Je fais le geste, une fois, deux fois, trois fois. Mes doigts tourbillonnent dans une ronde discrète. Je marmonne au creux de mon épaule. Ma marche se fait plus lente. C'est que j'ai cette impression, là, dans le coin de mon cœur — côté droit là où il n'est pas. Cette impression d'un surgissement à venir, d'un engloutissement tout entier.
On ne combat pas une impression. Quand elle m'emplit tout entier, je peux, au mieux la pousser du pied gentiment. Je lui dis : repasse demain ce n'est pas le moment. Tu étais déjà là hier, ce n'est pas le bon moment.
Souvent, je regarde mon visage et ne vois que des bouts, fragments adossés les uns aux autres dans un château de cartes fragiles. Il m'est impossible de dire : ce bout-là c'est mon père tout craché, celui-là ma mère tout entier. Ce sont des brisures qu'on aurait pu récupérer n'importe où vraiment, chez le fleuriste comme chez le poissonnier. Ce visage n'a rien de cubiste, il n'y a qu'une seule perspective, plane et direct. Ce n'est pas une histoire Rashōmon racontée par une multitude de voix. Il n'y a que la mienne, qui s'étonne, de ne jamais reconnaître ni son nom, ni son visage.
C'est l'âge où l'on n'est plus trimballé par la vie. Trop lourd. Prise au vent incertaine, brise trop légère. Pour avancer, il faut créer une force venue du fond. S'extraire seul de la terre.
Les murs ne sont pas hauts, rien qu'un petit enclos. A l'intérieur, un champ, au dehors, un champ, et moi, au milieu, ne bouge pas. Rien qu'un petit enclos, des piquets de bois, des planches qui les relient. Pas de ces barrières dont on entend le courant fouetter les fils électriques. Des planches de bois toutes bêtes à hauteur des genoux. Une enjambée mène à l'autre champ. Je reste là. Chacune des planches est connue. Je me souviens les avoir clouées. Chacun des piquets est connu. Je me souviens les avoir plantés.
L'herbe n'est pas plus verte dans le champ autour. Alors je reste là.
C'est une de ces réunions où l'on essaie de résoudre tous les problèmes du monde en une mâtinée.
La salle est trop chaude alors qu'il n'est que 9h du matin. Les tables positionnées en rectangle se font face. Des piles de tracts dans un coin. Une affiche sur le mur, trop petite par rapport à la surface. C'est une rencontre. Les mains, pas encore moites se serrent, les bises claquent oh le covid. Les prénoms sont dits en même temps dans une cacophonie joyeuse, et vite reconnus ah oui c'est toi qui ....
j'ai mis ma carte bleue à la poubelle
ce n'était pas l'un de ces gestes précis
découpage des numéros, fraudes au Nigéria,
où l'on se déleste avec précaution
d'une bout de sa peau.
la carte a glissé au fond du sac
comme glisse tous les objets entre mes doigts
leur texture trop lisse
ma main ne peut les tenir
comme si eux
et moi
ne faisions pas partie de la même famille
comme des lointains cousins
d'une dimension proche
mais ne se touchant pas tout à fait.
Un fil se tend, loin de ma mémoire
ici j'oublie tout
j'oublie le thé dans la tasse
j'oublie l'or de tes yeux
j'oublie puis m'endors
dans le creux de ma main.
Depuis quelques mois, je fais des recherches sur un thème qui me tient très à cœur : la santé mentale et en particulier la dépression. L'objectif est de réaliser un podcast à ce sujet.
Depuis octobre, je m'entretiens avec des personnes ayant traversé une dépression et qui souhaite en parler. Je vais chez elles, un micro à la main, et on discute. Cela dure longtemps, parfois des heures. Parfois on s'arrête, on coupe le micro et on parle du temps qui fait ou du temps qui passe, de tout sauf de la dépression. C'est souvent émouvant, quelquefois difficile.
Une de mes amies est une fan inconditionnelle de Céline Dion. De ces fans qui prennent des billets des mois en avance, paient une fortune pour un show à l'autre bout de la France et ont des étoiles dans les yeux en se remémorant ce moment. Ces fans qu'on moque ou qu'on traite avec ironie – et qui s'en tapent royalement. C'est toujours quelque chose que j'ai admiré chez elle, et maintenant, je comprends pourquoi.
La beauté du colleur d'affiche à 21h30. Il recouvre un événement par un autre, ses gestes sont précis et rapides, il lance un petit regard par dessus son épaule et je pourrais l'embrasser, pas lui, mais la délicatesse de ses gestes, la beauté des couleurs, la texture de sa salopette et ce regard juste suffisamment dédaigneux. Il n'est pas du côté des gens qui courent après les événements, il les annonce.