Promue

Alors le lendemain j’étais là en avance, trop peur de commettre une erreur dès le premier jour… Je venais à pied, ça m’a été « demandé » le premier matin, c’est la femme qui s’était chargée de la précision, c’est à elle également que je payais chaque fin de semaine (le samedi) la finalement très raisonnable contribution qui m’était demandée. Sous la neige, sous la pluie, par tous les temps tous les matins une demi-heure de marche, je me levais vers 5h ½, ça n’était pas le plus pénible à cause de mes insomnies, sauf quand j’étais réveillée vers 3 ou 4 heures du matin, je me levais au moment où je me serais rendormie…

J’ai répété comme ça sans interruption les katas une heure chaque matin, pendant des mois. Je les connaissais, il m’avait testée, le sensei a donc fait l’économie de me les enseigner, ce dont il ne m’avait pas caché qu’il était ravi. Il regardait et regardait très attentivement sans pratiquement jamais rien dire, seulement des indications pour améliorer un détail. Un jour je me suis rendu compte que je faisais les mouvements absolument sans y penser, que mon esprit s’était déconnecté (entre-temps j’avais acheté un iaito). Pour la première fois mon sensei m’a adressé vraiment la parole à ce moment précis pour m’arrêter. Je l’ai regardé, j’ai regardé autour de moi comme si je sortais d’un rêve confortable. « Voilà, vous y êtes quand même ». Le quand même ne m’a pas paru très flatteur. Les mois suivants ont été consacrés à ce travail de dissolution, de fonte dans le mouvement avec pour but de n’être plus que la lame, de cesser de me remplir d’intentions et laisser s’écouler le temps et les enchaînements de leur propre mouvement, que le simple fait de dégainer entraîne tout naturellement la suite des actes hors ma volonté propre, uniquement dans la logique interne de l’enchaînement.

Après environ la première année ainsi écoulée, un matin j’appris que je devais venir le lendemain en fin de matinée, cette fois, toujours à pied, naturellement. C’était un dimanche. La grande salle toujours vide pour moi le matin était peuplée d’une demi-douzaine d’hommes plus ou moins jeunes, je me trouvais la seule fille, je me suis sentie minuscule. J’ai eu un mouvement de recul à l’entrée, d’un signe de tête impératif, le sensei m’a fait entrer. Il m’a présentée et m’a fait asseoir au pied d’un des longs murs, c’était toujours à moi de deviner ce que je devais faire, j’ai regardé ce qui se passait, je ne voyais pas quoi faire d’autre. L’un après l’autre les élèves dégainaient et dans le même mouvement tranchaient un morceau de bambou vert d’une trentaine de centimètres et gros comme mon bras, dans l’idéal le bambou simplement posé sur une colonne de bois ne devait pas tomber. Le sensei ramassait la partie tranchée et avec l’élève en observait la coupe. J’avais déjà eu l’occasion enfant de me livrer à des exercices de ce genre mais avec une natte roulée, je n’avais jamais vu l’exercice au bambou. Quand tous ont eu l’occasion de s’y essayer plusieurs fois, certains plus, d’autres moins, ça a été mon tour. Je n’avais pas tenu un vrai katana de coupe tel que celui que le sensei me tendait depuis l’âge de 12 ans, et cela, alors, me terrorisait… J’ai eu soudain du mal à avaler ma salive, j’avais dans la bouche sous la langue un goût comme de métal, et il me semblait devenir plus rouge que le soleil du drapeau national, en même temps j’avais froid, mon dos s’était figé.

J’avançai pleine d’appréhension devant la colonne. NON me fit le sensei. Recommence. Trois fois comme ça. La 4e fois je lâchai enfin mon esprit, « et puis zut » j’aurais pu dire, mais je ne parlais pas français, j’avançai, vide, tranchai, reculai de 4 pas, en garde haute puis rengainai. Ça avait duré une infime portion de temps et pourtant une éternité comme un film au ralenti…

J’avais conscience vaguement qu’il s’était passé quelque chose, tous étaient silencieux, mais c’était la règle après tout. Le sensei me regardait d’une drôle de façon, pour la première fois j’avais l’impression qu’il souriait, bien que son expression sévère n’eût pas changé. Il avait ramassé la partie tombée et me la tendait. La coupe était droite, sans aucun arrondi, c’était ma première coupe et elle était parfaite, le biseau était lisse sans trace d’éclat à sa sortie, ma tenue de sabre avait été juste. « Recommence la même chose tout de suite 2 autres fois »

Je le fis, 2 fois.

« À partir de demain tu viens à 1h de l’après-midi, à jeun. » J’avais maintenant 21 ans ½. Je ne le savais pas, mais je venais d’être promue disciple de l’école KK… Mon véritable apprentissage allait pouvoir commencer.

Shinken

J’ai reçu l’enseignement de mon sensei encore 4 ans, mais de manière moins quotidienne, jusqu’à mon départ du Japon. J’appris ainsi, et j’assimilai comme je pus les techniques traditionnelles du combat au sabre et quelques autres choses, mais l’important était ailleurs. J’apprenais aussi à apaiser ma volonté, à me décentrer et m’effacer, à accepter mes qualités et mes manques, au moins le temps des katas ou au moment où je devais affronter un adversaire afin qu’il ne rencontre que le vide et ne puisse par conséquent pas m’atteindre. Être vide d’intention afin que la lame dirige le mouvement de mon corps et non pas l’inverse qui est l’attitude ordinaire. J’appris que la vraie spontanéité, le vrai naturel est sans intention. Mon passé et les traumatismes qui m’avaient marquée étaient toujours douloureux, ils le sont toujours, mais j’appris à les regarder comme on regarde un spectacle. Cela ne calmait pas mes insomnies, ni mes cauchemars, je ne sais toujours pas encore m’effacer dans le sommeil, j’ai quitté mon enseignement trop tôt, mais à l’état de veille je vis de mieux en mieux la présence de ce passé.

Trois ans s’étaient écoulés, ou un peu plus, mon sensei m’annonça un jour qu’il était temps pour moi de recevoir mon shinken, il avait trouvé la lame convenant exactement à mon esprit et mon corps. C’était une lame ancienne, il faudrait la faire monter. Cependant mes moyens ne me permettaient ni une monture de luxe ni, de toutes façons, l’achat. Keiko organisa une collecte auprès de toutes les amies et amis, une photographe donna une importante contribution, et ajouté à mes économies, le montant total était réuni en quelques semaines. La monture est sérieuse mais sans aucun luxe, tsuka ito en coton noir, j’ai de petites mains et c’est plus doux, tsuba ronde sans ornement en acier noirci… Je ne peux exprimer toute la reconnaissance que je leur dois, sinon en restant toujours digne de leur générosité. Cette lame a un défaut, infime, seul un œil exercé peut le deviner. « Ce sabre est à ton image », me dit le sensei, « comme toi il est marqué, mais comme toi ça ne peut l’empêcher de faire bien ce pour quoi il est fait, lui pour trancher, toi pour vivre droite ». Mon shinken, qui m’accompagne et me rappelle depuis la voie lorsque je faiblis, me fut remis lors d’une cérémonie privée, en présence de quelques dignitaires de l’école KK… Je ne sus que plus tard qu’il s’agissait d’une sorte de brevet d’aptitude, les choses ne sont jamais clairement dites, chacun comprend ce qu’il peut, et l’enseignement est donné non pas en référence à une théorie mais en fonction de qui le reçoit, c’est pourquoi il ne peut être communiqué que de maître à élève.

Pendant ces années, je faisais toujours équipe avec Keiko, nous habitions séparément, mais aussi parfois l’une chez l’autre lorsque nous avions besoin ou envie de longues journées et de longues nuits d’amour sans autre limite que notre capacité à jouir l’une de l’autre longuement. Je continuais à travailler comme modèle et comme hôtesse d’occasion. J’avais ainsi rencontré un peintre photographe français et son épouse, on avait eu l’occasion de travailler deux fois ensemble, et leur gentillesse, leur distance affectueuse (ils étaient beaucoup plus âgés), leur respect pour ma nudité et les résultats des shootings m’avaient beaucoup rapprochée d’eux, nous étions vite devenus assez amis pour que je leur raconte beaucoup de choses de ma vie. Nous parlions un mélange de japonais et d’anglais curieux mais suffisant pour exprimer des sentiments complexes. Cette collaboration, l’approche du corps et de la nudité qui la sous-tendait ont énormément fait pour me réconcilier avec mon image physique. J’ignorais à quel point cette rencontre allait compter pour moi dans les années qui suivirent et jusqu’à aujourd’hui.

Scandale

Je vivais à Nara depuis un peu avant mes 19 ans, je m’étais fait des amis, j’avais une relation amoureuse avec Keiko, même des amis français. Depuis plusieurs années je travaillais comme modèle dans une école de dessin, aussi pour des photographes et des peintres, et même à l’occasion hôtesse dans un bar de nuit pour dames étrangères. J’avais franchi plus ou moins sans le savoir des grades dans l’apprentissage du kenjutsu, et après tout un bon niveau, je le sais maintenant après l’avoir expérimenté contre mon frère aîné, mais ça sera dans quelques années de cette histoire.

Petit à petit je me bâtissais une vie dont l’avenir était possible. Mes cauchemars, sans disparaître, commençaient à s’espacer et malgré mes insomnies je n’avais plus cette angoisse de la nuit qui me faisait sortir, pour souvent m’endormir dans un des bars que nous fréquentions, où je savais pouvoir compter sur la gentillesse des serveurs et des patrons qui me laissaient dormir jusqu’à la fermeture. Je faisais partie du décor.

La série de photos réalisée plusieurs années avant avec Keiko pour cette photographe dont j’ai parlé était ressortie dans un magazine à fort tirage, elle remportait cette fois un gros succès de la critique et du public, autant à cause de ses qualités graphiques que par le sujet très cru, exposant sans censure le rapport lesbien entre les deux modèles et, je n’ai jamais su pourquoi, publiant mon vrai nom… Le sort a voulu que ce magazine (il en traîne dans tous les trains, des mangas, des magazines de toutes sortes, les gens les lisent et les laissent là) tombe entre les mains d’un employé d’un ministère, qui en parle au bureau à cause de mon nom et, pour finir, pendant une conversation au téléphone le ministre pose l’air de rien la question à mon père…

Scandale.

Tard un soir je rentre de mon bar pour dames, j’ai une curieuse impression dans ma rue en arrivant chez moi, mais je ne vois rien. Grosse erreur : je rentre dans mon immeuble, j’allume la minuterie, deux hommes en survêtements de marque. Au premier coup d’œil je vois que ce ne sont pas des bricoleurs ni des yakuzas. Ces deux-là sont des experts, je sens la dureté de leurs muscles à travers leurs survêtements. Je recule vers la porte sans les quitter des yeux, ils ne bougent pas même un cil. Il est évident que d’autres m’attendent derrière. Je m’arrête. Le plus âgé m’adresse la parole par mon nom suivi de san, ce qui est plutôt respectueux dans cette situation, car il est nettement plus âgé que moi. — On ne vous touchera pas si vous promettez de ne rien tenter — Qu’est-ce que vous voulez ? — Vous promettez ? Le type est très calme, mon impression se confirme, ces gars-là ne sont pas des rigolos, contre eux je n’ai aucune chance, ils pèsent plus du double de moi, je n’ai rien à espérer, surtout s’il y en a deux autres dehors. Autant éviter la contrainte physique, je ne supporte pas. Après on verra. — OK, je promets. En français c’est je promets, en japonais c’est plus que ça, c’est je donne ma parole, j’engage mon honneur. Ils savent certainement ce que j’y mets, d’ailleurs ils en savent probablement assez sur moi pour venir à au moins quatre. Celui qui a parlé me tend la main — Téléphone. Je donne mon portable. On sort, les deux derrière moi et il y a en effet deux autres dehors, du même genre. Une grosse auto noire stationne dans la rue de droite, juste sur le côté, j’aurai dû la voir, elle était dans l’ombre mais quand même. Je me mords la lèvre, je me suis laissée avoir comme une sotte.

On roule un long moment, moi assise derrière, coincée entre les deux premiers, on va vers un quartier moderne, on s’arrête devant un hôtel genre plutôt select et discret, on entre, toujours deux devant deux derrière, l’employé au bureau regarde ailleurs, fasciné par le spectacle du calendrier apparemment, ascenseur, une chambre plutôt grande, avec un salon. La porte se referme derrière moi. J’entends le déclic de la serrure électrique, on a ôté la poignée intérieure. Je vais aux fenêtres naturellement, l’immeuble est climatisé elles ne s’ouvrent pas. Je fais le tour, la salle de bain est aveugle, il n’y a plus d’alarme au WC, et il n’y a pas de téléphone, les prises sont vides.

Ils ne m’ont pas fouillée, j’ai mon tantō dans la ceinture, dans mon dos, c’est toujours ça. Je comprends que c’est un coup de ma famille, je ne sais pas ce qu’ils préparent, mais si c’est pour me renvoyer dans une secte ou quelque chose du genre ou pire encore, je sais comment faire depuis l’âge de 10 ans peut être, ça demande une fraction de seconde, cette fois je me tue, je ne me raterai pas.

Colère

J’étais là à me demander ce que ma famille me voulait. Parce que c’était ma famille, forcément. Si ces types avaient voulu mon cul ça aurait déjà été fait, pareil si c’était pour me tuer on m’aurait pas amenée ici avec ce salon-canapé-fauteuils uniquement pour mon confort personnel.

Comme rien ne se passait, j’en avais assez de tourner en rond, je me suis allongée toute habillée sur le lit (j’étais en pantalon Tshirt, on était à la fin de l’été, il fait chaud à Nara, j’ai éteint la lumière sans espoir de dormir mais au moins de me reposer, on était plus près du matin que du soir… J’ai dû sursauter quand j’ai entendu la porte s’ouvrir, j’avais dormi, faut croire, la fatigue aidant. J’étais debout avant qu’on entre dans la pièce, prête à tout, mon cœur battait comme celui d’un oiseau. C’était le type qui m’avait adressé la parole, petit déjeuner d’hôtel, standard mais correct, le 2e costaud était à la porte pour assurer. J’ai tenté quelques questions, sans réponse. Après un tour d’inspection très professionnel mon bonhomme est reparti sans un regard sans un mot, il était clair que je ne l’intéressais absolument pas. Au moins ils n’ont pas en tête de me faire mourir de faim…

Je ne savais pas s’il était prudent de me laver, prendre une douche, tout ça, c’était risquer de me retrouver prise à poil par surprise, puisque il n’était pas question de frapper avant d’entrer, je me contentai d’une toilette rapide, les dents (brosse et dentifrice fournis par l’hôtel) les fesses, heureusement j’avais pas mes règles… Il n’y avait rien dans ces deux pièces pour s’occuper, quand c’est comme ça on pense, et mes pensées n’étaient pas joyeuses, personne ne savait ce qui m’était arrivé ni où je me trouvais, j’étais dans une belle merde, réduite à mes seules ressources, je n’en menais vraiment pas large.

Vers la fin de la matinée, à ce que je supposais, nouvelle entrée.

Mon frère aîné marche sur moi, je suis sur la défensive, mais il m’attrape brutalement par le bras et m’entraîne dans le salon où il me jette dans un des fauteuils, le tout sans un mot mais avec une rage évidente et la volonté de faire mal, mais ça a toujours été son mode de relation avec moi, pas de surprise de ce côté, la surprise c’est ce qui a suivi : mon père, l’image de la colère patriarcale japonaise en personne.

Immédiatement il me couvre d’injures et de reproches, hurlés d’un trait, et je comprends enfin la raison de mon enlèvement puisque c’en est un. Quelques siècles auparavant ma tête aurait volé à travers la pièce et l’histoire était terminée pour moi, c’est certain. J’étais une guerrière de gouine sans pudeur, une traînée on dit en France, on pourrait plus jamais me marier, je servais plus à rien, oui, oui, messieurs-dames, c’est ce qu’il a dit. Au lieu de me faire fondre de terreur, cette comédie m’a au contraire fait reprendre tout mon sang-froid, j’ai attendu que la crise soit passée, tout en me demandant ce qu’il se passerait maintenant s’il avait, là, une attaque cérébrale, rouge comme il était et grotesque… Au bout d’un moment il lui a bien fallu reprendre son souffle et s’éponger. Il s’est assis, et alors m’est venue l’idée géniale : le dossier complet depuis les abus sexuels de mon oncle et sa femme jusqu’aux viols des vidéos pornos, les traitements sadiques dans la secte, les dates, les noms, les lieux, mes dépositions à la police, mon dossier médical, tout ça chez un journaliste ! Profitant d’une seconde de silence j’ai pris la parole à mon tour, très péronnelle, je sais faire, mais je jouais très gros : — Bon, ben vous allez me reconduire chez moi maintenant, parce que sinon dans très peu de temps cette histoire de photos ça sera rien du tout à côté de ce que vont publier les journaux, etc. Mon frère n’a pas bronché, mon père a ouvert la bouche et l’a refermée et s’est levé là j’ai cru qu’il allait me tuer sur place, il m’a montrée du doigt en silence et s’est rassis. Il avait retrouvé tout son calme, d’un coup.

— Tu vas partir en France, tu es née à Paris, tu as droit à la nationalité. On te loge, on te versera une pension, tu vas jurer de jamais revenir au Japon, que plus jamais tu saliras notre nom, qu’on ne pourra pas te reconnaître sur tes saletés de photos, je veux plus te revoir jamais, va-t’en, on t’enverra tes papiers, tout, ici à Nara. Je veux qu’à la fin de l’année tu sois partie, va-t’en tout de suite, FOUS LE CAMP !

Je n’ai pas demandé plus.

J’ai récupéré mon portable, ai prévenu Keiko, je suis rentrée en taxi, arrivée chez moi je me suis enfermée avec elle, je tremblais comme si j’avais la fièvre. Elle est restée près de moi toute la journée et toute la nuit.

Je dois avouer que la perspective de vivre à Paris, en France, m’a très vite terriblement excitée, je ne savais pas quand je partirais, mon père avait évoqué la fin de l’année, ça me laissait 4 mois pour me préparer et faire mes adieux. Il me fallait prendre d’urgence des cours de français.

Vers la France…

Prendre des cours de français… C’était un sacré programme pour une fille qui n’était plus jamais allé à l’école depuis l’âge de 15 ans, ce qui n’était pas rien, mais, après tout je parlais assez bien l’anglais, ça devait aider, déjà je lisais couramment les rōmaji. Mes amies et amis ont été tout de suite partants pour me trouver ça, ils étaient enthousiastes à l’idée que j’allais devenir française, même si moi je n’y croyais pas vraiment. Keiko, forcément n’était pas enthousiasmée du tout, la perspective de notre séparation ne l’enchantait pas plus que moi. En fait, nous étions assez déprimées l’une et l’autre, nos nuits étaient plus fréquentes mais beaucoup moins joyeuses qu’auparavant. Assez vite je trouvai un cours accéléré de français par un professeur très très très diplômé ce qui justifiait semble-t-il un prix très très élevé. Je n’avais pas beaucoup de choix, il me faudrait trouver davantage d’extras au club pour dames, ça devrait pouvoir marcher.

L’apprentissage des langues étrangères au Japon ne diffère pas de ce qui se pratique dans toute l’Asie : On apprend TOUT par cœur, toutes les règles de grammaire avec les exceptions, en français c’est charmant, toutes les conjugaisons 1er groupe, 2e groupe, 3e groupe, verbes irréguliers, vous connaissez vous êtes français, les règles d’accord, être et avoir, les pluriels, choux hiboux genoux, etc., etc., etc. J’ingurgitais comme un personnage de Rabelais, je me goinfrais, les dieux et mes ancêtres m’ont heureusement dotée d’une très bonne mémoire, et ça n’était pas de trop.

Donc, au bout de 4 mois je savais lire, c’est un fait, et ma connaissance de l’anglais m’a énormément aidée. Je me rendrai compte immédiatement en arrivant à Roissy-en-France qu’une chose avait été gravement négligée : je ne comprenais absolument rien de ce qu’on me disait et personne ne comprenait la bouillie qui sortait de ma gorge.

Je ne recevais plus aucune nouvelle de ma famille, j’avais cru deux mois durant qu’ils m’avaient oubliée. Septembre et octobre s’étaient passés dans cette ambiance bizarre, nuits dans un bar à parler anglo-américain avec des femmes esseulées qui souvent s’intéressaient plus à mon physique qu’à mon esprit, amours désolées avec Keiko, répétition sans fin des mais ou et donc or ni car et autres rengaines prononcées de manière totalement fantaisiste cependant que je croyais que c’était du pur parisien.

Et puis un midi le facteur me livre un recommandé, que je signe comme il se doit de mon joli hanko. Mon passeport, une carte d’identité tous neufs, mes certificats, acte de naissance et que sais-je, un dossier complet : J’ÉTAIS DEVENUE FRANÇAISE sans avoir à bouger un doigt, j’étais domiciliée à l’ambassade de France à Tôkyô je sais pas trop pourquoi, je n’ai jamais cherché à savoir. Il paraît que la procédure avait été extrêmement rapide, un record…

Je craignais que le temps ne joue contre moi, j’ai donc mis les bouchées doubles pour mes cours. J’ignorais qu’acheter un logement à Paris, aussi petit soit-il (32 m2, en fait) prend au moins trois mois et que c’est incompressible même quand on s’appelle… et que le prix compte assez peu, parce que bien sûr on va y loger une fille indigne, une petite guerrière dévergondée aux mœurs douteuses mais c’est aussi un investissement à terme. Et finalement je reçus mes clés, ma nouvelle adresse et la paperasse nécessaire pour l’électricité et tout le tralala seulement fin décembre. Par la même voie on me fit savoir que ma place aller-simple dans le Tôkyô-Paris avec escale et en économique (ça, exprès pour bien me faire savoir que je n’étais qu’un rebut, pas une voyageuse respectable) était réservée dans un vol prévu pour la fin de Janvier 2019. Ça me laissait 1 mois pour faire mes adieux. Ce fut un mois difficile et déprimant pour Keiko et moi, le jour ou je montais dans le train pour Tôkyô nous pleurions « les larmes amères des amants séparés à jamais », les amies et amis venus me dire adieu n’étaient pas plus réjouis, je leur confiai en larmes celle qui fut mon premier amour, nous nous promettions d’écrire et tout ce qu’on veut, bien sûr, et puis le train est parti, moi dedans triste comme un arbre mourant, eux dehors que je n’ai jamais revus.

Et adieu Nara.

Ensuite commence un autre récit qui s’écrit chaque jour, l’histoire d’une jeune femme venue toute seule d’Asie, parfois comique, parfois dramatique, souvent tendre par la grâce de l’amour et de l’amitié, dont je suis curieuse de connaître la suite, curieuse de voir ce que demain apportera.

Le duel (cet épisode se déroule alors que Neko est en France depuis deux ans, elle a lancé un défi à son frère)

Donc, un mercredi matin1 j’avais rendez-vous avec mon frère aîné pour ce duel. Je lui avais lancé ce défi et il l’avait accepté de crainte de paraître reculer devant une fille. Il est mon aîné de 12 ans et a environ 30 cm et 50 kg de plus que moi. Il est maître d’armes. Je suis juste disciple d’une autre école de kenjutsu. C’est lui qui m’a forcée dès l’âge de 6 ans à me former aux armes traditionnelles en n’hésitant pas pour cela à me rouer de coups impitoyablement. Je tenais depuis si longtemps à cette confrontation, j’ai saisi l’occasion qui se présentait sans en prévenir mon sensei, contre toutes les règles… La rencontre se déroulerait en 3 reprises, au bokken, mais dans les conditions d’un duel réel au sabre : tous les coups sont permis. Un arbitre incontestable et pour chacun de nous deux un assistant étaient prévus. Le combat aurait lieu dans un endroit discret sans autres témoins.

Ma chérie était arrivée de Paris la veille au soir par l’autoroute, C et G mes vieux amis seront de la partie : C conduira l’auto et G va m’assister.

J’ai passé mon vieux hakama, coton bleu délavé, C me prête un très joli haori jaune à rayures. Il a les manches courtes et étroites au poignet, il ne gênera pas mes mouvements et si mon frère me démolit au moins je serai jolie à l’hôpital…

On arrive en avance, 9 h 05, un vigile nous ouvre la grille d’un site industriel, parking désert, on décide d’attendre dans la voiture. J’ai la trouille, ma princesse me tient la main en silence. J’ai du mal à avaler ma salive. Je n’ai pas peur qu’il me démolisse, j’ai peur de ne pas être à la hauteur.

Arrive une grosse auto noire, un homme en descend, c’est l’arbitre, il nous invite à le suivre, mon frère sort de la voiture, en tenue noire marquée du mon familial… D’un coup j’ai 6 ans, il me terrorisait et je sens mes jambes mollir sous moi, j’avance comme une automate, on entre dans un hangar vide, le sol est vert, très lisse et donne une impression de souplesse sous les pieds. Je n’entends pas l’arbitre qui nous rappelle les conventions, je suis comme un paquet de chiffons, je n’ose même pas croiser le regard de mon frère qui doit sûrement se réjouir de ma nervosité.

Face à face. Les bokken se touchent une première fois, l’arbitre donne le signal, immédiatement j’oublie tout, je suis seulement le prolongement du bokken, il me mène, mon esprit est libéré, ma volonté propre s’efface derrière les enchaînements de gestes.

Mon frère attaque très fort pour me donner une leçon, je pare un ou deux coups ajustés, il avance pour une attaque à la tête, au lieu de parer classiquement, je fléchis les genoux, ce qui l’oblige à avancer un peu plus les bras, car je suis plus petite, tac je le bloque par-dessous au poignet gauche, son bokken glisse sur mes cheveux, effleure à peine ma joue droite. Un point partout annonce l’arbitre.

Mais… Mais tout le monde l’a vu et lui sait : avec une vraie lame je lui tranchais les tendons et la veine du poignet, il était hors de combat. Au pire j’avais une légère coupure à la joue. C’est un gros 1er point.

Deuxième assaut très brutal, mon frère veut me blesser c’est évident. Encore attaque à la tête, je réponds classiquement d’un pas de côté, je m’incline à gauche, mon bokken allongé vertical protège mon dos où glisse son attaque à droite, je pivote sur le pied du même côté et le touche au côté droit exposé. Deux pour moi, contre un.

Troisième assaut, s’il gagne il faudra prolonger, je m’attends à quelque chose de violent. Je suis plus petite, donc je me rapproche très près pour le gêner. Mon frère met tout son poids sa force et sa colère ; légère et mobile j’esquive plus que je ne pare et vois la faille : je m’efface de côté et recule d’un pas devant une attaque au bras qu’il tente de me casser, lâchant mon bokken de la main droite que je lance derrière moi je porte un tsuki de la main gauche qui me fait gagner en longueur, il vient s’y planter…

J’ai gagné. J’ai été à la hauteur.

Je recule de cinq pas, l’arbitre proclame ma victoire, mon frère n’a pas bougé. Je crois qu’il me voit pour la première fois de sa vie. Il me domine de toute sa hauteur, son regard est d’une intensité incroyable, comme moi il a les yeux très noirs.

ET IL ME SALUE, mais pas comme au début du combat, ironiquement, non il me salue en égal.

J’ai ce que je voulais depuis tant d’années. Il aura fallu utiliser les armes que lui-même m’avait mises en main. Mais pourquoi ?

Je suis en seiza, vide comme un sac, mon esprit plane au-dessus de moi, je suis oiseau, l’arbitre et les assistants en rêve règlent les formalités.

Mon frère avant de sortir hésite, revient : « Je regrette…» un geste suspendu de la main… une seconde, puis sort. Je ne sais pas ce qu’il regrette, je ne saurai sans doute jamais, car je ne souhaite pas le revoir.

Sur le trajet de retour, contre la poitrine de ma princesse, moi petite fille, adolescente puis jeune femme, toutes les trois pleurent pleurent ces larmes rentrées où mon cœur baignait depuis trop longtemps. Mon frère m’a fait parvenir une longue lettre après notre duel. Il est doué pour les affaires mais pas pour écrire, il n’est pas clair. Je résume : D’abord il est malin, il félicite mon sensei qui est bien plus âgé que lui, il n’y a donc pas de honte, c’est l’enseignement du sensei qui l’a battu, ce n’est pas la petite sœur. Son honneur de mâle est sauvé.

Ensuite ça devient très embrouillé pour me dire que ce n’est pas grave que je sois homosexuelle (merci Monsieur), que ça n’empêche même pas d’avoir des enfants (on arrive au sujet) et que si jamais j’avais l’idée d’en avoir un les trois frères seraient tous ravis de l’accueillir dans la (leur) famille, même (même !) si le papa était français. Ça c’est pas nouveau, c’est la deuxième fois que c’est clairement dit. Ils font une fixation là-dessus vu qu’eux sont stériles. ​ Que dans tous les cas que je ne me sente plus liée par mon engagement de jamais revenir au Japon, que c’était du passé, que, en revanche, si je pouvais continuer à être discrète et que je m’arrange pour pas être reconnaissable et qu’on ne connaisse pas mon vrai nom dans mes activités nudistes et douteuses ça serait mieux, ensuite que même ils allaient voir revaloriser ma « pension mensuelle » à cause de l’inflation. Qu’ils se rassurent, je pose plus ou presque, et j’ai pas du tout l’intention d’attirer LEUR attention sur moi et mes amis, je resterai prudente et j’aime bien l’anonymat, et je n’aime pas du tout dire mon guerrière nom de famille dont j’ai honte en fait.

Il me dit qu’il me trouve courageuse « finalement », qu’en effet on a été « peut-être » très dur et injuste avec moi (pas trop, remarquez, très) et qu’il condamne l’attitude de notre oncle (Il m’a dépucelée avec les doigts à presque 12 ans et tripotée pendant près de trois ans, avant de me vendre à un producteur de films pornos) mais qu’il ne pouvait pas le faire officiellement avant la mort de notre père, etc. Il oublie que c’est lui personnellement qui m’a fait taire par la force quand à 16 ans j’ai tout dénoncé, mais non, il est innocent de tout.

Pas un mot de ma renonciation à l’héritage, et pas plus d’explications sur « je regrette » le jour de sa défaite, mais je me demande s’il ne voulait pas dire en fait qu’il regrette que je ne sois pas un mec… ​

Voilà le nouveau chef de ma famille, grand patron d’une multinationale et représentant sans complexe du patriarcat japonais triomphant comme jamais. Je n’ai pas répondu et je ne répondrai pas, d’ailleurs j’ai déjà répondu clairement à pratiquement tout ça et la répétition m’embête.

PARIS

Parler français ou To speak French like a native girl is a peak of difficulties

Ma première mauvaise surprise en arrivant à l’aéroport c’était de me rendre compte que je ne comprenais absolument rien de ce que les Français me disaient. Déjà le type en uniforme de je sais pas quoi qui a contrôlé mon passeport m’a regardée d’un drôle d’air, ce passeport français qui n’avait pas de visa d’entrée au Japon mais qui avait été contrôlé à la sortie et qui plus est dans les mains d’une manifestement japonaise et de plus somnambule, ça lui a posé question de toute évidence, mais par chance inexplicable je crois qu’il s’en foutait complètement. Après, ça fait un sale effet de déambuler dans des couloirs en suivant les panneaux de sortie – parce que je lisais le français et de toutes façons l’anglais aussi – sans comprendre ce qui se disait autour de soi… J’arrive à trouver un taxi, par chance encore il comprenait un peu d’anglais, il m’a prise pour une touriste, mais j’ai pu me faire comprendre, il a été surpris que je lui donne une adresse qui n’était pas un hôtel (j’avais copié l’adresse sur une fiche, sage précaution) et on est partis.

Les jours suivants ont été un cauchemar absolu. Grâce à l’anglais je suis pas morte de faim. Je passe sur l’emménagement, ma découverte éblouie d’une ville extraordinaire, ma terreur permanente de tout : du métro, des bus où je me perdais régulièrement, des caissières de supermarché, au Japon le personnel est absolument au service du client, là j’avais l’impression que c’était l’inverse, de l’eau du robinet qui sentait pas l’eau de javel, des autos qui visent les piétons, etc.

Au bout de quelques semaines j’avais réglé pas mal de problèmes pratiques grâce à C et G qui, de loin, m’ont énormément aidée les premiers temps, en m’envoyant un smartphone par exemple, que j’ai toujours, c’est G. qui le paye avec son abonnement professionnel.

Ma première expérience de salariée française… J’avais trouvé par hasard un restaurant « japonais » qui cherchait une serveuse. Le gérant était tunisien, l’autre serveuse chinoise, adorable, elle a fait absolument tout ce qu’elle a pu pour m’aider, le serveur philippin qui ne pensait qu’à nos culs, les cuisiniers j’ai jamais compris d’où ils venaient. J’étais la seule à parler japonais, c’est pour ça qu’on m’a prise un mois à l’essai. Sauf que je n’avais pas vraiment fait de progrès en français et que les clients japonais il n’y en avait pas vu que la cuisine n’était japonaise que de nom, je n’avais jamais mangé des choses pareilles. Ça a donc été un désastre et j’ai été virée. Comme la serveuse était vraiment sympa elle m’a donné l’adresse d’un vendeur de légumes qui cherchait de l’aide, alors j’y suis allée… Et j’ai commencé les marchés, Rungis d’abord, la nuit, ça collait avec mes insomnies et le décalage horaire, chargement des cageots, je me suis vite fait des potes parce que je les épatais par mon goût des harengs pommes à l’huile/bière à 6 h du matin et toutes sortes d’autres choses réputées faire gerber les filles. Mon français à très vite fait des progrès dans le genre imagé et personne ne m’a jamais appelée ping-pong, cependant je sais que mon petit cul n’était pas étranger à toute cette sympathie, j’en ai vite compris assez… Mon patron était pas loin de la retraite, c’était un brave type, lui non plus n’a jamais essayé de me peloter, je sais que ça étonne les Français, mais au Japon, dans ce genre de situation (un homme une jeune femme dans une camionnette tous les matins) ça se passe souvent comme ça : une main qui finit entre les cuisses et tu dis rien parce que tu tiens à ton job… Ça a duré comme ça jusqu’à l’été, je vendais « des porrrro, des carrrrottto, des onyon' des chu, des saladu, du celerrrri… » je n’avais plus beaucoup de difficultés à comprendre si les gens ne parlaient pas trop vite et j’arrivais à me faire comprendre aussi de mieux en mieux. Je lisais beaucoup, en français toujours, et parfois à haute voix. En fin de compte je m’acclimatais.

Et puis il y a eu cette première affaire avec les flics français qui m’ont prise pour une Chinoise mineure, clandestine avec des papiers volés à une franco-japonaise, l’âge de la carte d’identité ne collait pas du tout avec mon âge apparent, ajouté ma façon de parler. Ça a mal tourné, on s’est battus, je me suis retrouvée à poil puis en garde à vue avec des humiliations racistes dégueulasses (je résume, ce serait un autre récit) avant d’être ramenée chez moi avec des excuses : on ne touche pas aux gens qui portent un nom de famille qui est écrit en rouge dans les fichiers du ministère, faut croire.

J’étais moralement en ruines.

J’avais rencontré dans la rue un peu de temps avant une jeune déesse qui m’avait gentiment aidée et éblouie, Je lui ai téléphoné.

Mon apprentissage du français à pris alors une autre voie, beaucoup plus académique et rigoureuse, j’en suis encore là…

Conte de fée

Dans Paris il était une fois une petite souris du Japon, perdue. Elle connaissait la grammaire, la conjugaison, plein de choses du français, mais elle ne comprenait pas un mot et personne ne la comprenait. Impossible de retrouver la station de métro. Vient à son secours une apparition blonde aux longues jambes, Amaterasu en personne. La petite souris bouche ouverte, en contemplation perd immédiatement même son anglais qu’elle pratique pourtant bien, à 6 ans à la mort de sa mère, elle a été confiée à une Nanny américaine, la seule personne qui lui ait témoigné de l’affection jusqu’à son départ 6 ans plus tard, dans une famille où seuls comptent pour son père ses trois frères aînés.

« Do you feel good ? »

Non, pas du tout, elle ne feel plus rien la petite Asiatique, elle bafouille en japonais, elle est écrasée d’admiration. Amaterasu la prend par le bras et l’assoit dans le café le plus proche. (Il y a toujours un café le plus proche à Paris) et lui fait servir un thé, infect, pour la faire redescendre sur terre. Ça marche. La petite souris se raconte, on échange les numéros de portable.

Au revoir.

Fin de l’épisode.

Une semaine plus tard, la petite asiatique a eu des gros ennuis avec les flics, elle est encore perdue, elle téléphone à la déesse. Il y a des miracles : ELLE VIENT !

La déesse l’a trouvée adorable, la souris asiatique, au premier regard, avec sa jupe écossaise, son gros parka et ses yeux si noirs. Soulagée d’apprendre qu’elle était majeure, mais désolée de la voir partir comme ça. Le miracle c’est la semaine suivante, quand la voix qui l’a réveillée presque à l’aube, en anglais, était troublée de cet accent connu…

Alors, dans son auto tacot, Amaterasu qui se prénomme Alice, emmène la petite souris malade d’angoisse jusqu’à son quatrième étage sans ascenseur. On boit à nouveau un thé, passable, Alice réconforte la petite souris – appelons-la Neko – qui se raconte, un peu en français (elle a fait quelques progrès) beaucoup en anglais mais tombe de sommeil après une affreuse nuit de garde à vue. Alice lui propose un lit parfumé de son odeur, Neko s’y effondre, en T-shirt et culotte, contrairement à son habitude de dormir nue, mais elle sait se tenir. Quatre ou cinq heures de sommeil et cauchemar, inévitablement, réveil en panique Neko ne sait plus où elle se trouve ni quand. Une femme lui parle en français, elle reprend conscience. Paris, elle est à Paris, pas à Tôkyô dans cet épouvantable studio où elle est la vedette non consentante d’une school-girl-vidéo-porn où 4 yakuzas forcent brutalement tous ses orifices. Elle est à Paris chez une déesse tombée du ciel qui la prend dans ses bras, la rassure. Elle sent si merveilleusement bon… les visages sont très proches, la petite Japonaise ferme les yeux, ses lèvres s’entrouvrent sans y penser, d’autres lèvres les effleurent, un baiser léger, aussitôt un autre plus hardi, les langues jouent gaiement et arrive ce qui doit arriver : je suis à nouveau sur le lit, mon T-shirt s’envole, de lui-même, ma culotte suit en parachute sous les baisers. C’était écrit aux premiers regards, un authentique coup de foudre, les deux partageront désormais le même lit, les mêmes ennuis familiaux à la japonaise, les cauchemars, les joies d’un amour partagé, les nuits d’amour, les nuits d’amour, les nuits d’amour qui deviennent des jours et qui recommencent, nos nuits, nos jours… Alice, la vie et l’actualité nous ont provisoirement séparées, toi à Paris retenue par l’université, moi dans le sud, pour fuir l’espionnage d’une famille haïe et t’en mettre à l’abri, mais notre amour reste vivant comme à ce premier jour, cette première fois.

I miss you.

12-16 ans

J’avais un peu plus de 12 ans, je suis allée vivre chez mon oncle paternel et sa femme. Mon père ne manifestait aucun intérêt pour moi depuis ma naissance : il voulait un quatrième fils. Je fréquentais une école privée, plutôt bonne élève, mais le but de cette institution n’était pas de faire de nous des futures diplômées, juste de parfaites épouses dévouée, soumises, présentables, monnayables sur le marché des mariages d’affaires.

Mon oncle, universitaire de renom, respecté et honoré de tous, me conduisait le matin et revenait le soir. Il me faisait asseoir devant, à côté de lui. Je ne comprenais pas pourquoi sa main sur mon genou. Je ne comprenais pas pourquoi sa main sur ma cuisse. Je ne compris pas pourquoi un soir sa main dans ma culotte. C’était mon oncle, il avait toute autorité sur moi, il était savant et honorable, il devait savoir ce qu’il faisait. La petite fille était parfaitement ignorante des choses du sexe, il n’y a pas d’éducation sexuelle dans les écoles japonaises.

Je ne comprenais pas pourquoi vers 13 ans il me poussait des poils, pubis et aisselles. Je me confiai à ma tante qui prit un air horrifié, m’assurant que c’était une maladie et qu’il fallait m’épiler pour ne pas finir couverte de poils comme un animal. J’étais terrorisée, alors malgré la douleur et l’humiliation, tous les dimanches je me prêtais à la cérémonie : inspection, épilation. Je compris quand même qu’elle m’avait menti, mais ça continua jusqu’à devenir inutile : à 15 ans aucun poil ne poussait plus.

Mon oncle « par inadvertance » entra un jour dans la salle de bain. Un des 2 kanjis de mon prénom signifie vérité. Il me compara à la vérité sortant du puits et m’entraîna (j’étais nue) dans son bureau pour me montrer des reproductions de tableaux, il me fit prendre des poses, je ne comprenais toujours pas…

Jusque vers 15 ans ½, il suffit de savoir qu’il me pénétrait régulièrement de ses gros doigts. Le couple m’utilisait comme une sex doll, ça n’était pas tous les jours mais souvent, soit l’un soit l’autre ou alors ensemble. Raconter les détails n’est pas intéressant, le souvenir en est encore humiliant. Cela me gênait terriblement, pourtant je n’arrivais pas à concevoir que le couple abusait de moi.

Depuis ma naissance j’avais fini par intégrer l’insignifiance de ma personne, l’infériorité absolue de mon sexe et je trouvais normal d’être considérée comme sans importance humaine, j’avais été confiée à leur autorité par mon père, l’autorité suprême, je devais me soumettre, et je n’allais pas chercher plus loin, j’étais une petite fille bien dressée : sage, obéissante et kawaii et finalement ne s’intéressait-on pas à moi ?

Alors.

Je ne sais pourquoi, mon oncle m’avait vendue (littéralement) à un producteur de vidéos pornos. Le thème N°1 des videoporns japonais c’est le viol. Le viol des schoolgirls est un must. Je n’ai jamais su quel avait été le montant de la transaction ni le motif. Je n’étais plus vierge, j’avais 15 ans ½ mais j’en faisais bien moins, des petits seins, pas un poil, mignonne : parfait pour un lolyporn !

Un dimanche après-midi une femme est venue que j’ai dû suivre, en voiture on est allées loin dans un quartier que je ne connaissais pas. Entrée dans une espèce de hangar, j’ai dû devant la femme passer un uniforme de schoolgirl sur des sous-vêtements d’enfant, et on m’a poussée sur une sorte d’estrade dans un local violemment éclairé, j’étais aveuglée je ne voyais pas bien qui se trouvait là, on m’a ordonné de danser, je ne sais pas danser, des voix d’hommes ont commencé à crier, on m’a attrapée par le bras, j’ai repoussé le type. Je savais me battre depuis l’enseignement forcé donné par mon frère aîné, d’autres hommes se sont alors jetés sur moi, je me suis défendue, battue, un ou deux ont eu vraiment mal, alors ils se sont déchaînés, quatre mâles adultes sur une crevette. La vidéo dure 27 min et 43 s. Les coups sont de vrais coups, les larmes, la morve, le pipi de la petite fille sont vrais, tout est vrai, ils m’ont pénétrée tour à tour par tous les orifices sauf la bouche – peur de mes dents. À la fin je ne tenais plus debout. Quand la caméra s’est arrêtée le cameraman m’a tranquillement sodomisée, j’étais par terre, effondrée de rage, d’humiliation, d’épuisement, nue dans mon pipi, couverte de sueur…

C’était ma dernière année de collège, je ne suis jamais revenue à l’école. Alitée trois mois, je ne me nourrissais plus, j’ai voulu me poignarder, mais on m’a retrouvée évanouie, je ne m’étais fait qu’une entaille, j’étais trop épuisée.

Je ne sais comment j’ai pourtant repris assez de force et de vie au bout de six mois, l’occasion de tout dire m’a été donnée pendant l’été, une cérémonie de commémoration pour la mort du grand-père, le criminel de guerre amnistié. Je ne me doutais pas de ce que ça allait me coûter. Mon grand-père paternel, officier de réserve de l’armée impériale avait activement participé à la guerre dans le Pacifique et, à la reddition jugé criminel de guerre par les Américains, aussitôt amnistié car nécessaire au redressement économique de la nation, celui-ci ayant été considéré prioritaire par rapport à son redressement moral. Je ne l’ai pas connu.

Chaque année depuis sa mort une cérémonie commémorative rassemblait au sanctuaire familial la famille au très grand complet, ainsi que les plus importants collaborateurs de l’entreprise, une imposante petite foule, tous vêtus du noir, deuil réglementaire, sauf une adolescente de 16 ans ½ dont on avait toujours négligé la garde-robe et qui était donc discrètement présente en uniforme d’hiver du collège où elle n’avait jamais remis les pieds.

Discours de mon père, de mon oncle, les fils du défunt, puis les petits-fils, puis, chose inattendue, la petite fille prend sagement la parole, impossible de l’en empêcher, ça ferait mauvais effet.

Et je commence le discours longuement préparé, j’accuse mon oncle, ma tante, d’abus sexuels, dans un silence de mort, mon père bouche bée, les yeux exorbités, mes frères pétrifiés comme toute l’assistance, j’accuse mon oncle de m’avoir livrée aux yakuzas de la filière porno, je les accuse de m’avoir violée je ne vais pas plus loin mon père est debout, il a secoué mon frère aîné comme on secoue une branche pour faire tomber les chenilles, mes trois frères se jettent littéralement sur moi, l’aîné me tord les bras, le deuxième me met la main sur la bouche, je le mords, je rue dans les jambes, je sais que ça fait très mal, je veux continuer à hurler ma rage, ils m’entraînent, me portent littéralement jusqu’au parking, tout en me tenant jambes et bras à me les casser, je reçois tant de gifles que ma bouche saigne, je suis jetée sur le plancher à l’arrière d’une auto qui démarre aussitôt, en quelques secondes mon frère m’a lié bras et jambes à l’aide de cravates, un mouchoir m’est poussé dans la gorge, je suis sûre que si j’avais été transportée sur le ventre je serais morte étouffée, mais l’aîné sait faire, il me couche sur le côté, me maintenant fermement au sol avec ses pieds, de tout son poids…

Arrivée à la maison paternelle je suis immédiatement enfermée dans le local à balais du deuxième garage, en sous-sol. Le mouchoir est ôté, je hurle à nouveau et reçoit en échange une volée de gifles qui me laisse les oreilles sifflantes, la porte est refermée, je suis dans le noir sauf un rayon de lumière sous la porte, toujours attachée. Le temps passe comme ça, lentement lentement, je commence à réaliser ce que j’ai fait : j’ai fait perdre la face au chef de la famille, devant toute la maisonnée et plus loin les collaborateurs, les employés, la honte est immense, je suis folle, leur vengeance n’aura pas de limites le châtiment devra être exemplaire. En d’autres temps ils m’auraient tuée.

J’ai dû dormir, mon deuxième frère est venu sans un mot me détacher, vider le local, refermer la porte et puis plus rien. Je n’avais pas idée du temps écoulé, les bras me faisaient mal, mais par-dessus tout j’avais une envie terrible d’uriner. Je tapais à la porte, hurlais, malgré le vacarme (c’était une porte en fer), personne, de désespoir je dus me résoudre à m’accroupir dans un coin du tout petit local…

J’ai dormi par épisodes, j’avais soif, j’avais faim, je dus uriner à nouveau. On m’a laissée comme ça 36 heures.

Un homme est venu m’apporter un bento et de l’eau. Je mangeai et bus avidement, erreur : les aliments étaient évidemment drogués, j’entrai vite dans un état pâteux, indifférente à tout, quatre inconnus m’avaient chargée dans une auto aux vitres noires, assise derrière entre deux, je n’opposais pas la moindre résistance, je regardais tout de loin sans aucune émotion. En route vers le nord, il faisait nuit, on a roulé jusqu’au jour, j’ai ouvert les yeux dans un port, la voiture stationnait sur le parking d’un ferry il faisait froid, je n’avais pas de manteau et la fraîcheur me redonna un peu de vie, ce que voyant on me fit boire de force et je retombai dans une vague rêverie dont je ne sortis que dans une toute petite cabine de bateau, nous étions secoués, la mer devait être mauvaise. Je me levai brusquement, et je me fis mal au poignet : on m’avait menottée à la barre du lit : je commençais à crier, deux hommes très vite m’ont fait boire à nouveau, je replongeai dans mon abrutissement. À l’arrivée, nouveau périple en auto, au bout d’un moment on prit des routes de montagne, le froid se faisait vif, on voyait des plaques de neige, puis tout le paysage fut blanc.

On me livra à une femme à l’entrée d’un bâtiment bas, dans la nuit je n’avais pas compris comment on était arrivés. J’étais épuisée, nauséeuse, je n’allais pas bien du tout et j’avais peur de ce qui m’attendait. Et j’avais raison, ce qu’on m’avait réservé était à la hauteur de ma faute.

Hokkaidô

J’ai appris qu’en Europe, il n’y a pas si longtemps on pouvait se débarrasser d’une fille en l’enfermant dans un couvent. Au Japon, aujourd’hui on a les sectes. Si une secte réussit à obtenir un statut légal elle peut faire pratiquement tout ce qu’elle veut tant que ça ne fait pas trop de bruit.

Mon père m’avait livrée à une secte des montagnes du Hokkaidô dirigée par un moine psychiatre qui prétendait soigner les filles un peu dingues ou exaltées.

Traitement simple : nous étions utilisées comme esclaves domestiques pour toutes les corvées de fonctionnement de ce que nous devions nommer « le camp » la secte comptait une trentaine d’adeptes, tous adultes, pas d’enfants. Ils se livraient à des pratiques dont nous (six filles en tout, toutes mineures, j’étais la plus jeune) étions totalement exclues On nous nourrissait juste assez pour ne pas tomber. À ce régime je n’ai pas mis longtemps pour perdre les bonnes joues d’enfant que j’avais eu juste le temps de refaire.

Issue d’une famille de la vieille aristocratie, les tâches les plus répugnantes m’étaient réservées. J’étais rétive, pétrie de préjugés de classe, car si je n’avais pas été entourée d’attention familiale, en revanche j’avais reçu l’éducation très stricte donnée aux filles de mon milieu. L’humiliation permanente étant un des moyens utilisés pour nous remettre dans le droit chemin de l’obéissance silencieuse. On me donna, par exemple, à nettoyer la porcherie, qui était un grand local abritant ordinairement quatre truies et leurs petits. Comme je n’y mettais pas assez de zèle, on m’y enferma trois jours durant, sans nourriture, jusqu’à ce que tout reluise de propreté. J’avais les ongles usés jusqu’à la chair et les genoux en sang et pour finir j’aurais mangé n’importe quoi.

Lorsque je pense à ces deux années la première impression qui me revient c’est le froid. On nous vêtait de minces samue, une simple culotte de coton, des tabi de coton et des zori à semelle plastique. Pour les corvées d’extérieur on nous distribuait de vieux hanten qu’on devait rendre aussitôt rentrées. Les douches collectives prises sous surveillance d’une femme ou d’un homme étaient toujours froides…

De tout ça j’aurais pu m’accommoder, ne pensant qu’à m’évader, mais j’ignorais que le producteur de videoporn avait réclamé son dû, mon contrat de location en main, et qu’il se préparait un nouveau tournage. On vint donc me chercher un matin, je dus revêtir mon pauvre costume sale de collégienne et on me passa des menottes avant de monter dans une auto. Je compris immédiatement ce qui m’attendait, les mains sur mes cuisses pendant toute la durée du trajet me le confirmèrent. Ce deuxième tournage se passa exactement comme le premier, excepté qu’il y avait cinq hommes, qui se relayèrent afin que trois me maintiennent en permanence, j’étais menottée et on m’avait passé une laisse au cou, c’était horrible. On me ramena à la nuit, prostrée, je restais 2 jours alitée puis on me força à reprendre mon activité comme si rien ne s’était passé. J’étais malade, je ne retenais pas le peu d’aliments ingérés, ça n’avait aucune importance.

Un mois plus tard, je commençais à récupérer, on était au début de l’automne, je profitai d’un moment de répit alors que nous ramassions des fagots dans la forêt qui cernait le camp de toutes parts et je me jetai dans les taillis. En partant pour le tournage j’avais remarqué que nous traversions un village en contrebas du camp, Je pensais y trouver de l’aide. Malheureusement pour moi ce village tirait des profits importants de sa collaboration avec la secte, à peine on me vit, je compris mon erreur. On m’a pourchassée jusque dans une impasse ou je dus faire front. J’envoyais le premier homme au sol, mais ils étaient trop nombreux, la petite chèvre de monsieur Seguin ne put tenir longtemps et je fus ficelée prête à être livrée au camp. L’homme que j’avais frappé se vengea sournoisement en me découvrant les seins pour les gifler à toute volée… Le pick-up du camp arrivant j’échappais sans doute à pire… Je fis connaissance alors avec ces méthodes dissuasives de punitions se voulant exemplaires. C’est l’homme à qui j’avais faussé compagnie qui fut chargé de la tâche. Suspendue, nue, par les bras, devant tous les adeptes on vous fouette sur tout le corps avec des ceintures de soie mouillées. J’entendais les ricanements répondant à mes tortillements de défense. C’est affreux, au bout de quelques minutes tout le corps vous brûle, impossible ensuite de supporter un vêtement avant des heures, impossible de s’allonger… L’homme qui me fouettait le faisait avec autant de cœur que son inattention lui avait valu d’être rétrogradé dans sa hiérarchie. Par la suite il me voua une haine qu’il exprima à chaque fois que ça lui fut possible. Pour finir on m’obligea à assister publiquement à la projection de la vidéo N°1, copie aimablement offerte par le producteur… Fuir à nouveau devint l’obsession qui me gardait en vie. Donc, livrée au camp à 16 ans ½, l’été de mes 17 ans on m’avait forcée à tourner la deuxième vidéo, à l’automne je m’étais évadée une première fois, au début de l’année suivante le producteur me faisait à nouveau chercher. Comme précédemment, j’avais revêtu mon uniforme de collégienne, j’avais grandi mais aussi maigri, il m’allait encore. Je fais à nouveau le trajet menottée, dans l’auto on m’enlève ma culotte, mais j’étais devenue indifférente, à nouveau on me met une laisse au cou, je me laisse faire, pensant m’épargner la violence, le viol étant certain, mais ça les rend furieux au contraire, ma prestation les intéressait dans la mesure ou je me défendais bec et ongles, la fille docile n’avait aucun intérêt. Dans les vidéos japonaises il faut que la victime pleure, protège sa pudeur, cherche à se sauver, etc. Ce fut encore immonde.

Je me méprisais totalement, les humiliations répétées subies au camp ne me touchaient plus, j’avais perdu toute pudeur, mon corps ne m’inspirait aucun intérêt, je n’étais pas loin d’être brisée comme ils le souhaitaient. Arriva l’été de mes 18 ans, je profitais d’une occasion soudaine et m’évadai à nouveau. J’aurais dû me méfier, bien sûr, le piège était assez grossier, mais je n’étais plus en mesure de réfléchir correctement. Bref on me rattrapa d’autant plus aisément qu’on avait préparé ce simulacre. Naturellement je subis la même punition que la première fois, plus longuement, plus soigneusement, mais cette fois on ne me détacha pas, je restais les pieds touchant à peine le sol, suspendue à cette espèce de potence. Il fait froid la nuit à cette altitude, en septembre. Mes épaules me faisaient très mal, je ne sentais plus mes mains ni mes bras, j’avais mal au dos, mal aux hanches…

J’appelais la mort, je n’en pouvais plus. Au milieu de la nuit elle vint. Oh, elle est douce et souriante la mort, comme une maman elle vient vous consoler et vous entourer d’amour. Je n’aurai pas peur de mourir quand le moment sera venu, n’ayez pas peur non plus… La douleur atroce de mes épaules et de mon dos me fit rouvrir les yeux au matin, j’étais revenue à la vie, je criais, on me détacha, le retour dans mon corps a été un moment abominable, mes bras mes mains grouillaient de décharges de douleurs intolérables.

Je ne peux pas croire qu’on m’avait laissée une nuit entière au risque de me voir mourir sans l’accord explicite de mon père. Je suis absolument persuadée qu’il souhaitait ma mort, le sensei du camp étant médecin, il délivrait un certificat de décès en règle, et ma famille n’avait plus qu’à pleurer la disparition prématurée de cette fille malade qu’on avait envoyée à la montagne pour soigner sa santé physique et mentale. Peut-être était-ce déjà arrivé ?

On me confia ou plutôt une femme âgée me prit en charge. C’était la mère du sensei, elle jouissait au sein de la secte d’une indépendance totale, elle était chamane et personne n’osa l’empêcher s’occuper de moi. Je ne pouvais me mettre debout, j’avais une fièvre terrible, je délirais, je ne sais combien de temps je restais couchée, elle était toujours à mes côtés quand j’ouvrais les yeux, marmonnant je ne sais quel dialecte je ne comprenais pas. Elle me scrutait avec une intensité incroyable quand je commençais à m’asseoir et me nourrir. Ses gestes étaient très doux. Je crois bien qu’elle m’a sauvé la vie. Elle me parlait dans un japonais bizarre plein d’expressions dialectales. Elle me disait que j’avais passé une porte, que je ne reviendrais pas en arrière, que la vérité était mon signe, que je partirai d’ici bientôt et que ça marquerait la fin d’un cercle, plein de choses bizarres, des prophéties incompréhensibles me concernant. Personne dans le camp ne semble avoir voulu s’opposer à elle, et une fois guérie je crois qu’on m’a laissée plus tranquille qu’avant, je n’étais pas mieux traitée que les autres filles mais pas plus mal et ça c’était une nouveauté. Je n’ai pas parlé des autres pensionnaires, nous avions interdiction absolue de nous adresser la parole, mais bien sûr nous saisissions toutes les occasions. Nous étions complices par beaucoup de petits gestes affectueux, pour nous soutenir et nous aider mutuellement autant que nous pouvions. J’étais la plus jeune et les deux plus âgées avaient pour moi de gentilles attentions, comme me garder des petits fruits cueillis dans la forêt par exemple.

L’hiver arriva, je craignais de voir arriver l’équipe de tournage une nouvelle fois, je cherchais de m’évader à nouveau dès que possible, mais cette fois je monterais sur les sommets, je me coucherais dans la neige et j’attendrais la mort, elle vient vite dans le froid, on s’endort, c’est une mort sans douleur. Les mois passaient, sans occasion, puis pour une raison que j’ignore, on m’a fait dormir dans un petit local servant à stocker du bois, un peu à l’écart des autres bâtiments, Depuis ma deuxième évasion on m’obligeait à dormir nue, je devais laisser tous mes vêtements à l’extérieur de ma cellule, devant la porte. Dans ce local sans chauffage je restais vêtue. Durant mon insomnie la première nuit je sentis un courant d’air, la porte métallique était fermée, je compris qu’il provenait de derrière le bois, il me suffisait de déplacer des bûches et je me rendis compte qu’il y avait des ouvertures destinées à l’aération du bois. Je n’étais pas grosse naturellement, de plus le régime du camp m’avait amaigrie, je pouvais passer ma tête la première, le reste suivit, il faisait nuit noire, je m’enroulai dans ma couette et commençai à monter, la forêt de conifères était assez clairsemée, la neige tombait en abondance elle recouvrirait mes traces, et effectivement quand le jour arriva, personne n’était à ma poursuite.

Je marchai toute la matinée avant de sentir que le froid commençait à m’engourdir le corps et l’esprit, je tremblais comme une feuille, il était temps de m’allonger. Je fis encore quelques pas en direction de ce qui semblait être une clairière et je tombai sur une route. Une voiture de police freina de justesse pour ne pas me renverser…

J’étais sauvée.

La suite c’est la justice qui s’en est chargée. Pendant mon séjour de trois mois à l’hôpital en plus de tous les spécialistes médicaux de l’île y compris psychiatres, j’ai eu affaire aux policiers et un juge. Ma famille est de celle qu’on ménage, trop proche du pouvoir pour être réellement inquiétée, cependant le scandale risquait d’être trop grand, il leur fallut transiger. Sous la surveillance attentive du juge, mon père renonça à ses droits sur moi, bien que mineure je pus être libérée de son autorité, il fut conclu que j’irai vivre à Nara, avec une pension alimentaire, mon logement était assuré par l’entreprise, en échange je réservais ma plainte, sans toutefois m’engager à y renoncer définitivement, suivant les conseils privés et bienveillants du juge, qui tenait à m’assurer des garanties. La secte fut dissoute par décision de justice, mais il n’y eut pas de poursuites. J’ignore ce qu’ils sont devenus… des autres filles, libérées, je ne sais pas davantage. Les plus âgées devenues majeures échappaient de toute façon à l’autorité familiale… Le producteur est toujours en activité, la troisième vidéo n’est plus en ligne, elle n’a jamais eu de succès, les deux autres, surtout la première, marchent toujours très bien, elles ont très largement amorti leur investissement. Deux des « figurants » sont morts comme des yakuzas : salement. Les cameramen font carrière…

Ceci est un récit que j’ai essayé de garder pudique autant que possible, j’ai évité de m’étendre sur de nombreux détails particulièrement dégoûtants, limite crédibles non par autocensure mais parce que inutiles. La société japonaise est beaucoup plus dure que ce qu’on imagine en occident, et les pratiques que je décris ne sont pas absolument extraordinaires, la perception de la cruauté est très différente dans l’archipel de ce qu’elle est en Europe, pour vous en rendre compte par d’autres moyens il vous suffit de visionner les jeux et « farces » télévisées japonais, particulièrement lorsque des femmes en sont victimes… le niveau de violence qui y règne serait inimaginable en France.

Maintenant que j’ai réussi à terminer le projet que je m’étais mise en tête de développer j’espère ne plus écrire que de jolies choses.

Merci à ceux qui ont bien voulu me lire.