Je ne réponds pas et puis j'esquive, comme j'évite les gens dans le métro, c'est à dire sans grâce ni assurance, juste un rappel que je ne vois que par fragments. Vos corps forment des interrogations et je ne sais rien vous dire à part que vous êtes si beaux et si étranges. Les bras secs et les jambes molles, les pas des parisiens sont toujours un peu tordus. C'est une flexion supplémentaire qui arrive juste avant de toucher le sol, juste exprès pour ne pas le toucher.
Plus tard on rendra compte de ces semaines, ces mois, disparus, entre le rêve et le sommeil. En face de nous les calendriers refusent toute tentative d'éluder. Il y a un mois et puis il y a un autre, une saison pousse la suivante avec obstination. Il n'y a de place ni pour le rêve ni pour l'absence. il n'y a jamais de place pour l'absence.
Les plus pragmatiques mentent : un voyage à l'étranger, un souci familial (rien n'est faux après tout.) Les plus lointains partent sans revenir (on parlera longuement d'eux un temps et puis plus du tout). Leur dernier geste d’au revoir pour toujours fixés dans leurs yeux.
Je fais le geste, une fois, deux fois, trois fois. Mes doigts tourbillonnent dans une ronde discrète. Je marmonne au creux de mon épaule. Ma marche se fait plus lente. C'est que j'ai cette impression, là, dans le coin de mon cœur — côté droit là où il n'est pas. Cette impression d'un surgissement à venir, d'un engloutissement tout entier.
On ne combat pas une impression. Quand elle m'emplit tout entier, je peux, au mieux la pousser du pied gentiment. Je lui dis : repasse demain ce n'est pas le moment. Tu étais déjà là hier, ce n'est pas le bon moment.
Souvent, je regarde mon visage et ne vois que des bouts, fragments adossés les uns aux autres dans un château de cartes fragiles. Il m'est impossible de dire : ce bout-là c'est mon père tout craché, celui-là ma mère tout entier. Ce sont des brisures qu'on aurait pu récupérer n'importe où vraiment, chez le fleuriste comme chez le poissonnier. Ce visage n'a rien de cubiste, il n'y a qu'une seule perspective, plane et direct. Ce n'est pas une histoire Rashōmon racontée par une multitude de voix. Il n'y a que la mienne, qui s'étonne, de ne jamais reconnaître ni son nom, ni son visage.
C'est l'âge où l'on n'est plus trimballé par la vie. Trop lourd. Prise au vent incertaine, brise trop légère. Pour avancer, il faut créer une force venue du fond. S'extraire seul de la terre.
j'ai mis ma carte bleue à la poubelle
ce n'était pas l'un de ces gestes précis
découpage des numéros, fraudes au Nigéria,
où l'on se déleste avec précaution
d'une bout de sa peau.
la carte a glissé au fond du sac
comme glisse tous les objets entre mes doigts
leur texture trop lisse
ma main ne peut les tenir
comme si eux
et moi
ne faisions pas partie de la même famille
comme des lointains cousins
d'une dimension proche
mais ne se touchant pas tout à fait.
Un fil se tend, loin de ma mémoire
ici j'oublie tout
j'oublie le thé dans la tasse
j'oublie l'or de tes yeux
j'oublie puis m'endors
dans le creux de ma main.
Je fais mentalement mon sac à dos.
j'ajoute un à un les éléments qu'il me faut
pour partir dans le lointain
brosse à dents, docs, tee-shirt, deux jeans.
Le lointain n'est pas défini car il n'existe que dans un coin précis de mon cerveau
je connais mieux la carte du monde que celle de mon corps.
le lointain n'est ni pour la tête ni pour le cœur
il est pour les jambes
quelque chose vers lequel tendre
la main ne remplacera jamais la tête
mais le reste du corps peut essayer.
Je cherche désespérément le poème de Sylvia Plath où elle parle d'un faisan.
Je vois une nature morte fumante. La mort qui glisse entre les plumes colorées de l'animal. L'odeur de chair appétissante, autour un décor bourgeois et apaisant. Une nappe brodée. Des détails faits mains un peu partout.
Je cherche cette scène. Le poème n'est ni dans Ariel, ni dans le recueil acheté au hasard, quand le nom de Sylvia Plath sonnait à mon oreille comme celui de Virginia Woolf. Un prénom d'eau avec un nom de feu.
J'ai longtemps rêvé Sylvia Plath avant de la lire.
Maintenant que je l'ai lu, je la cherche.
Les petits font des roues arrière et touchent le néant du bout des doigts, ça leur apprendra me dit une collègue, comme si on pouvait apprendre quoi que ce soit du néant,
il faut ne jamais avoir contemplé l'abîme pour penser que la mort fait grandir, la mort rapetisse, regarde tes fantômes, ils tiennent dans le creux de ta main, minuscules formes évanescentes qui te racontent qu'un jour peut être il y a longtemps, tu as été aimé,