Il est 20h, je suis au restaurant avec des ami.e.s. J'ai une pizza géante devant moi et un cocktail : si j'essaie d'arrêter l'alcool, aujourd'hui n'est pas le jour. C'est la sortie de mon podcast, celui sur lequel je bosse depuis plus d'un an. Avec des pauses, des mises à l'arrêt, mais un an quand même. Alors, j'ai pris un cocktail.
Je coupe ma première part de pizza, il y a de la mozza partout et pas assez de câpres, mais surtout il y a une pression qui s'installe dans ma poitrine. Un point précis pile dans le plexus. Ça ploque, ploque comme une fuite d'eau. Je me dis : c'est un arrêt cardiaque. Ne pas paniquer. Pas porter attention au péril. Juste respirer.
Je me lève et je marche.
Je me dis : si c'était vraiment une crise cardiaque, est-ce que j'aurais si mal au ventre ? J'ai mal partout alors
ce n'est pas une crise cardiaque.
C'est le cocktail alors. En face mon ami a pris le même, il va bien. Pourquoi moi j'ai l'impression de crever ?
Hier, c'était la journée internationale de la santé mentale le jour où tout le monde a un petit avis sur la question de la santé mentale et veut briser le tabou
Très important ça briser le tabou.
Mais de quel tabou parle-t-on ?
C'est fou le nombre de vestes qu'on se prend au moindre geste entrepris. Un mouvement un refus, une demande un déçu. Ce n'est pourtant pas la lune, mais un pied, dans la porte entr'ouverte, pas cette fois, pas cette fois.
Ni l'avant-garde ni le génie ne nous cachent, on se sent tout à fait dans son temps, une mesure désaxée un 6-8 non maîtrisé mais quand même, le rythme !
Et pourtant non, pourtant pas encore, pourtant pas cette fois, sans explication aucune, vous savez le nombre ! le nombre, qui comme vous, maîtrise la cassure dans le verbe, la faute de frappe sans verve et la rime, oh usée jusqu'à la lime, laissez-là donc tranquille, la rime.
Parfois je me dis : j'ai perdu un an. J'ai un trou dans le CV. J'ai des mémoires qui manquent. Pendant un an j'étais où ?
A ceux que je ne connais pas pas j'ai dit : j'étais en voyage
A ceux que je connais j'ai dit : j'étais en voyage et avant cela j'étais en dépression.
C'est marrant, ce territoire intérieur qui n'attendait qu'une chose : d'être redécouvert. Avec l'énergie d'un Christophe Colomb j'ai embarqué pour un continent déjà connu. J'ai cherché des noms pour des choses qui avait déjà été nommée. J'ai essayé d'anéantir ce qui était là depuis la nuit des temps. Puis la terre m'a avalé.
L'été dernier, j'ai entendu des cloches. J'étais dans le village de mes parents, dans les Corbières. Je courrais sur un chemin. Et alors j'ai entendu un son, scintillant et si spécial. Des cloches. Elle ne marquaient pas l'heure, ou une fêtes particulières. Elles étaient juste là, au coin de mon oreille. Le vent battait la mesure dans les chênes verts. Mes pieds roulaient sur les pierres sèches. Entre deux bourrasques, leur chant me faisait tourner la tête.
Le vendeur du kebab répète :
Wahad minute habibi wahad minute
Le groupe attend, cheveux sombre main dans les poches. A côté, des petits récupèrent un morceau de shit bien emballé sous la terrasse. Ils nous laissent la place un pour nous asseoir.
J'ai l'impression que la radio passe Fairuz et qu'on va tous se mettre à chanter ya habibi ai hal anta fi
A la place le vendeur dit de nouveau
Wahad minute habibi wahad minute
Une minute mon chéri une minute
Je coupe la tomate en deux, puis en lamelles irrégulières. Mes mains ne parviennent pas à rester fermes, la découpe des tranches s'en trouve un peu dentelée. Le couteau touche la peau lisse, perce puis traverse en un mouvement. Le métal tape contre l'assiette. J'aimerais que le bruit résonne dramatiquement, comme dans un film où les bruits du quotidien sont amplifiés et les bruits du corps, effacés. A la place, la rencontre du couteau et de l'assiette ne dure qu'un instant. Autour, le silence.
Ce texte a tout d'abord été écrit pour un podcast que vous pouvez écouter ici.
Dans le salon de mes grands-parents, il y avait un petit poste de radio. Une brique en plastique noire avec une antenne que mon grand-père déplaçait de pièces en pièces. L’appartement de mes grand parents était lumineux et encombré. Il y avait trois chambres, une pour eux et les deux autres pour leurs enfants.
Je recompose des chemins maille par maille / un carcan de sentiers qui arpentent la ville /plus près la ville, plus près, tes routes lassent / des mailles denses, je compte les rangs envers / mais je ne vois jamais les dessous de la ville / la surface des choses est bien suffisante /
la circulation se lasse, le goudron coule / sous mes pas, c’est bien. Le béton brûle mes yeux, / c’est bien, les gens se battent à 19h, c’est bien / quelque chose de vivant, qui grouille quand je sens / que tout le reste de la carcasse se vide
Je peux lister tout ce qui est enfoui. Les armes cachées, si loin dans le sable que la marée ne les remonte pas. Autour de moi l'embrun, le sable, mes pas lourds dans la terre mouillée s'enfoncent un peu. Je continue la marche et liste les batailles, comme les chapelets de nos pères. Il n'y a pas de croix, pas de tombes. Les idées tombent sans bruit, lavées par les vagues. On les perd, dans les flots. Elles émergent de nouveaux, des décennies, des siècles plus tard.