Pierre-Emmanuel Weck

Zone d'Écriture Temporaire

Il y a avec le GPS comme une superposition qui s’opère entre le monde et soi. On ne cherche plus à savoir où l’on est sur une carte, mais où l’on va. Le paysage disparait (on sait de moins en moins lire un paysage sur une carte).

On s’en remet à une machine qui ne communique avec nous que visuellement et/ou auditivement. Nous n’utilisons pas ou réduisons fortement l’usage de l’odorat pour sentir l’humidité de la forêt, des sons pour entendre la rivière qui passe à proximité, du touché pour sentir le vent qui monte de la vallée.

Désormais, on n’est plus jamais perdu nulle part puisque l’on sait toujours où l’on est exactement.

Le paysage s’efface, le voyage disparait au profit du trajet et du but de celui-ci.

C’est un peu la même chose que pour la montre analogique ou numérique. La numérique est beaucoup plus précise, mais on ne sait plus aussi facilement se situer dans le temps. Nous n’en avons plus la même représentation. Nous ne sommes plus dans un monde linéaire, mais morcelable.

Autant la littérature met des mots sur des émotions, des couleurs, des formes et intensifie le monde autant le numérique, s’il nous apporte dans un premier temps ce sentiment d’intensité, fini par nous assécher. À la différence du texte qui fait appel au pouvoir créatif de notre cerveau, le numérique nous propose une vision clé en main.

La question n’est donc pas de savoir si le numérique sera assez développé dans les années à venir pour être aussi puissant que notre cerveau, mais si notre cerveau sera toujours aussi sollicité pour créer nos propres images intimes. Des images qui perdureront même après la coupure d’électricité.

Cela m’évoque le modèle grandissant de l’abonnement. Il parait presque normal de payer chaque mois pour pouvoir utiliser un logiciel comme un traitement de texte, un retoucheur d’images ou l’écoute de musiques. Mais si l’on cesse de payer les créations, les vôtres ou celles que vous avez achetées ne sont plus accessibles. Sans compter le contrôle que certaines sociétés souhaitent avoir sur la “bonne” moralité, l’orientation politique ou sociale de vos créations. Avec un simple stylo et une feuille de papier, vos productions vous appartiennent totalement, de leurs créations, de leurs usages (comme le partage) pour toute la durée de votre vie.

Il y a comme une volonté de captation de tous les aspects du vivant.

Peut-être cela a-t-il aussi à voir avec la diminution de l’intimité. Les conversations téléphoniques étalées dans les espaces publics bousculent les usages habituels. D’une part, il y a le sentiment que “ces gens-là” ne respectent pas l’espace commun en l’envahissant pour vous imposer leurs histoires particulières, mais aussi qu’ils ne ressentent pas l’aspect intime de leurs conversations, qu’ils n’éprouvent pas de pudeur.

Le terme de pudeur, tombé un peu en désuétude s’applique pourtant parfaitement dans le sens où ce que chacun raconte n’a rien d’extraordinaire, de profondément secret, de radicalement nouveau pour le genre humain, mais que c’est malgré tout une partie de soi qui nous appartient en propre.

Peut-être est-ce aussi la raison du succès des filtres en photographie numérique. Redonner une épaisseur à l’image parfaite comme transparente et donc sans aspérité, sans épaisseur. La reproduction parfaite du réel n’apporte rien de plus que le réel lui-même. Passé l’effet de nouveauté et de la performance technologique, elle devient ennuyeuse, sans âme. Elle ne comble en rien notre besoin de compréhension du monde. Un peintre qui peint la réalité parfaitement ne fait que de la reproduction mécanique. Même la photographie, après avoir libéré la peinture du réel, s’est affranchie de cet écueil. On lui reconnait désormais un certain regard, un style.

La numérisation change le rapport au sens.

De même les rencontres (principalement sexuelles) se font de plus en plus via des plateformes numériques sur Internet (avec des algorithmes). Outre l’efficacité en termes d’accumulation de partenaires, ces outils réduisent les risques et les surprises, l’épaisseur du temps. Tout comme le GPS, il n’y a plus de voyage, mais des trajets pour aller à une rencontre dont l’algorithme garanti le résultat. L’absence de temps, d’épaisseur de vie fait que la rencontre, si elle répond à la pulsion sexuelle, ne comble rien du gouffre de nos âmes.

Il y a, dans le numérique, comme la tentative de désépaissir nos vies, de tout mettre en chiffre. Comme si le numérique ne pouvant copier nos âmes cherchait à les faire disparaitre.

Je repense à la formule inscrite sous le cadran solaire de la maison collective dans laquelle je passais, enfant, mes vacances étés et que j’ai fait mienne depuis de nombreuses années : “Temps partager résiste au temps”.

Si je prends une photo de ma fille jouant du violoncelle et que je la mette sur la cheminée ou dans l'album photo, c'est une photo de famille ;

La directrice du Conservatoire l'ayant vu, me demande d'en faire une affiche pour inciter les enfants de la ville à venir lors des portes ouvertes, c'est une photo de communication ;

Et puis, il faut bien que je réinscrive ma fille à ce Conservatoire et n'ayant pas le temps de passer par le photomaton pour lui tirer le portrait, je découpe cette photo et en fait une photo d'identité ;

Ma fille décroche ensuite un premier prix au Conservatoire et le journal local me demande un photo d'elle pour illustrer l'article, c'est alors une photo d'information ;

La photo est re-publiée dans le même journal pour parler de l'engouement des jeunes pour la musique, c'est une photo d'illustration ;

Un luthier me demande cette photo pour la publier dans le journal municipal avec l'adresse de sa boutique, c'est une photo de réclame ;

Un publicitaire s'en empare pour illustrer la sérénité qu'il y aurait à prendre un compte épargne pour une banque, c'est une photo publicitaire ;

Un amis galeriste me propose de faire une rétrospective de mes photos et j'y mets la photo de ma fille à son violoncelle, ça devient une œuvre d'art ;

Il en fait des cartes postales, c'est alors du marchandising ;

Plus tard, des historiens ressortiront cette image et ce sera une photo d'archive ;

Et cetera.

L'usage d'une photographie et/ou l'intention du photographe en change la fonction. Le statut juridique du photographe change également en fonction de l'usage (journaliste s'il travaille pour la presse, artisan s'il fait des photos de mariages, auteur/artiste s'il fait de l'illustration, fonctionnaire s'il travaille pour une collectivité territoriale, amateur s'il photographie pour lui-même ou s'il travaille déjà sous un autre statut…).

Les droits d'auteurs ne lui appartiennent pas toujours selon que l'on considère qu'il a photographié de lui-même ou sous les ordres de quelqu'un ou d'une institution.

Il y a quelques années, lorsque je disais que j'étais photographe, on me demandait où était ma boutique…

Ainsi, tout ce qui touche à l'usage de l'appareil photo est regroupé sous le terme de la photographie. Dans le domaine automobile, chacun comprend bien la distinction entre un pilote et un conducteur. Dans le domaine culinaire, on fait aussi la différence entre être cuisinier et faire la cuisine. Ça ne retire rien à la qualité de chacun.

Un amateur peut être meilleur qu'un professionnel mais il n'en demeure pas moins un amateur. Il n'est pas inséré dans une chaine professionnelle. De même que je peux me dire très bon dentiste amateur, j'aurai peu de clientèle car je n'aurai pas le réseau de confiance (nombreuses années d'études sanctionnées par un diplôme, appartenance à l'Ordre des médecins…) nécéssaire pour le client.

C'est pourquoi par exemple dans le domaine de la presse, l'utilisation massive des photographies d'amateur est si problématique (J'en reparlerai dans un autre article).

Dès que l'on touche à la représentation du réel, il y a aussi la notion de goût qui intervient (construite elle-même sur des normes culturelles, sociologiques, politiques…) et c'est le même sujet que pour la peinture avec ceux qui visitent les expositions en disant “Ah ça ! J'aurais pu le faire aussi !” Sauf qu'ils ne l'ont pas fait car en faite, ils ne pouvaient pas le faire.

Une image d'une chose, même simple et banale, non révélée n'existe pas et n'a jamais existé auparavant. C'est la photographie qui créée l'image.

Ainsi, lorsque je dois parler photo, je suis obligé de cadrer la discussion afin qu'elle ne parte pas dans tous les sens.

Si “tout le monde” a désormais un appareil photo sur lui avec smartphone, mais tout le monde a un stylo chez lui, la culture liée à l'usage n'est pas encore suffisante pour que chacun puisse en discuter en se comprenant clairement. Si je dis que je suis historien et que mon outil de travail est un stylo, on ne me confond pas avec un écrivain. On sait que mon travail n'est pas le même vis à vis du rapport au réel, du style, des contraintes économiques…

L'arrivée en masse des appareils photos numérique a quelque peu brouillée ces nuances. La très grande simplicité de fonctionnement des appareils couplé au rêve marketing de reconnaissance rapide des réseaux sociaux a créé une excitation dont il faudra attendre qu'elle retombe un peu pour que revienne la pensée.

Lorsque mon père est mort s'est posée la question de le prendre une dernière fois en photo.

À la chambre mortuaire de l'hôpital du Kremlin-Bicêtre, il m'eu été facile de le photographier dans son cercueil avec mon smartphone. L'idée m'a traversée l'esprit mais je ne l'ai pas fait. À la place j'ai fait cette image éloignée de ma mère regardant son mari. Je n'ai pas réfléchi vraiment mais il est évident que la composition des lignes du carrelages du sol, l'encadrement de la pièce où se trouve le cercueil, la position de ma mère, tout cela concoure à faire une image formellement bien construite.

Je me souviens aussi que j'ai fait cette photo pour me donner une contenance, pour faire quelque chose et ne pas laisser l'émotion me submerger. Peut-être aurais-je du me laisser aller, pleurer, mais j'ai toujours eu du mal à le faire.

Le visage de mon père ne lui ressemblait plus tout à fait. Mais, si je l'avais photographié qu'aurais-je fait de cette image ensuite ? Je n'aurais pas pu la montrer, elle n'aurait contribué à rien, n'aurait eu d'autre fonction que voyeuriste.

J'ai bien fait une photo dans ma tête, avec trois plans : mère regardant mon père, mon père les yeux fermé et ma fille regardant le tout. Une composition triangulaire très équilibrée. Je pense que ma mère n'aurait rien dit ainsi que ma fille non plus mais pour quoi faire ?

Certaines choses se vivent et s'enregistrent avec tout le corps, elles n'ont pas vocation à être vues par d'autres que vous-même comme le démontre l'impasse des images pornographiques.

La mort et le sexe, deux extrêmes reposant chacun sur des représentations culturelles. Il est à déplorer que la mort, à travers la violence, soit si complaisamment étalée notamment dans le cinéma, même si je sais bien que cette violence est jouée, tandis que la pornographie engage véritablement le corps des l'acteurs.

Si je dois regretter une image, ce serait plutôt celle de toute la famille réunie autour de lui à l'hôpital l'avant veille de sa mort. Parce que c'était vraiment un moment d'espoir et de concentré de vie, même si nous le savions condamné. Ça n'aurait pas été une photo volée car mon père était encore vivant.

Lorsque j'étais venu le voir les semaines précédentes à l'hôpital et qu'il allait encore “bien” je lui avais demandé si cela le dérangeait d'être photographié, il me donna son accord en me faisant cette réponse “Je suis un homme de trace”.

Inau­gu­ra­tion du Mur des Noms au Mémo­rial de la Shoah à Paris, le dimanche 23 jan­vier 2005 : Sur ce mur de pierre ont été gra­vés les noms des 76 000 hommes, femmes et enfants juifs dépor­tés depuis la France entre 1942 et 1944 dans le cadre de la “solu­tion finale”.

— Avant la céré­mo­nie, une dame, comme une petite fille, mon­trant sous son man­teau une photo de jeune fille avec un cœur rose collé des­sus « J’ai mis la photo de ma mère sur mon cœur »

— Simone Veil « C’est donc seul que j’ai longé ce mur, et que, dans le silence, j’ai cher­ché, un à un, les noms de mon père, mon frère, puis, aux côtés du mien, les noms de ma sœur, et sur­tout celui de ma mère, l’être qui a pour moi été le plus cher au monde ». Une dame avec son télé­phone por­table « Jean-Michel, j’ai retrouvé le nom de ton père, tu dois abso­lu­ment ame­ner tes enfants… non pas aujourd’hui… »

— Un came­ra­man « Vous l’avez trouvé v’t’ nom ? C’est impor­tant pour vous aujourd’hui ? »

— Une vieille dame qui parle toute seule « Il est là ? Non… Où est-il ? Là ?… »

— Une jour­na­liste de télé­vi­sion « Laissez-moi pas­ser ! Je dois abso­lu­ment faire mon repor­tage pour le 13 heures ! »

— Un homme avec son télé­phone por­table « Oui, je suis devant… Oui… »

— Échange de SMS moi : « C’est quoi le nom famille de ta mère ? ». Lui : « Itz­ko­vitch ». Moi : « Mina, Moïse, Esther ». Lui : « Moïse » … Lui : « Merci »

— La caméra suit cette dame depuis bien 5 minutes, il a son sujet, de l’émotion, la dame cherche, hésite, cherche encore, ses yeux sont humides, le came­ra­man se fatigue et la laisse tom­ber pour une autre plus dégourdie.

— Le même came­ra­man que tout à l’heure « Bon moi, j’ai mes trois images, je m’casse »

Avec l’ouverture du Mémo­rial de la Shoah, le 27 jan­vier 2005, Paris dis­pose du plus grand centre euro­péen d’information et de recherche consa­cré à l’histoire de la Shoah.

Vaste espace des­tiné à accueillir tous les publics, le Mémo­rial offre aux visi­teurs des expo­si­tions per­ma­nentes et tem­po­raires, un fonds d’archives excep­tion­nelles et de mul­tiples acti­vi­tés et actions de sen­si­bi­li­sa­tion sur l’histoire de la Shoah.

À la fois musée, lieu de mémoire et centre de docu­men­ta­tion, le Mémo­rial conjugue ses dif­fé­rentes mis­sions à tra­vers ses acti­vi­tés : se sou­ve­nir, témoi­gner, trans­mettre, sensibiliser.

Texte publié sur weck.fr

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