience, ne se décourageait jamais, même quand il avait en face de lui des gens assez primaires. Il a plus fait pour faire respecter la 'voix de la France’ que tout la délégation française des Nations Unies de l'époque”
“L'Algérie française représente pour eux la lutte d'une génération, l'aboutissement de plus de quinze ans de guerre pour effacer mai 1940”
“[Le général Challe fait venir Saint Marc pour savoir s'il le suivrait pour le putsch] “Je suis un démocrate Saint Marc, ce ne sera ni un coup d'état fasciste, ni une revanche raciste. Êtes-vous des nôtres?
A une condition: qu'il n'y ait de notre part aucune violence inutile, aucun règlement de compte, et dans ce cas, mon général, je suis à vos ordres”
[le procureur Reliquet -en charge du procès de Saint Marc après le putsch- est convoqué chez Pierre Messmer, Ministre des Armées, la veille de la réquisition. Ce dernier lui met la pression pour condamner Saint Marc à 20 ans de réclusion] “J'explique à Messmer qu'il ne saurait être question pour moi de requérir une peine pareille contre Denoix de Saint Marc, et ce pour bien des raisons. La première est que les généraux chefs du complot ont été condamné chacun à 15 ans de détention. Il n'est donc pas concevable que leur subordonné, qui n'a fait qu’exécuter les instructions, soit condamné plus sévèrement qu'eux. Un autre motif s'oppose à ce que le maximum de peine soit infligé au commandant Saint Marc: un Tribunal ne juge pas un acte, mais l'homme qui a commis cet acte. […] et nous n'avons pas l'habitude de juger les hommes sur ce que nous les jugeons capables de faire dans l'avenir, mais sur ce qu'ils ont fait dans le passé”
“Depuis mon âge d'homme, monsieur le Président, j'ai vécu pas mal d'épreuves: la Résistance, la Gestapo, Buchenwald, trois séjours en Indochine, la guerre d'Algérie, Suez, et puis encore la guerre d'Algérie…”
“La vie est ainsi faite que le courage physique n'accompagne pas toujours l'indépendance d'esprit et de courage intellectuel”
“Les jeunes s'ennuient et se heurtent aux murs d'une prison dont ils ont eux-même construit les fondations, parce qu'on leur a appris qu'il n'était pas de bon goût de rêver aux belles aventures et d'aimer leur pays…”
[en sortant de ses 5 ans de prison à Tulle] “A quarante-quatre ans, Hélie Denoix de Saint Marc n'est encore qu'à la moitié de sa vie. Sans ressources, il doit trouver un emploi pour nourrir sa famille”
“J'ai compris la révolte d'une jeunesse [en mai 68] à l'égard d'une société dont les moteurs reconnus étaient le profit et l'argent et qui semblait vouloir réduire à la portion congrue le rêve, l'imagination et la générosité. L'aventure humaine, c'est quand même autre chose!”
“Ce qui me parait grave, c'est qu'on remue le fond de la conscience nationale en touchant des blessures anciennes mal guéries, sans que la jeune génération sache ce qui s'est passé et pourquoi”
“Je n'ai jamais compris pourquoi la France, après avoir consacré des sommes considérables à la guerre, [..] n'a pas trouvé ensuite l'argent pour la paix. On aurait pu prolonger d'un ou deux ans l'effort financier pour réparer les dégâts et sauver ce qui pouvait être sauvé: le vide administratif total de juin à septembre 1962 en Algérie, l'accueil des pieds-noirs et des harkis, etc. Il était difficile d'imaginer une fin de guerre aussi catastrophique”
“il n'y a pas de visage plus horrible que celui du soudard massacrant des innocents, mais il n'y a rien de plus noble que le courage conquis de vive force”
“Dans les dernières pages de ces cahiers, on trouve une citation de Montherlant, l'auteur de ses vingt ans: ’ce sont les mots qu'ils n'ont pas dit qui font si lourds les morts dans leurs cercueils’ ”