La vie avec ma Nanny 6/12 ans (suite et fin)
Pendant ces cinq ou six années, mon frère avait fait de moi une enfant accomplie dans le maniement de la naginata et du katana. Je savais même comment « sauver mon honneur » d’une pression de la lame de mon tanto en un point précis entre les côtes pour atteindre mon cœur infailliblement, et mourir en un instant. Un jour, j’avais dû trancher une carcasse de porc d’un seul coup d’une vraie lame, j’ai encore la sensation affreuse dans les bras, le bruit dans les oreilles. Mon « maître » était content, la coupe était propre, sans hésitation, je ne sais pas quelle aurait été la punition si j’avais raté mon coup… À onze ans je pouvais tuer un homme, trancher une tête même d’un adversaire plus grand que moi. Je haïssais cela, mais je n’en disais évidemment rien. Le masque au sourire permanent ne quittait plus mon visage, maintenant, quoi qu’il arrive, même sous un coup particulièrement douloureux comme celui que je reçus un jour entre les jambes, porté de bas en haut, kata répertorié que je n’avais pas paré à temps. je décollai du sol, il me fut impossible d’uriner sans douleur pendant des jours, malgré les soins attentifs de Nanny que je surprenais, elle, parfois, les larmes aux yeux. À partir de mes dix ans environ, mon frère était très fier de me « sortir » et me faire faire des démonstrations au dojo de son école de kenjutsu ou ailleurs dans des réunions privées. C’est très fréquent au Japon ce genre de spectacle, là je comptais soudain, j’étais la petite sœur prodige, le petit chien savant et lui était le maître. Ça n’était pas toujours apprécié des aînés. J’ai gardé dans ma mémoire ce jour ou, après un assaut réussi contre un adulte, un sensei présent avait dit à mon frère : « Tu crois la surpasser et la contrôler toujours mais si elle continue dans cette voie un jour elle sera plus forte que toi et elle te battra. » Mon frère avait ri, bêtement, mais il était secrètement vexé, je m’en suis rendu compte à sa dureté et ses réflexions méchantes à mon égard lors du retour. J’y gagnai de voir ces numéros de singe savant qui me déplaisaient tant s’espacer puis cesser tout à fait lorsque je finis ma dernière année de shôgakkô. En fait je quittais la maison lors de l’été de mon douzième anniversaire et je lui échappai définitivement. J’en ai été bien soulagée, excepté que j’échangeais ce que je pensais être l’enfer contre une vie bien pire, et pour six années, mais je l’ignorais.
Depuis une année, peut-être plus, ma Nanny avait de soudains coups de fatigue, elle avait maigri la dernière année, je la surprenais se tenant les reins… Elle n’avait plus cette énergie qui m’avait tant soutenue depuis cinq ans que nous vivions si proches l’une de l’autre. Je commençais à m’inquiéter, mais sans rien dire, comme toujours désormais, j’avais aussi appris le silence et la réserve. Et un soir, m’attendant au retour de la piscine, des larmes dans les yeux elle dut m’annoncer qu’elle était malade et qu’elle devait repartir aux USA pour se faire soigner. Mon chagrin fut à la mesure de mon attachement, c’était un deuxième deuil, comme si ma maman mourait une seconde fois. Elle ne me verrait jamais dans l’uniforme de collégienne que je devais passer à la prochaine rentrée scolaire. Nous nous en étions tellement réjouies. Il était commandé, sur mesure naturellement, les deux tenues réglementaires, été, hiver, le foulard bleu des premières années, elle ne me le nouerait pas autour du cou pour la rentrée… Je commençai à accumuler en moi ces larmes que je ne réussis à purger que bien des années plus tard, grâce à un véritable amour, mais cette histoire n’est pas terminée…
Je n’ai plus jamais eu de nouvelles. J’ai appris son décès des années plus tard, on ne m’en avait jamais avertie, et les lettres qu’elle n’a jamais cessé de m’envoyer durant sa maladie, je l’ai su récemment par une employée, ont toutes été détruites par mon père. Il ne m’a pas été permis de l’accompagner à Narita et le jour même de son départ j’allais emménager chez mon oncle et sa femme, pédophiles, comme je devais l’apprendre petit à petit durant les quatre années que j’ai été laissée à leur « responsabilité ».
FIN du Journal de 6 à 12 ans.
NOTE : Le Journal des jours évanouis se nommera maintenant « Notes du laptop » en hommage aux « Notes de l’oreiller » de Sei Shônagon.