Elle fume une cigarette devant le poste de police. Ses cheveux blonds cendrés tombent sur des yeux gris. Cernes qui ferment le regard dans un nuage de fumée. Elle parle dans le vide du kit main libre. Ses yeux se perdent dans le vague du gris matinal. Elle fume et ça découpe ses mots d'une manière peu naturelle. Un mot, une bouffée, un deuxième mot une expiration. On se demande s'il y a quelqu'un de l'autre côté des ondes.
“Ici c'est une gare multimodale” dit une petite à sa mère. Les élastiques multicolores de ses cheveux illuminent son visage qui arbore un air docte. Elle saute de son siège et sort du bus avant sa mère. Elle la tire par la main et lui montre qu'elle connaît le chemin vers ce nouveau mot : “gare multimodale”.
En marchant, elle continue : “c'est une gare multimodale car il y a des bus, le métro, des voitures, des vélos, cela permet de connecter les gens qui peuvent aller au travail facilement.” Elle se retourne vers sa mère, ses tresses dansent sur le sommet de sa tête et elle s'exclame “on a vraiment de la chance, maman, d'avoir une gare multimodale vers chez nous !”.
Je ne regrette pas le brouillard. La nostalgie des états mélancoliques m'est étrangère. Il m'est très difficile de comprendre la vision romantique des états dépressifs, encore plus sa glorification.
Une amie me disait, en parlant de son adolescence “je regrette ces moments d'extrême sensibilité, même si je sais que c'est con, que j'allais mal”. C'était un paradoxe : comment regretter ces états de tristesse où la douleur est partout ?
Trois mots sont écrits sur un post-it collé sur un téléphone. L'homme le tient fermement, des petites tâches de buée se forment autour de l'écran. Je ne vois pas quelles lettres se forment dans le griffonnage. Les yeux de l'homme sont plongés dans son reflet dans la vitre du bus. Sa présence se détache et s'efface tout à la fois dans cette fin d'après-midi.
Sur ce bout de papier jaune et lumineux, j'imagine qu'il est écrit un bout de prière. Je veux croire qu'il s'agit de mots magiques, recopiés avec soin, en pensant à un être cher, à une chose minuscule et infime. Le regard de l'homme me dit qu'il aurait besoin de ce bout d'infini qu'on trouve dans la plus insignifiante des choses.
Hier je me suis réveillée une tranche de citron à la place de la bouche
sourire disgracieux que j'ai glissé sous mon masque
il brillait sous la double épaisseur, je n'ai pu faire grand chose
à part l'ignorer dans le bus roulant.
C'est un sourire kabyle j'ai répondu à un regard interrogateur
deux gouttes de sang glissaient de chaque côté de ma bouche
étrange, je me dis, le pouvoir des mots sur les choses
qui ne reviennent jamais à leur juste place.
Ce sont souvent des poursuites, je cours, je tombe, j'accélère, je me réveille.
Hier, j'ai traversé une ville citadelle, poursuivie par un groupe d'hommes en cape. Les ruelles s'enchaînent, les ombres des hommes se projettent sur les murs et me suivent. Je me réfugie dans un hôtel splendide. Les hommes sont toujours derrière moi. Je traverse des chambres décorées avec soin, dans un style moderne et victorien. Dans une des pièces, des tableaux représentants des scènes du Château dans le ciel. Dans la pièce suivante, Miyazaki boit un thé. Je sais que c'est lui car il a un visage rond et bienveillant, ainsi que deux oreilles de chat au sommet de sa tête. Les hommes me rattrapent dans la prochaine salle. Je me tue, donc je me réveille. Ainsi je ne leur aurai pas parlé. Je n'ai rien dévoilé
Hier matin, Géraldine Mosna-Savoye posait la question : A quoi ressemblerai-je quand j'aurai fini mon bidon de gel douche ? Elle s'interroge sur la notion de temps parcouru. Comment mesurer cette géographie temporelle et le changement à l'intérieur de soi ? Que dirait-on à ce moi plus jeune ?
Keats, dans le poème Deux ans plus tard, répond en partie à cette question. Il s'adresse, il me semble, à un lui-même plus jeune de deux ans. C'est une durée arbitraire, deux ans, comme celle du sucre qui fond ou la fin du bidon de gel douche. En deux ans, nos amours meurent, nos rêves changent, l'éphémère brûle. Des milliers de petites et grandes blessures, avec autant de “et si j'avais”.
J'ai appris il y a quelques semaines que le bâtiment dans lequel j'ai grandi allait être détruit. C'est l'histoire de plein de gens qui ont grandi en HLM. On pousse, on fait de la place, on assainit le quartier. C'est pour la mixité sociale, c'est pour embellir.
L'errance à l'intérieur de soi a ceci d'étonnant qu'elle est tout à fait invisible. C'est une disparition sans avis de recherche. On glisse à l'intérieur de soi, aspiration sans expiration. Le corps continue sans routine, le visage réagit au son et à la lumière. Les yeux se vident, le sommeil s'échappe.