La vie avec ma Nanny (6/12 ans)
Bien sûr, pendant toutes ces années j’allais à l’école. J’avais quitté la maternelle l’année de la mort de ma maman, je devais rester en primaire (shôgakkô) jusqu’à ma douzième année pour entrer au collège (chugakkô) à 12 ans, étant née en juin. Quand je dis que j’y allais, on m’y conduisait, en fait. En voiture, et la même voiture me reprenait à la fin des cours. C’est pour ça que je n’ai jamais appris à faire du vélo. Je n’étais pas le seul enfant dans ce cas, cette école était très sélect et les autos très grosses et très chic généralement. Je ne crois pas qu’un seul de mes camarades ait pris le train pour venir à l’école. On portait l’uniforme, ça n’est pas toujours le cas dans les petites classes au Japon, c’est très variable. Jupe grise à bretelle et chemise blanche pour les filles, les garçons portaient un short, gris également. Chaussettes hautes blanches ou noires selon la saison pour tout le monde, les garçons avaient une casquette blanche, les filles le petit bob en paille à ruban noir classique. Chemise obligatoirement rentrée dans les shorts, hauteur de jupe mesurée au centimètre près en cas de doute, même nos franges de cheveux devaient être à distance réglementaire des yeux… Select ou pas, nous avions en gros le même fonctionnement que tous les écoliers du Japon : service à tour de rôle à la cantine ou à la cuisine et ménage des classes et des extérieurs, cours le matin, l’après-midi activités diverses. Piscine deux fois par semaine (c’est là qu’on remarquait mes marques sur le corps) en maillot bleu sukumizu, activités sportives en short bleu et polo comme tous les écoliers. J’étais devenue bonne en sport, le dressage physique auquel me soumettait mon frère m’avait musclée, rendue nerveuse et résistante, c’était une réussite de ces points de vue. J’aimais la natation, je suis restée une bonne nageuse, en eau douce et en mer, pareil. J’aime nager dans les vagues, je regrette de ne pas pouvoir le faire plus souvent, surtout à la montagne où je vis maintenant… J’étais plutôt bonne élève aussi, j’aimais l’école qui me changeait de l’ambiance lourde de la maison, j’avais surtout des amies, à cause de mes frères sans doute les garçons ne m’attiraient pas, ou bien mes préférences sexuelles se révélaient déjà, je ne sais pas. Les années comme ça passaient, je grandissais, l’affection que me portait Nanny m’avait équilibrée, on me trouvait maintenant jolie, en tout cas on me le disait lors de ces réunions familiales où l’on m’exhibait obligatoirement. J’étais parfaitement au courant des convenances, je savais faire la révérence à l’occidentale, utiliser les fourchettes et toute la quincaillerie qui accompagne les repas européens, je connaissais parfaitement les usages japonais, le vocabulaire approprié pour chaque adulte que j’avais à saluer, je faisais sagement l’apprentissage du futur rôle d’épouse décorative et sage auquel j’étais destinée, au moins je pourrais servir à ça, permettre une alliance commerciale par l’intermédiaire d’un mariage arrangé. Je crois même que mon père avait déjà des idées précises à ce sujet, et c’est sans doute pour ça qu’il m’avait pourvue de cette Nanny anglophone, pour augmenter ma valeur ajoutée par une deuxième langue maîtrisée, qui plus est LA langue des échanges internationaux. Je devais en revanche prendre garde à ne pas paraître trop intelligente, le mari japonais n’apprécie généralement pas. J’avais intégré ce rôle et ce destin comme inévitable et normal, ma soumission était totale, j’étais incapable d’imaginer une autre vie. Cependant, une autre vie était bien présente : les livres. Je dévorais déjà toute sorte de littérature, japonaise évidemment, Shônagon Sei était devenue très tôt pour moi une amie de chevet, Bashô naturellement, les contes de Akutagawa qui me faisaient frémir, mais il y avait aussi des mangas, faut pas exagérer, cependant je lisais en cachette ces histoires que me prêtaient mes amies, cette « sous littérature » étant strictement interdite à la maison. Entre, disons, 7 et 15 ans j’ai lu tout ce qui me tombait sous la main, et y compris en anglais les livres que me procurait Nanny. J’ai découvert éblouie Lewis Carroll, oh la la, ça c’était une autre vie, mais aussi Mark Twain, Dickens, Kipling (j’adorais particulièrement Kim, je m’identifiais à ce garçon sans effort tout en l’enviant de mener cette vie libre qu’il m’était pour toujours interdit d’espérer) je ne peux faire une liste complète des auteurs qui me sortaient d’un avenir plombé, d’ailleurs certains ne valent pas la peine qu’on en parle. En retour, je partageais avec ma Nanny mon monde d’enfant bizarre qui parle aux arbres. Nous allions souvent dans les parcs, il y a beaucoup de parcs à Tôkyô, pour y passer des journées de détente, respirer loin d’une maison sans joie et c’étaient des heures heureuses rien qu’à nous, nous respirions librement l’une et l’autre, discutant à l’infini en anglais et en japonais.