Parfois la sensation de ne plus avoir prise sur le monde (l'a-t-on jamais eu d'ailleurs ?). Avoir envie de voyager de ville en ville, de traverser des paysages, de croiser des visages, peut-être de vivre davantage la nuit que le jour et sous la pluie et toujours dans des pays dont on ne parle pas vraiment la langue.
Glisser, regarder par la fenêtre embuée, faire des images floues en noir et blanc d'ombre de femmes que nous aurons frôlées…
Regarder les autres vivre à défaut de savoir comment vivre moi-même, quitter mon corps pour mieux y revenir en dansant jusqu’à plus soif.
L’envie de parcourir l'Europe pour tenter de comprendre le malaise, la première guerre mondiale, la deuxième guerre mondiale, le retour des fascises comme un continuel effondrement, essayer d'élucider la perpétuel volonté de ce continent d'en finir avec soi-même.
Essayer de saisir tous les visages croisés, tenter de comprendre le manque profond de nos sociétés, la faille ultime impossible à combler, la regarder droit dans les yeux, pleurer, souffrir et renaitre de cette confrontation et trouver le monde si beau, encore et toujours.
Recevoir de chaque regard tous les reproches de la terre, tous les désirs de pardon, toutes les tentatives de séduction, tous les espoirs de reconnaissance, tous ces instants d'éternité…
Une amie se change, elle retire son tee shirt. Poitrine nue. Aussitôt je regarde dans le miroir à mes côtés son image et je la photographie. Je n’aurais pas photographié cette amie directement, non pas par pudeur, nous nous sommes connu intimement mais parce que cela aurait été une photo de nu de plus. Son intérêt n’aurait pas été au delà d’elle et moi. C’est comme si son image dans le miroir ne lui appartenait déjà plus tout à fait et à moi non plus d’ailleurs. Elle peut nous échapper à tous les deux et possiblement être regardée par d’autres. Cadre dans un autre cadre, image inversée, il y a comme le début d’une histoire dont nous ne sommes que les acteurs. chacun peut écrire la suite. On approche l’intemporalité, peut-être même, avec un peu de chance, l’éternité.
Aller dans un pays comme l'Éthiopie pour quelqu'un comme moi qui n'a jamais beaucoup voyager et particulièrement déroutant dans le fait que TOUT devient intéressant.
Il faudrait pouvoir tout photographier mais pour cela il faut un minimum de structure que l'on n'a pas au premier abord. Ainsi, le nombre de gens dans les rues, dans le paysage, partout, ces foules incroyable, cette densité d'humains… Il faut l'organiser dans le viseur.
Du coup quand on se retrouve dans les petites ruelles de Harar avec ses murs peint et ses passants portant des étoffes de couleurs, tout redevient facile : un cadrage simple et l'image est belle.
Elle est belle, soit, mais que raconte-t-elle ? Harar, l'Éthiopie, l'Afrique deviennent alors images de cartes postales. Bien sûr, c'est véritablement simple et beau comme ça mais d'une part ça correspond tellement à ce que l'on a déjà vu mille fois et d'autre part ça détourne de tout le reste.
On a tellement peur d'alimenter les stéréotypes et on se rend compte aussi qu'en un mois, si on a fait beaucoup de photos, on n'a pas vu grand chose. D'ailleurs peut-on voir autant qu'on le souhaiterait ? Simplement plus on s'éloigne de chez soi, moins on maîtrise les codes de la société que l'on visite et donc plus il faudrait ajouter de textes pour préciser, nuancer, faire remarquer tel détails, expliquer… ce que l'image montre et ne montre pas.
Il faudra donc y retourner ou abandonner l'idée de raconter une histoire.
J’ai regroupé toutes les images de ma dernière histoire d’amour et les ai parcourues.
Comme le graphe d’un rythme cardiaque, elles me rappellent les bons et mauvais moments de cette relation. Avec le recul, je vois les instants critiques qui annonçaient les suivants. Je retrouve les choix que j’ai faits et ceux que j’aurais du faire.
J’y puise une sorte de douleur ainsi qu’une intensité brouillonne mêlant tristesse et désir, regrets et sentiment de libération.
J’y vois les impasses et ne peux pourtant m’empêcher de regretter la fin.
Je redécouvre nos rituels. Les autoportraits dans les reflets des vitrines, les fotoautomates, les repas dans sa petite cuisine ou dans mon salon, ses mains tenant sa cigarette et son sourire, les cafés fréquentés, ses yeux baissés sur un livre ou son regard direct dans l’objectif, son corps qui se dévoile…
D’un seul coup, je survole plusieurs années de vie commune, d’aller-retour entre deux pays. Il y avait tant d’espoir, de tendresse et d’usure. Tant d’attirance, de confiance et de férocité. Tant de rire et de fatigue. Il y avait tant de beauté…
Sans image, je n’aurais peut-être pas de souvenir. Peut-être serais-je alors plus léger ? De la lourdeur d’être photographe.