la nuit n'est pas la nuit
ni même une autre vie
trois lueurs dispersées
dans l'ombre qui s'allonge
un grand ciel hésitant
entre noir et bleu sombre
attendre des étoiles
qu'elles vacillent et s'effacent
pour atteindre peut-être
le sommeil du matin
la nuit n'est pas la nuit
pas même un angle mort
il n’y a pas de sommet
sur le chemin de la montagne
redresser le dos
respirer mieux
tête haute
fièrement loin du monde
regarder à la fois
au plus haut le bleu mordant
et l'humble caillou à ses pieds
pour s'envoler sans trébucher
sur le passage étroit
entre ravin et paroi
les yeux fixés droit devant soi
atteindre la faille du rocher
si longtemps convoitée
où passait aussi
le torrent du printemps
arrivé à l'arrondi du mont
tout là-haut
il n'y pas de sommet
il n'y a plus que soi
et le vent
on pourrait
jeter ses chaussures dans l'espace
et ne plus jamais descendre
pourtant la pente appelle
invite à retrouver au creux de la vallée
dans le secret de la nuit
d'autres monts à gravir
nous sommes des rues des ruelles des avenues
qui s'achèvent en impasses
des rocades inutiles des artères solitaires
des boulevards désertiques
nous écrivons la ville en creux
nous passons sans regrets
au ras des façades lisses qui captent le reflet des nuages
indifférentes aux monuments orgueilleux dressés vers le ciel
nous taillons de l'espace
dans la chair morte du béton
nous lançons sur la ville
des voies des carrefours et des passages
des trajectoires insolites
des lignes de fuite
pour partir vers partout
et la vitesse nous traverse
#noussommes
postface
ma veine temporale
a cogné
bien régulièrement
paupières closes
bouche ouverte
un souffle à peine
m'a suffi
plein de rien délié de tout
je partirai à la renverse
traverser une autre rivière
le temps ne me changera pas
je serai toujours absent
pas de côté
agaçant et délicieux d’être ralenti
par le pas de côté qu'on fait pour s’effacer
quand on se retrouve nez à nez
avec une personne inconnue
qui a fait un pas de côté pour s’effacer
en même temps symétriquement
deux grandes secondes
en souriant un même mot d’excuse
sans pouvoir avancer vraiment
— à moins de l’entraîner
dans un pas de danse
et dans un mouvement tournant
l’embrasser ?
autre temps
nostalgie de la boue à mi-bottes
des glissades dans la gadoue
sous le regard hilare de la mère
qui renonce à gronder
ses enfants débraillés
souvenir des mots tremblés
qui neigeaient en silence
sur des boucles brunes
et des yeux où se noyer
fin janvier d'autrefois
dans la glacière étrange
de ma mémoire imaginée
à Gilles Le Corre
le chasseur de lumières
sait qu'il n'y a pas d'heure ni de lieu
pour apprivoiser la beauté
espérer les rayons rasants
de dix heures du soir en été
qui éclatent encore au sommet des collines
saisir un instant noir et blanc
la lumière capricieuse et mouvante
reflétée par la rivière
surprendre l'éclair de chaleur
espérer le souffle de l'orage
et la terrible blancheur soudaine
de la foudre si près tombée
ne pas éteindre de la nuit
le halo de la lampe
qui veille sur la page pas encore lue
capter la clarté sereine
d'un corps nu en majesté
qui impose au monde
sa splendide impudeur
retrouver l'autre lumière encore
au fond du regard
de celle qui partage avec lui
les jours et les nuits

nous sommes des nuages qui passent
en vain nous tentons d'accrocher notre ombre
aux buissons aux rochers aux brins d'herbe
sur cette pente pas si douce
où les arbres eux-mêmes se penchent
nous ne laisserons pas de trace
Photo par Ian Cylkowski sur son blog ©2022
“passing clouds” CC BY-NC-SA 4.0
#photo #poésie #noussommes

le bol renversé
tord le reflet de la fenêtre
il engloutit dans sa nuit
le dernier éclat d’argent du jour
et le dernier sang du couchant
demain peut-être sera livré
le pauvre secret de son vide
à la journée recommencée
au tintement heureux
qui résonne un instant
dans le ciel du matin
Photo par Gilles Le Corre
Coucher de soleil sur un bol. – Courtesy of © Gilles Le Corre & ADAGP juillet 2022
#photo #poésie