cantique des crevasses
crevasses dans la terre sèche si larges que la poussière sous nos pas ne les comblera jamais assez
crevasses dans nos mains entaillées de lignes si confuses que plus personne n’y peut déchiffrer le moindre destin
crevasses dans nos bouches suffocantes lèvres béantes gercées de rage qui saignent sous la morsure de nos dents furieuses
crevasses de nos paroles trous trop pleins de mots dans le chaos burlesque de nos propos
et toi crevasse dans la nuit du cosmos ton vertige sans bornes déchiré d'une traînée d'étoiles blêmes ouvre les pans d'un immense néant
l'orchis lance sa hampe au plus haut flèche traçante de fusée d'artifice chargée de dizaines de graines explosives saluée par autant d'étoiles bleues et vertes du genévrier
puissant élan de la jeunesse qui propulse à la verticale tous les destins possibles
quelle tige unique saura opposer la vie de ses fleurs blanches à la rage des vents aux ciseaux glacés de la grêle
quelle orgueilleuse trajectoire saura résister au temps
seules le sauront plus tard les baies noires du buisson
Photo par Gilles Le Corre « Orchis de bouc poussant au pied d'un jeune genièvre ». Juin 2023 Courtesy of © Gilles Le Corre & ADAGP
il penche
il marche en vacillant un peu il penche côté gauche puis il avance il hésite au pas suivant puis avance encore
la passerelle qu'on appelle dans la ville le pont de fil mais ce sont d'épais câbles en acier qui le tiennent suspendu la passerelle est longue au-dessus des deux bras du fleuve qu'une grande île allongée sépare la passerelle est longue à qui marche avec peine
il marche il vacille un peu puis s'arrête et s'allume une cigarette il regarde le fleuve en bas les faibles eaux qui passent il regarde au loin là-bas du côté de l'autre pont le fleuve qui coule sage entre d'énormes arches de pierre
il avance encore sur la passerelle il ne sait pas vers où il marche ni s'il atteindra l'autre rive
il a quitté au matin l’hébergement d'urgence il marche en vacillant un peu à chaque pas il penche
choses vues du #vendredimanche
digne
à pas comptés le long des fraisiers le chat s'avance pas une patte ne touche la moindre feuille
exactement à l'endroit choisi posé sur son séant il regarde ailleurs très digne en chiant
quelques coups de griffe dans la terre molle suffiront à ses yeux pour masquer son étron
choses vues du #vendredimanche
je veux une rivière sans bord pour dormir dans son lit
je veux une nuit lourde de vagues longues mais pas l'ennui de l'insomnie
je veux l'instant volé la porte entrouverte sur un oiseau léger et la lune montante
je veux frémir et me réjouir plonger de rire et pleurer aussi
je veux la lumière d'un autre jour
on nous trouve partout nous sommes des cailloux
cailloux du chemin des chantiers des talus des remblais du fond du ruisseau et du bas du muret à demi enfoncés dans la boue du sentier nous sommes des cailloux
cailloux gris cailloux blancs parfois noirs ou brillants de mica éclatant ternes le plus souvent sans même une couleur
inertes et discrets nous glissons sous le pied aussitôt oubliés
nul ne se souvient des rochers monstrueux à l'orgueil vaincu par la patience rongeuse des milliers d'années jusqu'à n'être plus que nous humbles cailloux ignorés du monde
seuls nous regardent les yeux qui savent inventer pour nous un destin de caillou
nous sommes braises endormies couvertes déjà du gris de l'oubli le souvenir même des flambées s'est longuement dissipé
sous la cendre accablante nous respirons pourtant un rien d'air voyageur rallume notre œil vif nous sommes braises éprises de clartés
en nos cœurs minuscules trop de feu qui attend nous sommes tenaces lumières impatientes qu'un brasier nouveau ouvre grand ses flammes #poème #nousSommes
nous sommes silhouettes sans grâce d'argile ductile images floues derrière la vitre
nous sommes ombres dansantes sur l'instant indécis d'un matin fendu cisaillé de pierre tranchante
nous sommes des paroles qui en un jour s'étiolent leur souffle seul demeure
sans mémoire sans regret nous marchons vers le soir et le gris de nos vies disparaît dans la nuit
à la lisière des crêtes le jour ouvre un œil bleu
les branches effarées se réveillent d'un long engourdissement
le combat contre la brume opaque peut commencer
la colline hérissée nous donne la force d'enfin déchirer les pesants nuages
Photo par Gilles Le Corre « Éclaircie dans les nuages le 23 avril tôt matin » Courtesy of © Gilles Le Corre & ADAGP