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Le jour où le Web s’enfonça un peu plus dans la tombe

🇫🇷 – mercredi 20 décembre 2017

Mots clés : #web, #DRM, #surveillance, #numérique, #Technopolice, #libertés

Aujourd’hui, j’aimerais aborder un sujet qui me tient à cœur, à savoir le Web, ses principes et les coups qu’ils reçoivent.

Ceux qui me connaissent savent que je ne perds pas une occasion pour taquiner les développeurs web, mais pour une fois ce ne sera pas le cas ici. Je tiens avant tout à apporter une précision non négligeable : les opinions exprimées ici sont strictement les miennes, personnelles, et ne reflètent aucunement l’avis des associations ou des entreprises dans lesquelles je suis ou ai pu être. L’idée derrière ce billet est surtout de pousser à la réflexion car même Tim Berners-Lee a des craintes.

Grumpy cat

Étant né au début des années 1990, j’ai pu voir arriver et s'installer durablement le Web (entre deux génériques karaoké de Pokémon) avec le “Web 1.0”, le web documentaire. À cette époque là, le Web et les internets (oui, j’ose dire les internets) se résumaient à un bon vieux boîtier bleu qui chauffait assez rapidement, avec un débit ahurissant de “56 k”, et qui ouvrait les portes du monde numérique avec ce bon vieux bruit si mythique. Pour ceux qui ne voient pas de quoi je parle, ici une vidéo qui résume bien l’époque.

À cette époque là, la seule chose qui pouvait nous soucier vraiment était la facture téléphonique à cause du hors-forfait. Si on avait souscrit un abonnement de 10h/mois, et qu’on avait le malheur de dépasser cette limite, la facture devenait vite salée (un peu comme les larmes de ceux qui la reçoivent vu les prix exorbitants à l’époque). Pas de Google, pas de Facebook, juste un labrador noir à envoyer faire des recherches (qui a pensé à le nourrir ?), un chat avec un casque audio sur la tête et une mule sympa. Et Windows 98 aussi.

Puis, vinrent les années 2000, avec l’émergence du “Web 2.0”, le web social, avec ses blogs, ses wikis, les premiers réseaux sociaux et une volonté de normaliser ce joyeux désordre que constituaient le XHTML et le CSS 2. Wikipédia arriva aussi, et on commençait à se dire que, finalement, les CD-ROM de l’encyclopédie Microsoft Encarta allaient vraisemblablement finir dans le cerisier pour faire fuir les corbeaux (indice, ça ne fonctionne pas trop). Mais à partir de là, une odeur de tarte aux concombres commença à se faire sentir. Car derrière toute l’excitation de publier ses photos de vacances (putain, combien de photos de pieds dans l’eau et de selfies sur les internets ?), de râler sur tout et rien (oui bon, je suis concerné) et d’exploser les planètes de ses voisins (OGame quand tu nous tiens), se profilaient l’appât du gain et la volonté de contrôler tout ça. Remarque, quand on galère à parquer un troupeau, on peut attendre qu’il se forme quelque part et mettre une clôture ensuite. C’est con, mais ça fonctionne.

Mais finalement, pourquoi est-ce que l’odeur de la tarte aux concombres numériques envahit de plus en plus le web ?

Premier enjeu, le contenu.

Au début, le Web était un endroit de partage. Bon, partage plus ou moins légal certes, mais d’échange avant tout. Si j’aimais une image, je l’enregistrais sur mon ordinateur (avec 2 disques HDD de 3 Go chacun, s’agissait pas de déconner sur le choix de l’image) et je la partageais. Si je trouvais un lien hypertexte pointant vers un contenu intéressant, hop, je partageais. Et ainsi de suite. Mais là où le partage de l’information et de la connaissance est, le profit et les droits d’auteur se cachent.

Étant libriste dans l’âme, comprenez-bien que la notion de copyright me donne de l’urticaire (sauf si derrière vous choisissez une licence open source), même si finalement c’est le nerf de la guerre. Sans rentrer dans les détails (et j’avoue que ce n’est pas du tout mon domaine), l’usage des droits d’auteurs tend à s’imposer lourdement sur la toile. Filtrage de contenu ou même blocage complet se mettent en place si le sacro-saint droit d’auteur est bafoué. Derrière l’idée sûrement louable d’éviter que les artistes soient floués (cadeau) les effets de bords peuvent être énormes. Quid des informations parues sur Wikipédia ? Des images d’artistes sur DeviantArt ? Ou des dépôts de code source de logiciels sur GitHub ? Le monde scientifique étant déjà soumis à la loi du billet vert, élargissons alors à tout type de document ! Mais derrière ça, c’est un flou juridique qui persiste, si large que même une image banale peut être soumise à ce droit (et parfois, c’est drôle à voir). En filtrant le contenu, on filtre l’information, et de fait la connaissance générale. Dommage pour un lieu de partage, non ? Et le pire dans tout ça, c’est que l’arsenal juridique est si flou, qu’il a tendance à faire plus de dégâts qu’autre chose. Il y a des plateformes de partage en P2P ? Fermons-les. Comment ça du contenu, difficilement accessible, tombé dans le domaine public, n’est plus accessible ? Rien à faire.

Vidéo bloquée sur YouTube

Autre exemple, les Digital Rights Management, ces bons vieux DRM. Toujours pour soutenir les éditeurs, pardon, les artistes, le World Wide Web Consortium (W3C) avait commencé à travailler sur le projet des Encrypted Media Extensions pour s’assurer que tout était en ordre. Vous voulez regarder une vidéo en ligne ? Vérifions d’abord si vous avez le droit de la voir. Vous êtes dans un pays où des accords commerciaux peuvent manquer pour écouter une chanson sur une plateforme de streaming ? Hop, vérifions donc ça. Empêcher quelqu’un d’accéder à une information, juste pour des raisons commerciales qu’il ne pige même pas, ne revient pas à une forme plus vicieuse de censure ? L’enjeu était tel, que le W3C a soutenu ce projet d’insérer dans les standards du HTML 5 les notions de DRM. Résultat ? Un Web un peu plus verrouillé, et l’Electronic Frontier Foundation (EFF) qui claque la porte avec une lettre ouverte.

Caricature de DRM

Dernier point relatif au contenu, et finalement au business, les bulles. Le Web étant passé de lieu de partage à lieu à forte monétisation, les réseaux sociaux se sont empressés de fournir du contenu à leurs utilisateurs et on ne le regrette pas en soit. Et pour ça, quoi de mieux que de mettre en place des systèmes de recommandations ? Après tout, si le contenu, et la publicité concernée, ramènent de l’argent, pourquoi pas non ? Sauf que, la technique a parfois ses limites, avec entre autres les fakes news. Là où on l’on partageait l’information en étant serein dans les années 2000, on en vient à douter de sa pertinence et de sa réalité en 2017, à tel point que le terme “d’ère de post vérité” est apparu.

Deuxième enjeu, la vie privée.

Pendant un long moment, les notions de chiffrement et de protection de sa vie privée étaient acceptables. Au mieux on se donnait l’image de quelqu’un de soucieux, au pire celle d’un geek qui bricole dans son coin mais qu’on aime bien quand même.

Mais depuis les années 2010, vinrent les ennuis. Par exemple, 2013 et sa Loi de Programmation Militaire. Capture en temps réel des informations, réquisition de documents, interceptions de communication, et tout ça dans un flou juridique constant et où le manque de détails laisse trop de permissivité. Mais bon, contre la délinquance et pour protéger les affaires, ça vaut bien le coup, non ? Puis arrivèrent les attentats. 7 Janvier 2015, 13 Novembre 2015, 14 Juillet 2016, des dates qui je pense ne peuvent être oubliées, et des faits qui ne peuvent être pardonnés. Mais l’unité et la solidarité qui sont apparus ont vite été remplacés par l’état policier. Le terrorisme se cache avec un routage en oignon ? Matraquons TOR. Les fanatiques chiffrent leurs communications (on dit chiffrer et pas crypter bordel) ? Essayons d’imposer des backdoors. Quelqu’un refuse de donner des identifiants de connexion ou des clés de déchiffrement ? Il est complice. Des abrutis en kalachnikovs font des recherches sur les internets ? Mettons des boites noires et gardons un maximum de données. Des discussions ont eu lieu sur des messageries instantanées chiffrées ? Interdisons-les. Et, en quelques mois, la présomption d’innocence a été remplacée par le soupçon, par défaut, de culpabilité pour tout le monde. Si vous n’avez rien à vous reprocher, pourquoi protéger votre vie privée ?

Campagne de communication

Dernier enjeu, le business.

Ce que l’on voit de plus en plus maintenant, c’est que là où le Web permettait le partage de l’information, et le cumul de connaissance, on trouve à la place des volontés mercantiles prioritaires.

Un site de torrents héberge des contenus violant les droits d’auteur ? D’accord, fermons-le, mettons ces responsables en prison, trop d’argent en jeu. Mais si un site web prône les valeurs familiales traditionnelles, défend des principes archaïques religieux et s’en prend aux droits fondamentaux des femmes à disposer de leurs corps ? Laissons-le là, les affaires ne sont pas menacées. Pour aller dans le sens commun je ne ferais pas de délation ;)

Quand on s’intéresse par curiosité au monde des cryptomonnaies, il est intéressant de voir les réactions des gouvernements, de la presse ne maîtrisant pas le sujet, et des experts autoproclamés. Soutient au terrorisme, financement d’entreprises criminelles, ou encore bulles spéculatives, les cryptomonnaies sont aussi dans le collimateur. Par exemple, les Initial Coin Offering (ICO). Imaginez un peu : des levées de fonds avec une monnaie décentralisée et non régulée, pour lancer des projets pouvant être louables, une bonne idée non ? Pour de plus en plus de pays, non. La Chine, et la Corée du Sud ont interdit ce mécanisme, la France veut le réguler. Mais pour avoir bonne conscience, est mis en avant le fait que le quidam moyen pourrait se faire arnaquer et perdre son argent, le vrai. Personnellement, je trouve que j’ai plus à perdre en achetant un album des Enfoirés qu’en investissant lors d’une ICO.

Campagne de communication contre la FCC

Enfin, et je dois avouer que c’est le sujet à l’origine de ce billet, les attaques incessantes contre la Neutralité du Net. Je ne vais pas faire une présentation de ce que c’est (sinon, vu la taille de ce billet, le peu de personnes étant arrivé à ces lignes n’ira pas au bout), mais, pour simplifier, cela va à l’encontre des principes même du Web. Mais bon, avouez qu’on n’est plus vraiment à ça prêt. La Neutralité du Net permet, à tous, d’avoir accès au même contenu, avec la même qualité de service, sans limitation, peu importe si l’utilisateur est un particulier, une entreprise ou un gros client ayant souscrit à une offre onéreuse. Si je veux voir une vidéo sur YouTube aujourd’hui, je devrais pouvoir la voir dans les mêmes conditions dans 6 mois, et mes amis aussi, même si notre fournisseur d’accès à Internet est différent, (et si son dirigeant fait du boudin). Sauf que ce principe fondamental du Web est remis en cause. Considéré comme dogmatique ou freinant l’innovation (ah ?), beaucoup souhaiteraient le voir disparaître. Et le 1er coup a été porté aux États Unis, avec la Federal Communication Commission (FCC). Mais finalement, payer plus pour plus de contenu (pourtant accessibles) et de meilleures performances, cela ne ferait pas furieusement penser aux années 1990 ? Remplaçons le modem 56k par une box d’un FAI quelconque, les forfaits liés aux débits par des forfaits ciblant le contenu et le tour est joué. Tu veux, tu payes. Tu ne peux pas payer ? Tu n’as rien, ou alors seulement accès à un sous-Internet, fallait avoir plus de sous mon p’tit bonhomme.

Bref, quand on fait tout ce constat, avec un peu de recul, on en vient à se poser cette question : que veut-on réellement comme Web ?

Découvrir, jouer, apprendre, s’exprimer, se protéger et être libre ? Si c’est le cas, il est grand temps de réagir. Et ce ne sont pas les outils et groupes qui manquent. Citons par exemple Framasoft (avec CHATONS et Degooglisons Internet), La Quadrature du Net, FDN, Mozilla ou encore Les Exégètes Amateurs ou le Parti Pirate. La presse en ligne comme Numerama et NextInpact propose aussi de quoi réfléchir. Sans eux pour essayer d’ouvrir les fenêtres, le web finira par sentir le renfermé, et l’odeur enivrante du billet vert. Et tout sera finalement mis en place pour que le jour où un pays bascule dans le totalitarisme, tout soit prêt pour surveiller la population. Et ceux qui voudront se protéger seront vite ciblés. Mais bon, 1984, 2084 et V for Vendetta ne sont que des bouquins de fiction non ?

Je terminerais par cette citation de Sébastien Soriano, patron de l’Arcep :

La neutralité du net vise à protéger le principe d’innovation sans autorisation, de manière à ce que le seul l’arbitre des innovations ou de la pertinence des contenus soit l’utilisateur.

Sur ces bonnes paroles…

Dernière mise à jour : mercredi 9 février 2022 Précédemment sur Medium et paper.wf

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