L'homme pose sa balance sur le banc. “Je pèse le banc” il dit. Ses gestes vont vite, trop vite pour que j'en comprenne le sens. Des chiffres s'affichent sur la balance grise. C'est étrange, je pense. Pourquoi des chiffres sur cette balance. Je crois que c'est cette question qui l'agite lui-aussi. Il pose la balance, se lève, part, revient précipitamment, caresse l'acier de la balance, s'assied, part de nouveau.
L'homme qui penche est un livre qui a vécu longtemps avec moi. Je l'ai terminé fin janvier. Trois mois après, je le relis en cherchant des signes.
31 janvier 1997
31e jour de la 1997e année.
Rien n'a bougé.
Le mur est intact. Le maçon n'est lié qu'à ce qu'il fait. Et qui tient. Voilé par la mort. Que toute présence nous voile.
J'ai commencé par la fin. Je sais que Thierry Metz meurt en cette 1997e année. Le voile est tombé et il a traversé. Dans la biographie il est dit : l'auteur s'est donné la mort.
Il y a des airs de vacances scolaires dans la ville morte. Des bandes de gamins traînent dans les rayons de soleil de la fin d'après midi. Tous sont habillés avec soin : la sacoche répond aux chaussures, la casquette à la veste.
Les deux frères ont les mêmes chaussures, des requins noires. Ils claquent la porte d'une Renault bleu flic. Ils disent “à ce soir” en sortant, une bouteille d'oasis à la main. Leur tenue est presque identique : haut noir, bas bleu foncé. Ils avancent vers la gare TER avec les pieds en canard. Ils accentuent un peu leur démarche, ils découvrent qu'on les regarde.
La maison ressemble à plein d'autres maisons. Il y a la cuisine ouverte sur le salon, il y a le canapé bleu qu'il faudra bientôt changer, il y a la piscine et la pool house.
Ce n'est pas une cachette, une tanière. C'est une scène. C'est beau une scène, il y a des rideaux, il y a des costumes, il y a des pas claquent sur le sol en rythme avec les émotions. Ce n'est pas le refuge dont je rêve quand je pense à une maison en bordure de montagne. C'est un petit théâtre. D'ailleurs, la maison attend les spectateurs et les spectatrices. “On a besoin que des gens viennent pour se sentir chez nous”. Les ami.es, la famille, défilent, commentent, amendent, rassurent et félicitent. Parfois trop (“tu sais comment elle est, elle trouve tout formidable”), parfois pas assez (“mais alors, ça te plaît ?”).
J'ai repris une conversation, douze ans plus tard. Les quais du Rhône sont parsemés de télétravailleur‧e‧s et d'étudiant‧e‧s. L'air est chaud, on croit enfin au printemps.
J'ai compris l'expression “reprendre une conversation comme si on s'était quitté la veille.” On s'est quitté avant le lancement dans la vie étudiante, on se retrouve douze ans après, au début de notre vie professionnelle un peu incertaine.
Par moment, vous allez lentement, si lentement. Vos phrases sont interminables, vous répétez les mêmes choses, en boucle. Vous prenez un soin incroyable dans vos gestes, votre diction. Chaque étape du raisonnement est détaillée, comme si vous aviez peur qu'on glisse et qu'on loupe la marche.
Dans la fable du lièvre et la tortue, je sais de quel bord je suis. Je pars vite et fort, je m’essouffle, reviens en arrière, m'arrête, m'effondre. Je vous regarde, vous êtes si loin. Vous êtes arrivé‧e‧s.
Il y a quelques semaines (mois ?) j'ai reçu une petite enveloppe à mon nom. Une petite étiquette simple, mon nom bien orthographié (si rare). J'ai retourné l'enveloppe, j'ai lu “Revue Sœurs – Bagnolet” et j'ai souri, deux fois. D'abord parce que j'adore recevoir du courrier. Ensuite parce que j'ai su de quoi il s'agissait.
Je regrette tous les débuts. Ils défilent dans mon esprit, des mois après la fin. Je me dis : j'ai dérivé à partir de ce moment. J'ai encore pris un détour, ma destination s'est éloignée. Je n'ai pas de destination, pourtant je suis persuadée de perdre mon temps.
Ces débuts sont si douloureux en ce qu'ils révèlent des rêves naïfs et volontaires, dont ni le but ni la réalisation ne me satisfont.
Demain, j'irai acheter un nouveau carnet. Simple, sans ligne, pages blanches. Elles ne m'ont jamais effrayé, pas de symptômes, pas de paralysie. Les lignes m'irritent, j'écris mal, n'arrive pas à les suivre dans une calligraphie régulière et élégante. Les lettres sortent un peu différentes à chaque fois et dans des formats irréguliers.
J'admire les bullet journals, les journaux intimes bien tenus et les calendriers faits mains. Mes carnets sont sobres, par manque de talent principalement. Bien incapable d'avoir une organisation quelconque, de tracer joliment les limites des jours, on trouve dans les carnets quelques dessins, quelques photos et puis des ébauches de récits.