Parfois je me dis : j'ai perdu un an. J'ai un trou dans le CV. J'ai des mémoires qui manquent. Pendant un an j'étais où ?
A ceux que je ne connais pas pas j'ai dit : j'étais en voyage
A ceux que je connais j'ai dit : j'étais en voyage et avant cela j'étais en dépression.
C'est marrant, ce territoire intérieur qui n'attendait qu'une chose : d'être redécouvert. Avec l'énergie d'un Christophe Colomb j'ai embarqué pour un continent déjà connu. J'ai cherché des noms pour des choses qui avait déjà été nommée. J'ai essayé d'anéantir ce qui était là depuis la nuit des temps. Puis la terre m'a avalé.
L'été dernier, j'ai entendu des cloches. J'étais dans le village de mes parents, dans les Corbières. Je courrais sur un chemin. Et alors j'ai entendu un son, scintillant et si spécial. Des cloches. Elle ne marquaient pas l'heure, ou une fêtes particulières. Elles étaient juste là, au coin de mon oreille. Le vent battait la mesure dans les chênes verts. Mes pieds roulaient sur les pierres sèches. Entre deux bourrasques, leur chant me faisait tourner la tête.
Le vendeur du kebab répète :
Wahad minute habibi wahad minute
Le groupe attend, cheveux sombre main dans les poches. A côté, des petits récupèrent un morceau de shit bien emballé sous la terrasse. Ils nous laissent la place un pour nous asseoir.
J'ai l'impression que la radio passe Fairuz et qu'on va tous se mettre à chanter ya habibi ai hal anta fi
A la place le vendeur dit de nouveau
Wahad minute habibi wahad minute
Une minute mon chéri une minute
Je coupe la tomate en deux, puis en lamelles irrégulières. Mes mains ne parviennent pas à rester fermes, la découpe des tranches s'en trouve un peu dentelée. Le couteau touche la peau lisse, perce puis traverse en un mouvement. Le métal tape contre l'assiette. J'aimerais que le bruit résonne dramatiquement, comme dans un film où les bruits du quotidien sont amplifiés et les bruits du corps, effacés. A la place, la rencontre du couteau et de l'assiette ne dure qu'un instant. Autour, le silence.
Ce texte a tout d'abord été écrit pour un podcast que vous pouvez écouter ici.
Dans le salon de mes grands-parents, il y avait un petit poste de radio. Une brique en plastique noire avec une antenne que mon grand-père déplaçait de pièces en pièces. L’appartement de mes grand parents était lumineux et encombré. Il y avait trois chambres, une pour eux et les deux autres pour leurs enfants.
Je recompose des chemins maille par maille / un carcan de sentiers qui arpentent la ville /plus près la ville, plus près, tes routes lassent / des mailles denses, je compte les rangs envers / mais je ne vois jamais les dessous de la ville / la surface des choses est bien suffisante /
la circulation se lasse, le goudron coule / sous mes pas, c’est bien. Le béton brûle mes yeux, / c’est bien, les gens se battent à 19h, c’est bien / quelque chose de vivant, qui grouille quand je sens / que tout le reste de la carcasse se vide
Je peux lister tout ce qui est enfoui. Les armes cachées, si loin dans le sable que la marée ne les remonte pas. Autour de moi l'embrun, le sable, mes pas lourds dans la terre mouillée s'enfoncent un peu. Je continue la marche et liste les batailles, comme les chapelets de nos pères. Il n'y a pas de croix, pas de tombes. Les idées tombent sans bruit, lavées par les vagues. On les perd, dans les flots. Elles émergent de nouveaux, des décennies, des siècles plus tard.
Il parle beaucoup et vite. Il enchaîne les phrases comme des perles, puis les enfile en collier autour de son cou. Sa femme et sa fille sont à côté. La petite mange un petit pot goulûment. Elle aura les cheveux de métisse, il me dit, très bouclés, comme vous. Je souris. D'habitude les gens ne savent pas. D'ailleurs lui-même ne sait pas, ne se pose pas de question, ni sur mes cheveux ni sur ma race, et c'est tant mieux. Il est là pour parler de lui et moi je l'écoute.
Il a trois autres filles, des métisses tout pareil, il précise. Des cheveux magnifiques. Il ne les voit plus, il ajoute rapidement, il n'a plus la garde, depuis le divorce. Avant il était vigoureux, un athlète ! Regardez, il ne reste pas grand chose, à part les cuisses, de ce corps de sportif. C'est un peu la rue, surtout la bière. Il désigne sa bouteille. Il est 10h du matin.
J'arrête et puis je continue, je veux d'avantage de continuité mais mes nuits taisent les comptines d'été. Moins je dis plus j'écris et en ce moment les vannes sont ouvertes alors mes doigts se crispent et j'écris pour rien (existe-t-il une autre manière d'écrire ?). Mes ami.e.s écrivent des choses qui ont du sens, dessinent des immeubles et des hébergements, moi j'héberge des sentiments, mal, alors ils se cassent et je suis seul.e dans une maison vide. Je rêverai d'avoir des rollers et un ballon de basket pour que cela résonne dans la bâtisse, mais à la place le vide et moi qui tisse, de bas en haut, pour mieux pouvoir défaire, tout à la fois.
Je n'ai pas de problèmes, je répète, pas de problèmes, rien que des solutions dans le sac, rien que du sucre dans l’œil, surface lisse, angle mort, la crasse glisse, encore.
Je n'ai pas de problèmes, juste des questions, des petits bouts de questions, rien de théorique, des petites choses graves comme les choses graves le sont toujours. Un jour j'ai couru vers la Seine, ou peut-être était-ce la Saône et j'ai rêvé d'un fleuve sans histoire. Je voulais toucher les fonds translucides, ramasser des coquillages qui traduisent le présent.
Mets ton oreille et tu entendras la mer