être rocher une petite centaine d'années
écouter vaguement le vent souffler
laisser glisser l'eau qui passe
attendre qu'un oiseau
pose ses pattes
un moment
être ruisseau
embrasser les berges
en songeant au cresson
caresser longuement les poissons
envoyer par-dessus bord les tourbillons
bouillonner de toutes les eaux du printemps
être ceci ou cela
ou même les deux à la fois
pourquoi pas
oublier le numéro du quai
le train les rails et les arrêts en gare
la ville assoupie la place de la mairie
oublier la rue amie
la chambre et son mystère
la première fois
s'il reste au matin
une écharpe de brume
je la nouerai à mon cou
que murmure cet arbre
orgueilleux résistant
au feuillage de feu
triomphant dans le froid
combien pèse le souvenir
du moineau sur sa branche
où commence où finit son œil gris
quel fil invisible l’envole vers le soir
pourquoi le chant du ruisseau
le brouillard sur la rive
d'où nous lançons
de petits bouts de bois
qui dérivent
vers où leur vie
on ne sait pas
revienne l'été
au bord de l'eau
paresse de juillet
simple flot
courbes molles
rives secrètes
bulles d'air
vagues remous
chanson oubliée
dans le transistor
du pêcheur
hameçon perdu
accroché à la souche
sous la surface
saut soudain
éclair blanc dans l'eau lente
un poisson moucheronne
refrain de la branche
incessamment repoussée
par le courant
on devine à peine
ce qu'à mi-voix dit la rivière
et pourtant
revienne l'été
au bord de l'eau

la branche basse
se penche
pour que le regard grimpe
entre les pins
leur tête folle
pousse la brume
vers un nuage
le creux du ciel
n'est pas si loin
Photo par Gilles Le Corre “In the mountains by a foggy morning.
2022 January 2nd” – Courtesy of © Gilles Le Corre & ADAGP 2021
#photo #poésie
cet arbre seul est un archipel
la colline un gâteau sec une meringue
la ville est une boîte d'allumettes
la rue luisante de pluie
est un chant d'alouette
le fleuve une dalle immense
le vent qui danse
ouvre pour moi ses voiles
dans la nuit sourde
je m'en vais sifflant
plonger
quand le soleil surfera sur les vagues
pour y lancer son chant triomphant
quand la lune lassée des étoiles
entrera fière et seule
dans la forêt propice
je plongerai nu dans le ciel
me noierai dans les nuages en écharpe
pour couler à pic
au fond de l’espace
when the sun rides the waves
to cast its anthem of triumph
when the moon of stars weary
noble and alone enters
the auspicious forest
I will dive naked into the sky
drown myself in twirly clouds
and sink down to space
Illustration : “Paestum Museum” par The Consortium est sous licence CC BY-SA 2.0

puissantes sentinelles
aux fantômes indifférentes
les pins filtrent la lumière
le ravin avale les nuages
et la forêt reprend sa toute-puissance
au jour qui passe
encore un moment
pour que notre vie apparaisse
et se révèle intacte
sous la caresse du brouillard
Photo par Gilles Le Corre “In the mountains by a foggy morning.
2022 January 2nd” – Courtesy of © Gilles Le Corre & ADAGP 2021
#photo #poésie
à grand pas nous marchons dans nos villes électriques
les poteaux sont à terre et les câbles en désordre
pas d’éclair dans le ciel pour nous dire où aller
ni panneau ni plus loin d’horizon à rallier
il y a dans nos corps comme un grand court-circuit
des trajets incertains et d'immenses détours
nous fuyons au hasard poursuivis d’étincelles
des brasiers du passé dans nos cœurs dévastés
sous le regard glacé des grands pylônes muets
tous leurs disques de verre éclatés sous nos pieds
nous marchons à grands pas dans nos vies électriques

nous sommes les buissons épineux
nous restons à l'écart
enragés et confus
nous jalousons le puissant rocher seul dressé
défiant brume nuage et pluie
quand l'eau dans l'air s'affale s'élève et retombe
sur le village endormi
nos rameaux dépouillés
invoquent la clarté
du jour qui perce
malgré tout
nous sommes les buissons décharnés
mais toujours vainqueurs
de l'hiver
Photo par Gilles Le Corre “Rainy day on a village in the clouds, like a movie set. December 24th 2021” – Courtesy of © Gilles Le Corre & ADAGP 2021
#photo #poésie #noussommes