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UN QUOI ?

« C’est quoi ce bordel ? Une caméra cachée ? » Thomas est planté sur le trottoir, les semelles de ses chaussures comme ventousées au béton. Les bras ballants, seule sa tête et ses hanches pivotent sur elles-mêmes, en mouvements saccadés, à gauche, à droite, en haut, en bas, plusieurs fois de suite en ordre dispersé, semblant dessiner dans l’air des points d’interrogation. Il balaye du regard l’immeuble qui se dresse devant lui, totalement perdu, déboussolé, incapable de faire correspondre son souvenir avec la réalité. Il ne se frotte pas les yeux avec les poings pour mieux voir, il n’a jamais compris pourquoi les mauvais mimes exécutaient ce geste stupide pour figurer l’incrédulité, ça provoque généralement l’effet inverse, flou et picotement. Regard laser, il scanne, il scrute, cherche le moindre indice, le détail compromettant, la petite erreur qui révèlerait la supercherie, le piège farceur. Il vérifie à nouveau le nom de la rue, le numéro, le paysage alentour, familier pour un habitué. Ce quartier n’a pas de secret pour lui, il y vit depuis des années. Non, décidément, c’est bien là, aucun doute possible.

Il en est certain, à cet endroit, hier encore, se dressait un restaurant. Ça s’appelait le Scorsonère, un légume-racine ancien, oublié puis revenu à la mode on ne sait pour quelle raison, on se contentait bien jusque là du salsifis, auquel il ressemble furieusement. Ça témoignait tout de même d’une certaine créativité, ce bistrot de poche, brut et branché, aurait pu s’appeler Racines ou Origines comme tout le monde. Thomas sourit en pensant à ces considérations toponymiques mais sa perplexité revient aussi vite qu’une balle de jokari dans l’oeil d’un maladroit. Car, en lieu et place du Scorsonère, ce qu’il a découvert, c’est une agence immobilière. Là où l’on pouvait distinguer à travers la vitrine quelques tables et chaises en bois au premier plan, un comptoir au fond, des banquettes de cuir rouge de part et d’autres, des carreaux de ciment à motifs au sol, des lampes à filament pendant du plafond, on n’avise plus qu’une mosaïque d’affichettes blanches flottant sur des câbles en métal, vantant les charmes, détaillés en style télégraphique, d’appartements minuscules à des prix exorbitants, photographie flatteuse à l’appui. « Century 21, ça n’aurait jamais marché comme nom de restaurant. »

« C’est un peu brutal comme déménagement, ils auraient pu prévenir, sûrement un départ précipité, à la cloche de bois, fraude fiscale, travail dissimulé de plongeurs pakistanais, viande avariée, pétillant naturel qui explose dans la cave. » Mis devant le fait accompli, Thomas imagine toutes sortes d’explications moyennement convaincantes. Transformer un restaurant en agence immobilière dans la nuit, c’est en tout cas un sacré tour de force. En attendant, passé la surprise, il lui faut une alternative. Il se dirige à pas décidés vers une autre de ses cantines, quelques pâtés de maison plus loin. Bouillon Bouillon, c’est le nom d’une néo brasserie populaire où il sait qu’il pourra se régaler d’un œuf mayo exécuté dans les règles d’un art préservé par l’Association de Sauvegarde de l’Oeuf Mayonnaise, d’un tartare préparé minute au couteau, avec des frites comme il les aime, croustillantes à l’extérieur et moelleuses à l’intérieur, et d’une crème au chocolat qui crépite sous la cuillère. Lorsqu’il débouche sur le boulevard, la bave pavlovienne aux lèvres, Thomas se fige, stupéfait. Plus de Bouillon Bouillon. Encore une agence, bancaire cette fois ! Point de devanture art-déco, de nappes Vichy ni de serveur en gilet et nœud papillon. Une putain de banque, sinistre et impersonnelle, avec son bouton de sonnette et son sas, son distributeur automatique de billets, ses bordereaux à double épaisseur et ses stylos billes enchaînés à leur socle noir.

Il n’était pas passé par là depuis trois ou quatre jours, mais quand même, un autre restaurant délogé en un rien de temps, sacrée coïncidence. « Le petit commerce, c’est plus ce que c’était, mais la disparition simultanée de deux établissements, c’est bien le signe qu’on est en crise, faut pas me la faire à l’envers, on garde le cap, la croissance va revenir, mon œil ! » Thomas rédige mentalement le tweet vengeur qu’il ne manquera pas de poster pour communiquer son indispensable avis sur le monde qui va. Pour se calmer un peu, il entreprend d’arpenter les artères de la cité, espérant repérer une autre auberge dans laquelle il pourra s’attabler avec sa copine Farida. C’est un peu pour ça qu’il s’était rendu spécialement à feu le Scorsonère, pour réserver deux couverts et la surprise. Ses affaires ne s’arrangent pas. Des magasins de vêtements, de chaussures, des supérettes, des pharmacies, des studios de tatouage, des ongleries, des boutiques de cigarettes électroniques et des fleuristes, on peut tout acheter mais pas un seul endroit où se poser tranquillement pour se faire servir à manger. Tout se passe comme si, dans un rayon de 2 km, les restaurateurs avaient d’un bloc brutalement mis la clef sous la porte pour s’évanouir dans la nature, sans laisser la moindre trace.

Résigné, Thomas se pose sur un banc et sort son téléphone. – « Allo ? Farida. Oui, c’est Thomas. Je voulais m’excuser, je ne vais pas pouvoir tenir ma promesse. » – « Quelle promesse ? » – « De t’inviter au restaurant. » – « Au quoi ? » – « AU RESTAURANT ! » – « Ne crie pas, j’ai entendu, mais c’est quoi ce truc ? » – « Comment ça ? Un restaurant, voyons. Un endroit où l’on se met à table pour commander des plats, les déguster, payer l’addition puis s’en aller. » – « Je ne vois vraiment pas de quoi tu parles. Jamais vu une chose pareille. » – « Arrête, tu me fais marcher. Je suis déjà contrarié d’avoir fait chou blanc, même pas un qui soit fermé ou en travaux, aucun, nada, rien. » – « Écoute, je n’ai pas que ça à faire, si tu as faim, viens à la maison, j’ai des plats surgelés au congélateur. Je te laisse. »

Hébété, Thomas regarde son téléphone comme un objet inconnu, presque hostile. Farida n’est pas du genre à blaguer, elle a beaucoup de qualités mais guère plus de second degré qu’un électeur de François Asselineau. Cet échange aussi bref que lunaire lui paraît incompréhensible. La tête farcie de questions sans réponses, Thomas se lève et repart en quête, il n’a pas dit son dernier mot. Mû par l’urgence d’effacer ce mauvais rêve, il court presque, évite les flâneurs comme autant de chicanes sur le circuit de Monaco, s’essouffle, s’affole. Les devantures défilent, les rues et les avenues aussi, il est désormais très loin des zones qu’il fréquente habituellement, mais toujours pas le moindre restaurant. Un désert gastronomique causé par une distorsion de l’espace-temps, un monde parallèle, un scénario digne de la vieille et fascinante série américaine « La quatrième dimension ». Bredouille. Après quelques heures de recherches infructueuses, en désespoir de cause, Thomas se décide à rejoindre un groupe d’amis obèses et diabétiques qui l’attendent chez l’un d’eux pour un apéro végane et sans sucre. – « Salut, ça va ? » – « Hello, prends un verre, on a commencé. » – « Merci, j’en ai bien besoin, il m’arrive un truc de dingue. » – « Ah oui ? Raconte ! » – « Je voulais inviter Farida à déjeuner, demain. J’ai cherché un endroit pour décrocher une table, il y a deux bonnes adresses près de chez moi, vous n’allez pas me croire, elles avaient disparu ! » – « Heu, comment ça ? » – « Introuvables ! Volatilisées ! Pire que ça, j’ai parcouru la ville en tous sens, vous n’allez pas me croire, impossible de dénicher un restaurant. » – « Un quoi ? » – « Ah non ! Vous êtes de mèche avec Farida, c’est ça ? Elle aussi, elle a prétendu ne pas savoir ce qu’était un restaurant. C’est bon, merci, les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures. Ah ah ah ! Vous vous êtes bien moqués, soyez un peu adultes, on n’est plus au collège. » – « Qu’est-ce qui t’arrive, pourquoi tu t’énerves ? Calme toi et dis-nous ce que tu entends par « restaurant ». On est curieux, hein, on s’intéresse, et toi tu nous envoies balader. » – « Vous vous foutez de ma gueule ? OK, je vais entrer dans votre jeu, puisque ça a l’air de vous amuser. Un restaurant, c’est un commerce de bouche très cool, avec des tables et des chaises qui ne vous appartiennent pas, des assiettes et des couverts que vous n’avez pas à sortir du tiroir, des nappes mais pas forcément, ça se pratique de moins en moins. Dedans, des gens plus ou moins décontractés, parfois un peu trop guindés, vous accueillent avec le sourire, vous installent précautionneusement et vous présentent une carte de mets divers, tarifés selon différentes formules, entrées, plats, fromages et desserts, dans laquelle vous choisissez ce qui aiguise votre appétit. Dans la cuisine, que vous pouvez souvent voir depuis l’endroit où vous êtes assis, ça se fait beaucoup malgré le bruit et l’odeur, une cheffe ou un chef, avec son équipe, fait à manger avec des produits frais, bio, locaux et de saison. Ils dressent des assiettes qui vous sont apportées par les mêmes gens très serviables que vous avez croisés en arrivant. Ceux-ci prennent soin de vous tout au long du repas, vous versent de l’eau, avec ou sans bulles, du vin ou tout autre liquide à votre convenance, déposent du pain dont ils ramassent les miettes avant le dessert. Toutes sortes d’attentions qui vous permettent de vous concentrer librement sur les conversations avec vos commensaux. Vous pouvez rire, pleurer, débattre, vous engueuler, vous aimer, sans déranger les autres clients, bien sûr. Vous n’avez rien d’autre à faire que boulotter et passer un bon moment, tout n’est que partage et convivialité. Vous réglez l’addition, vous sortez et, si ça vous a plus, vous revenez quand vous voulez. Sinon, vous vous précipitez sur le Web pour dézinguer l’endroit sur un site d’avis, on ne plaisante pas avec ça, aller au restaurant est une fête, celui qui la gâche mérite votre courroux. C’est bon, vous m’avez bien pris pour un con, on peut passer à autre chose ? » – « Intéressant. On n’avait jamais pensé à ce genre de concept. La réaction de Farida n‘a rien d’étonnant, ça n’existe tout simplement pas. Tu as vu ça où, c’est le projet d’un startuper ? Ça laisse quand même sceptique. Quand on veut manger, on ne se complique pas la vie, on commande des plats préparés sous plastique au supermarché du coin, qui vous les livre, et on les réchauffe au micro-onde. On ne va pas payer quelqu’un pour ça. Ça ne marchera jamais ton histoire de restaurant. » – « Vous êtes tous des cons ! Le canular a assez duré, maintenant ! Je ne vais pas me laisser humilier par une bande de baltringues qui se gaussent sur mon dos, trouvez-vous un autre souffre-douleur. Je me casse ! »

Furieux, Thomas sort de la pièce et vise la porte de l’appartement. Dans le couloir, quelqu’un le rattrape. – « Eh ! Attends ! Je t’ai bien écouté, ça m’intéresse ton histoire de restaurant. Il y a sûrement un business à monter. Si tu veux, je te reçois chez moi, tu t’assieds dans la cuisine, j’enfourne une pizza précuite et je te l’apporte à table. Dix euros tout compris dans une assiette en porcelaine, avec l’argenterie de ma grand-mère et un verre en cristal, j’en ai gardé dans une malle au grenier. Quinze euros si tu bois un Coca. Deal ? »

Thomas se croyait jusque là non-violent mais, là, le coup est parti tout seul. Le gars n’a rien compris, séché le cul sur le parquet flottant, les jambes flageolantes et le nez en sang. Après avoir claqué la porte, descendu les escaliers quatre à quatre et pris un grand bol d’air frais, Thomas a une idée. Il compose un numéro. – « Allo ? Je suis bien chez Michelin ? » – « Oui, monsieur, que puis-je pour vous ? » – « Je voulais savoir quand sortirait votre prochain guide des restaurants, avec les étoiles et tout ça ? » – « Je ne sais pas de quoi vous parlez, monsieur. Vous vous méprenez, ici nous vendons des pneus. »

Stéphane Méjanès

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Nouvelle parue dans l'OMNIVORE FOODBOOK #14, en commande ici : https://www.omnivore.com/page/foodbooks/

[AVANT LA TEMPÊTE]

Je ne sais pas vous, mais pour moi, il est de plus en plus difficile de poster ou de contempler des photos de piscines turquoises, d'enfants joyeux, de paysages sublimes, de pique-niques bucoliques et d'assiettes colorées.

Comme si de rien n'était.

Les révélations annoncées d'une enquête de Mediapart vont provoquer une immense déflagration dans le monde de la gastronomie. Déjà lourdement frappé par la crise sanitaire, ce microcosme autocentré va devoir affronter ses démons, regarder en face le mauvais sort réservé à tant de femmes en cuisine, vivre enfin un #metoo trop longtemps retardé par la somme coupable de l'histoire, de la tradition, de la fatalité, du silence, de la peur et de l'impunité.

Ça bruisse de rumeurs, des faits sont murmurés, il est question de harcèlement, de coups, de viol. Des noms circulent, et non des moindres. Il y a des gens qui savent et d'autres qui croient savoir. Il y a ceux qui ne veulent rien voir et ceux qui pensent que le temps est venu. Chacun attend le moment où “ça va sortir” au grand jour, avec effroi ou délectation, les uns pour fanfaronner sur l'air de “je le savais”, les autres pour dénoncer “les tribunaux populaires”.

Nous avons tous entendu des histoires sur untel ou untel, plus ou moins graves, plus ou moins anciennes, vraies ou fausses, difficile de savoir. Faute de preuves, de plaintes, de procès, par négligence et par lâcheté sans doute, nous n'avons rien fait, ou pas grand chose.

Avec son vocabulaire guerrier, sa brigade et son coup de feu, avec son virilisme flamboyant, ses horaires impossibles et son économie fragile, le restaurant est considéré comme un lieu de tensions inévitables, une cocotte-minute dont la soupape peut exploser à tout moment, autorisant tous les excès.

Pourtant, ici pas plus qu'ailleurs, rien ne justifie d'y maltraiter qui que ce soit, d'y commettre des délits punis par la loi.

Nous avons collectivement permis que cela arrive, que cela perdure. Nous devons collectivement mettre fin à ces agissements. Il faudra beaucoup d'engagement, de fermeté, mais aussi d'empathie et de mesure. Pour entendre les victimes, les soutenir, les accompagner. Pour que des innocents ne soient pas condamnés, pour que les coupables bénéficient de procès équitables, pour qu'ils comprennent et ne recommencent plus.

Ne glissons pas une fois de plus la poussière sous le tapis, jusqu'à la prochaine fois. Ni policiers ni juges, soyons juste humains, profondément humains, pour que la table reste le lieu de la commensalité, de la générosité et du partage, de l'égalité et du respect.

Stéphane Méjanès Auteur et journaliste gastronomique 13/08/2020

[RESTAURANT, DU VERBE RESTAURER]

Le restaurant, c’est le poumon qui fait respirer les villes. Le restaurant, c’est le coeur qui bat dans les campagnes. C’est au restaurant que l’on se nourrit, que l’on partage, que l’on échange, que l’on se rencontre. C’est au restaurant que l’on fait société, que l’on fait civilisation. C’est au restaurant que l’on restaure, au sens premier du terme.

Quand les villes et les campagnes sont malades, le restaurant tousse.

Le confinement a été décrété en France, une décision vitale pour endiguer la propagation du Covid-19. En citoyens responsables, restauratrices et restaurateurs, personnel de salle, cuisinières et cuisiniers comprennent la nécessaire fermeture de leurs établissements. Pourtant, elle leur coûte, elle les met en péril.

Mais, un restaurant fermé n’est pas un restaurant mort.

Les chef·fe·s ne disparaissent pas derrière leurs portes closes. Si les conditions d’une sécurité sanitaire absolue sont réunies, ils peuvent continuer à empoigner casseroles et poêles, à allumer le feu, découper, ciseler, mixer, rôtir, braiser, faire ce qu’ils font le mieux : cuisiner. Même si on ne les autorise plus à préparer des repas pour leurs clients habituels, beaucoup sont disponibles pour, d'une manière ou d'une autre, faire à manger, pour tous et en particulier pour le personnel soignant. Mitonner autre chose que l’ordinaire insipide de l'hôpital, ce serait une belle façon de dire notre gratitude aux combattant·e·s engagé·e·s en première ligne sur le front de la pandémie, admirables de professionnalisme, de sacrifice et de dévouement.

Le restaurant, c’est également l’épicentre d’une économie qui rayonne bien au-delà de ses murs. Le restaurant, c’est le chaînon manquant entre le monde paysan et nous, mangeurs en quête de traçabilité et de plaisir. Privés de commandes, de débouchés, celles et ceux qui cultivent, élèvent, prennent soin de la terre et des paysages, font et vont faire face à des difficultés qui peuvent s’avérer tout aussi insurmontables. Dans un univers confiné, frontières fermées, quand la globalisation est une menace enfin tangible, leur présence réapparaît tout à coup indispensable à notre indépendance alimentaire. Un mal pour un bien. Pensons-y au moment d’aller faire nos courses, bien espacés de mètre en mètre.

Malgré la sidération qui les frappe, et frappe le pays tout entier, les professionnels de la restauration doivent aussi dès maintenant penser à l’avenir, anticiper et prévoir. Rêver éveillé à ce jour radieux où l’épidémie sera derrière nous, où leurs maisons rouvriront sans contrainte, où nous quitteront nos prisons domestiques sans laisser-passer, pour se réunir à nouveau dans une grande fête joyeuse, pleine de reliance et de résilience.

Pour être prêts le moment venu à repartir et à durer, ils n’échapperont pas à une profonde remise en question de leurs pratiques, de leurs modèles économiques, entre sécurité, conscience, responsabilité et diversification. Ce ne sera pas la première fois, ils ne manquent ni de courage ni de créativité pour se remettre en mouvement.

Pour accomplir cette tâche immense, ils ont aussi besoin de nous, clients fidèles, voisins qui n’avons jamais osé franchir leur seuil et, plus largement, tous ceux qui participent à leur écosystème. Il faut leur témoigner notre amitié, notre confiance, autant que la grosseur de notre appétit. Prenons des nouvelles, faisons leur un signe, appelons-les, écrivons-leur, cherchons avec eux des solutions pour les aider à traverser cette tempête. « Solidaires et pas solitaires », la formule présidentielle prend tout son sens.

Il y aura de la casse, au restaurant et, par ricochet, chez les artisans. Il y aura de la casse, dès à présent et, en cascade, dans les mois à venir. Mais, tous ensemble, nous pouvons la limiter. Prenons rendez-vous.

Ne perdons jamais le chemin du restaurant, c’est autour d’une assiette et d’un verre qu’un monde nouveau peut s’inventer.

Stéphane Méjanès

[JE ME LÈVE]

Je vous vois, les hommes, moquer le geste d’Adèle Haenel aux César, qui n’aurait pas dû venir, qui en fait trop. Je vous vois, les mâles, condamner l’attitude de Florence Foresti, qui n’était pas drôle, qui était trop payée. Je vous vois, les sévèrement burnés, dénigrer Virginie Despentes, qui n’écrit pas avec les bons mots, qui n’aurait pas eu la vie qu’il faut ni les propos adéquats après l’attaque contre Charlie Hebdo. Je vous vois, les dragueurs lourds, minimiser les actes de Roman Polanski, qui n’a pas eu une vie facile, qui est un grand artiste.

Quand allez-vous comprendre que la priorité n’est pas de finasser mais d’agir ?

Je suis un quinquagénaire blanc cis hétéro appartenant à une classe sociale privilégiée. Je n’ai pas toujours été un mec bien avec les femmes. Moi aussi, j’ai commencé par m’offusquer que l’on ne puisse plus rien dire, plus rien faire, je n’ai pas vu le problème parce que j’étais le problème. Je reste parfaitement imparfait, je me soigne. C’est un effort mais ce n’est pas le bagne, et c’est nécessaire, vital. Je me suis demandé si j’étais légitime pour prendre la parole, si je ne tombais pas dans la mecxplication. Mais j’ai considéré que cette lutte, il fallait la mener tous ensemble, qu’avec des intentions sincères et des mots choisis, je pouvais faire ma part. J’ai une épouse, deux filles, deux sœurs, une mère, et pas mal de chouettes nanas autour de moi. C’est à elles que j’ai envie de consacrer en priorité cet effort, pas à la défense d’un vieux cinéaste pédophile en fuite, chahuté par quelques dizaines de militantes, et pourtant honoré.

Certaines et certains nous expliquent doctement que l’on s’y prend mal pour combattre le fléau des violences faites aux femmes. Crient à la dictature de la pensée, au retour d’un ordre moral qui s’est pourtant toujours conjugué au masculin. Sont à deux doigts de nous annoncer le grand remplacement des hommes par les femmes. Réclament de la nuance et de la complexité. Mais elle est où la complexité dans le sort fait à la moitié de l’Humanité ? On n’est pas dans la fiction, on est dans la réalité. On n’est pas dans le « oui mais euh », faut pas aller trop vite, réunissons une commission, on verra ça plus tard. Ces écrans de fumée ne sont là que pour cacher l’implacable vérité des chiffres et des statistiques. Ces soubresauts outragés ne témoignent que d’une volonté de maintenir le statu quo.

Mais tout ça est fini. Et pas grâce à cette lâche inertie, grâce à l’engagement de celles et ceux qui ont ouvert les yeux, parfois avec des dérives condamnables mais qui ne discréditent pas la dynamique, inéluctable.

Au-delà de révéler les violences qu’elle a subies, Adèle Haenel a dit une chose importante, un peu passée inaperçue. Elle a dit (en gros, ce ne sont pas ses mots exacts, pas de guillemets, donc) : je peux dénoncer celui qui m’a fait du mal parce que je suis désormais plus puissante que lui aux yeux de cette société qui l’a protégé, par son aveuglement, par son silence. Adèle Haenel, et Virginie Despentes, sont des dominantes dans un monde où elles n’auraient dû être que des dominées, les tenants de l’ordre établi ne le leur pardonnent pas.

Adèle Haenel a dit un autre truc qui doit nous interroger : je ne porte pas plainte parce que je ne crois ni en la police ni en la justice, qui n’écoute pas, qui ne sanctionne pas. Elle a fini par le faire, après que le parquet a ouvert une enquête, et c’est bien comme ça, il faut que ces affaires passent en justice. Mais quand on sait que 10% des victimes portent plainte, que 10% de ces 10% aboutissent à un procès, et que 2% de ces 10% de 10% donnent lieu à une condamnation (souvent faible), on peut comprendre (ce ne sont pas les chiffres exacts mais l’ordre de grandeur est celui-ci). Et cette histoire de tribunal populaire, qui jugerait sans preuve et condamnerait sans procès, ça fait bien marrer.

Sur toutes ces questions, la soirée des César constitue un tournant que j’espère décisif, à condition d’arrêter de tergiverser. Virginie Despentes en a pour moi admirablement compris la portée symbolique. Dans sa formule, « on se lève et on se casse », voici ce que moi je lis :

On se lève pour affronter son agresseur. On se lève pour quitter son conjoint violent. On se lève pour aller porter plainte. On se lève pour prendre la parole. On se lève pour que celles qui n’y arrivent pas, qui courbent l’échine, redressent la tête et nous voient de loin, comme des phares dans la nuit. On se casse, non pour se mettre en retrait, comme j’ai pu le lire sous la plume alambiquée de Claude Askolovitch. On se casse, non pour faire du théâtre, ça c’est Raphaël Enthoven dans ses œuvres. On se casse pour ne pas cautionner. On se casse pour rejoindre celles et ceux qui veulent se battre avec nous. On se casse pour abandonner à leur sort celles et ceux qui ne veulent rien entendre, rien changer.

Alors, oui, on se lève et on se casse.

Stéphane Méjanès 04/03/2020

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[edit du 07/03/2020] Considérant à tort que mon sujet n'était pas les noirs mais les femmes, j'ai omis de parler d'Aïssa Maïga dans la version initiale de ce texte. J'ai quelques scrupules à le modifier aujourd'hui, comme pour me racheter une bonne conscience, mais aussi parce qu'il a été lu, commenté et partagé en l'état des milliers de fois et que, peut-être, celles et ceux qui l'ont fait ne seront pas en accord avec cet ajout...

Mais je vous vois aussi, les dédaigneux, mépriser Aïssa Maïga, qui n'a pas su convaincre parce qu'elle tremblait et avait la bouche sèche.

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