Unvarnished diary of a lill Japanese mouse

Les notes du laptop, par NEKO

Avertissement

Neko est le pseudonyme d’une jeune franco-japonaise qui a tenu ce journal de souvenirs personnels sur son compte du média social Mastodon. Elle a choisi de témoigner, à travers sa trajectoire personnelle, des conséquences dévastatrices du patriarcat au Japon comme ailleurs :

« Je voulais qu'on sache ce que le patriarcat fait aux petites filles, au Japon, mais c'est partout pareil. Ça n'est pas moi qui compte, c'est ce qui arrive à d'autres aujourd'hui, en ce moment même, partout dans le monde. Je n’écris pas pour qu’on me console, ce n’est pas pour me plaindre et gémir, c’est pour témoigner et ce n’est pas que pour moi, mais pour toutes les victimes qui se taisent ou qui ne peuvent pas dire, celles d'hier, celles d'aujourd'hui, celles malheureusement de demain, celles de toujours »

Je n’y ai apporté que des corrections orthographiques et grammaticales mineures, car l’autrice dispose d’une bonne maîtrise de la langue française.

J’ai choisi de ne pas rétablir la chronologie des épisodes de sa vie pour respecter l’ordre dans lequel elle les a publiés. En effet, devant la difficulté à évoquer le souvenir des traitements atroces qu’elle a subis, elle a adopté instinctivement une approche progressive, comme en spirale, d’abord par allusions rapides, par retours sur des lieux et des situations, avant d’en venir dans les chapitres ultérieurs au plus douloureux. Cette partie est particulièrement éprouvante à lire et peut heurter votre sensibilité.

— jbm

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Format vertical Pleine page, une jeune femme japonaise aux traits très fins, de trois quart gauche, les cheveux noirs coiffés en carré sur la nuque avec l'inévitable frange sur les sourcils. Son regard est dirigé vers celui du spectateur. Les lèvres légèrement entrouverte laissent deviner les deux incisives supérieures. Elle semble surprise qu'on s'intéresse à elle, genre « ben, alors, quoi ? » Elle est vêtue d'un parka clair dont on devine la capuche et le haut de la manche juste esquissés. Dimensions dans un cercle en haut dans l'angle droit. Date verticalement marge droite un peu au dessous du milieu de la hauteur. Signature G et hanko Jiru vers le bas, angle droit. Portait de Neko à 26 ans par Gilles Le Corre, courtesy of © Gilles Le Corre & ADAGP

NARA

Libre

Je n’avais pas encore 19 ans quand je suis arrivée à Nara, la majorité au Japon était à 20 ans à cette époque, mais c’était la première fois de toute ma vie que je vivais en liberté sans l’autorité patriarcale, absolument libre légalement.

En fait j’étais complètement déséquilibrée par 3 ans de séjour dans une secte aux pratiques sadiques où m’avait fait enfermer ma famille pour m’apprendre à ne pas me plaindre des abus sexuels infligés par mon oncle paternel et sa femme depuis l’âge de 12 ans, où mon père m’avait confiée à eux pour se débarrasser d’une fille qui ne l’avait jamais intéressée, lui seulement préoccupé de ses 3 enfants mâles que ma présence venait désagréablement polluer.

La troisième tentative d’évasion que j’avais organisée pour me suicider par le froid (mort douce) m’avait fait rencontrer par miracle la police et m’avait sauvée. Je sortais donc en mars de cette année-là de trois mois d’hôpital et un mois de confrontations avec le juge et ma famille qui avait finalement accepté ce deal de me donner ma liberté pour éviter le scandale qui aurait certainement nui gravement à leurs importantes et juteuses affaires internationales. Je traînais, incapable de rien construire ni de projeter quoi que ce soit de ma nouvelle vie. Reprendre des études alors que j’avais quitté le collège à 15 ans était hors de question, d’ailleurs mon état de confusion me l’interdisait.

À Nara ma famille me logeait dans un appartement d’une pièce dans un tout petit immeuble l’escalier était si étroit que pour monter avec une valise il fallait la porter devant soi. Les murs étaient peints de ce vert particulier qu’on ne trouve qu’en Chine ou les ex-pays soviétiques. Donc, charmant. Aucun mec n’a jamais passé cette porte. À l’époque si un avait seulement essayé de m’embrasser ou me serrer trop de près je lui plantais mon tantō dans la gorge, ça rigolait pas. Je me suis calmée.

Je traînais la nuit dans les bars, je rencontrais des artistes et des filles, c’est comme ça je suis devenue modèle pour une école de dessin.

J’avais rencontré une fille, on se ressemblait beaucoup, on avait la même coiffure, la même taille, on échangeait nos vêtements, de loin on nous confondait nous pensant l’une ou l’autre. C’est la première personne avec qui j’ai eu des relations sexuelles consenties. Elle était modèle pour des artistes et des photographes, elle m’a entraînée à faire modèle pour une école de dessin puis on a posé à 2 pour des photographes. C’est un de ces shootings qui a eu lieu 2 ou 3 ans plus tard un assez notable succès public au grand scandale de ma famille qui a préféré alors me faire quitter le Japon pour la France. C’est une autre histoire…

Comme je parlais l’anglais (de 6 à 12 ans j’avais été entièrement élevée par une nanny américaine, la seule personne qui m’ait témoigné de l’affection durant cette période), je faisais aussi hôtesse de temps en temps dans un bar pour dames où se rendaient des étrangères. C’était très bien payé, très cool et très soft. Mon rôle c’était être drôle, gentille et bavarde pour ces ladies et leur faire consommer du champagne ou des cocktails vendus hors de prix, c’était plutôt genre chic. On ne me demandait pas de faire la putain, plutôt la geisha mais sans le folklore.

Je n’ai jamais eu d’ennui, c’était plutôt amusant, pas comme avec les photographes qui voulaient surtout nous sauter et nous tripoter, ça finissait j’étais violente, ça m’a valu quelques ennuis que mon nom de famille faisait disparaître comme par magie, et une réputation terrible dans le milieu de la nuit, et alors des mecs me cherchaient un peu pour jouer les machos jusqu’au jour ou un yankee a rigolé carrément de mes 40 kg, alors avec le sourire le plus innocent que je pouvais produire, je lui ai ôté la cigarette de la bouche et je l’ai éteinte sur mon bras, là ou la peau est tendre, près du pli du coude, tout en souriant, je la lui ai rendue écrasée en lui disant seulement “do it”. J’ai la cicatrice, ronde, encore aujourd’hui. J’ai d’autres cicatrices.

Keiko

Au début j’étais perdue dans cette ville que je ne connaissais pas, à part mon séjour forcé de 3 ans dans la secte au Hokkaidô, j’avais passé toute mon enfance à Tôkyô et dans le Kantô. Je crois que j’ai alors passé plusieurs jours sans oser m’aventurer hors de vue de mon immeuble. Mais comme j’avais des insomnies terribles, parfois je ne dormais pas de la nuit, alors je sortais pour faire passer l’angoisse de ce tout petit appartement où je me sentais aussi enfermée que dans ma cellule du Hokkaidô. Petit à petit je me suis aventurée plus loin que ma ruelle.

Une nuit, c’était en juin, il faisait chaud, il pleuvait terriblement, je me suis réfugiée dans un bar. La nuit les filles seules sont comme les papillons, elles vont vers la lumière, ce n’est pas partout bien éclairé Nara. Il y avait des filles et des mecs de tous âges, surtout des jeunes, ils se sont poussés pour me faire une place, une des filles a vu que je n’étais pas très bien, elle m’a parlé gentiment, ça m’a détendue, je ne sais plus ce qui s’est passé après, je me suis endormie. Ça m’arrivera souvent par la suite, je suis revenue le lendemain, le type du bar a pris vite l’habitude de cette fille qui s’endormait sans crier gare, au Japon on est très tolérant avec ça, il me laissait dormir jusqu’à la fermeture vers 5 heures du matin, c’était un bar de nuit.

J’ai revu la fille quelques nuits plus tard, elle se prénommait – disons – Keiko. C’est très banal comme prénom. On est vite devenues amies, on se retrouvait la journée dans différents endroits, parfois on mangeait ensemble. On se ressemblait beaucoup, la même coupe de cheveux la même taille, j’étais encore un peu maigre, on me privait de nourriture dans la secte, mais on a eu un jour l’idée d’échanger nos vêtements pour voir. On a fait ça chez elle parce que c’était plus près. Je ne portais pas de soutien-gorge et je n’étais pas très pudique, mais je me souviens que j’ai gardé ma culotte. Keiko m’a dit que j’avais un joli corps, et elle s’est mise complètement à poil. Elle me disait qu’elle faisait modèle pour des artistes… « tu vois c’est simple…»

Je la regardais, je la trouvais jolie, j’étais très troublée je ne disais plus rien.

Elle s’est approchée de moi jusqu’à ce que les pointes de ses seins touchent les miennes, on avait exactement la même taille. Je ne savais pas quoi faire, j’étais paralysée, en même temps c’était délicieux. Avec un doigt elle a suivi le contour de ma bouche puis j’ai senti son ventre contre le mien, son autre bras a enlacé ma taille et sa main s’est glissée dans ma culotte, entre mes fesses, tout doucement très tendrement elle a commencé à me caresser. Je me suis laissée faire, je crois que j’ai fermé les yeux, mon corps s’est détendu j’ai enfoui mon visage entre son cou et son épaule je l’ai embrassée là où c’est si doux… On est restées chez elle toute la journée et toute la nuit.

J’ai eu le premier orgasme de ma vie, j’ai crié, j’ai ri, ça a été un éblouissement, le sexe jusque-là n’avait été pour moi que violence, douleur et humiliation, jamais je n’aurais pu croire que ça pouvait être un tel plaisir et si puissant, une telle joie, un tel apaisement profond. On a recommencé souvent à échanger nos vêtements, ça a duré plusieurs années, chez elle ou chez moi. On s’est aussi mises à poser ensemble.

Modèle

En Juin j’ai eu 19 ans. On ne m’avait plus jamais fêté mon anniversaire depuis le départ de ma Nanny. On me le fêtait discrètement remarquez, avec les domestiques qui m’aimaient bien, à la cuisine… Mon père avait interdit ça, c’était m’accorder une importance sans raison. Cet été-là Keiko avait arrangé une surprise au bar, on devait s’y retrouver le soir. Au Japon il est interdit de servir de l’alcool aux mineurs, à l’époque il fallait attendre d’avoir 20 ans, c’est passé à 18 récemment. Les amis avaient décidé de violer la loi, et ils m’offrirent du vin. Je n’avais jamais bu d’alcool de ma vie, et avec l’émotion devant tant d’attention je fus ivre pratiquement tout de suite. J’aurais fini la nuit littéralement dans le caniveau si Keiko ne m’avait emmenée chez elle, elle était désolée de me voir dans cet état, évidemment. La même nuit elle a dû faire face à un de mes terribles cauchemars. Heureusement je l’avais prévenue la première fois que nous avions passé la nuit ensemble. J’attendis le lever du jour dans ses bras, elle me berçant comme un bébé, moi petite chose effondrée. Voilà pour mon premier anniversaire en liberté. Ça n’était pas si rigolo.

À ma sortie de l’hôpital j’étais encombrée de tonnes de médicaments que je cessai très vite de prendre, je me sentais totalement abrutie, assommée, pas réconfortée du tout. Keiko était plus âgée que moi et elle me rassurait. J’avais en elle une confiance totale, elle était ma bouée de sauvetage dans cet état de fragilité mentale où j’étais encore, et certainement son affection attentive me faisait un beaucoup plus grand bien. Elle gagnait sa vie en étant modèle professionnelle pour une école de dessin et ce qui rapportait beaucoup plus, pour des photographes. C’est comme ça que je rentrai tout de suite dans son cercle d’artistes. Tout naturellement on m’a proposé de poser également, et ma curiosité fit passer mes craintes, j’acceptai un essai à l’école de dessin. Le fait que je sois mineure ne dérangeait curieusement personne.

Quand je suis entrée dans la salle de cours, et que je me suis retrouvée devant une trentaine de garçons et filles de tous les âges, j’ai eu un moment de panique, la dernière fois que je m’étais ainsi trouvée nue devant un public, c’était pour être battue en punition de ma deuxième tentative d’évasion de la secte. Heureusement Keiko était avec moi, elle me tenait par la main. Ensuite, tout s’est bien passé, je suis montée sur une espèce de grande caisse en bois et comme l’étude portait sur des poses assises, ça n’a pas été difficile. Je n’ai pas dit encore que mon sexe est glabre. C’est que ma tante m’a obligée à m’épiler tous les dimanches de 12 ans jusque vers 15 ans. Elle m’a d’abord fait croire que c’était une maladie et que je pourrais finir couverte de poils, après c’était juste un de ses jeux pervers de pédophile. À la fin les poils ne poussaient plus du tout et depuis je n’en ai pas, juste un ou deux de temps en temps. Cette particularité était très appréciée, la censure japonaise était à l’époque fixée sur les poils… Keiko d’ailleurs se rasait. Par la suite je me suis rendu compte que ce travail était dur, inconfortable, on attrape des crampes, on a mal au dos, c’est très fatigant. On ne vole pas l’argent qu’on gagne comme ça, je peux vous le garantir…

On avait trouvé mon essai très satisfaisant, alors je commençais à poser régulièrement, il y avait des cours tous les soirs même le dimanche, ça procurait du travail pour deux sans problème et rapidement, comme nous étions amies on nous proposa des séances en couple, mais ça restait très correct, l’école ne nous a jamais demandé de poses réellement compromettantes…

Photographe

On a donc commencé à poser à deux, c’était très apprécié. L’hiver est arrivé et on nous a demandé de le faire pour des photos. Évidemment là on nous demandait de nous caresser, de prendre des poses « très tendres », moi je dis franchement porno. La prétendue différence entre nu artistique et pornographie me fait bien rigoler, je n’ai jamais vu la frontière précise, j’ai juste rencontré un seul photographe qui n’a jamais laissé planer le moindre doute sur le respect qu’il me portait.

Comme on faisait l’amour toutes les deux ensemble en privé, on ne simulait pas, c’était assez bizarre parce qu’on ne pouvait pas se permettre non plus de se laisser aller, surtout que certains photographes mâles ne pensaient qu’à leur quéquette. Une année était passée comme ça, plutôt agréable. Keiko me chouchoutait, me traitait un peu comme une petite sœur, ça m’allait bien, j’avais tellement besoin de gentillesse et je commençais à sentir mon cerveau fonctionner à nouveau normalement. J’allais avoir 20 ans, c’était le début de l’été, on posait pour un type d’assez sale réputation dans le milieu et ça s’est vérifié : j’ai presque embroché ce mec avec un pied d’éclairage (c’est terminé au bout par un élément assez pointu) que je maniais comme une naginata, toute petite on m’avait dressée au maniement des armes traditionnelles, j’ai des réflexes que je ne maîtrise pas toujours. Je ne supportais pas qu’un homme me touche, ça me rendait folle et encore aujourd’hui c’est dangereux, ne vous y risquez pas.

Ça s’est terminé avec les flics, alertés par les voisins à cause du bordel, je hurlais, lui appelait au secours, Keiko tentait de me calmer. Mon nom de famille comme toujours – et encore en France en 2019 – a impressionné les flics et c’est finalement ce con de photographe qui a eu des ennuis je crois bien, nous on a filé en vitesse. Je lui ai laissé ma culotte, il n’a pas tout perdu. Ça m’a valu une réputation de bagarreuse à moitié folle dangereuse dans le milieu et quelques provocations de la part de mecs idiots – ceux-là aussi je les calmais assez vite, ils n’étaient pas de taille, rappel : à 15 ans il avait fallu 4 types adultes pour réussir à me violer (la vidéo dure 27 minutes et 43 secondes, s’il vous plaît ne regardez pas les schoolgirl videoporn japonaises). La magie de nos pubis nus faisait passer là-dessus, nous n’avions aucun problème pour trouver du travail, c’était d’ailleurs une époque où la censure laissait passer beaucoup de choses, c’est comme ça au Japon, on oscille entre permissivité et sévérité sans grande logique d’un point de vue occidental.

Une photographe nous faisait travailler souvent, on s’entendait bien avec elle, il nous arrivait même de faire l’amour à trois (j’aimais bien avoir deux filles sur moi, j’avoue ça ne me déplaît toujours pas) elle se dévêtait souvent pour les shootings, il faut dire que Nara en été c’est très chaud et en hiver son studio était chauffé comme un four, je pense que c’était exprès. Je ne dis pas son nom, elle est connue maintenant, je crois bien même qu’elle est mariée. C’est elle je crois qui m’a appelée petite souris pour la première fois, mais je sais plus du tout pourquoi. D’ailleurs y avait-il une raison ? C’est comme ça qu’on a fait en un jour et une nuit la série qui, inaperçue à sa sortie dans un magazine, a eu quelques années plus tard un certain succès en défiant la censure, succès suffisant pour qu’il parvienne jusqu’à ma famille et provoque colère et scandale au point d’entraîner mon exil en France, avec engagement de ma part que je ne serai plus jamais reconnaissable sur une photo, que je ne ferai plus jamais parler de moi, etc.

Hôtesse

Un an s’est passé comme ça « mine de rien », et un matin de juillet je me suis réveillée majeure (20 ans à cette époque au Japon). L’expérience d’anniversaire de l’année précédente m’avait rendue prudente avec l’alcool, cette fois je ne tombai pas dans le caniveau. Je fêtais ma majorité avec beaucoup de copains mais peu d’ivresse. En revanche il était connu que je parlais un anglais courant et comme tout le monde savait que j’aimais les filles, on me proposa, à peu près à cette période, puisque j’étais majeure, de faire des extras comme hôtesse dans un club pour dames lorsque des étrangères y venaient. Ce travail d’hôtesse n’a rien à voir avec la prostitution, il s’agit essentiellement de tenir compagnie à une cliente, souvent plusieurs, et naturellement pousser à la consommation, des espèces de geishas mais en amateur le plus souvent et pour quelque temps seulement. J’étais drôle paraît-il, on me disait sexy, ça marchait bien, c’est très bien payé, ce sont souvent des étudiantes qui font ce job pour se payer des voyages à l’étranger ou des autos…

Le truc, c’est que je n’avais pas de robes tout ça, alors il fallait m’en prêter. Pour la France je suis petite mais pour le Japon je suis juste dans la moyenne idéale, je trouvais toujours quelque chose. Cependant il y avait des points de discussion : je ne sais pas marcher avec des talons, il était hors de question de porter des tennis, c’était quand même un endroit qui se voulait chic, alors je proposai de rester pieds nus, et c’est devenu ma « marque de fabrique ». Aussi difficile à faire accepter : pas de bijoux. Je n’en ai jamais eu, je me sens ridicule avec des boucles d’oreille, ça me gêne, un collier et les bracelets ça me rend dingue, j’ai même pas de montre et pour finir je ne sais pas me maquiller, si je me lance avec un lipstick, c’est tout de suite Barnum Circus, le gugusse.

Je vous assure pourtant je suis une vraie fille, du haut jusqu’en bas et dedans, même plutôt petite fille immature affectivement, mais je ne sais pas faire plein de choses que les filles font sans y penser. À 15 ans j’ai quitté le collège et mes amies, à 16 on m’a collée dans une espèce de bagne et à 19 je me suis retrouvée à Nara comme une Martienne tombée du ciel après 3 ans à vivre comme une nonne. Je n’ai jamais appris à m’habiller, à porter des talons, à me maquiller et les bijoux évoquent pour moi plutôt des entraves pour m’attacher que des choses pour me rendre jolie. Je ne sais pas faire de vélo non plus, on m’emmenait à l’école en auto, mais je sais siffler…

Comme c’était à mes conditions ou rien, le boss a bien été obligé d’accepter s’il voulait avoir son interprète. Et finalement ça s’est très bien passé, les clientes étaient ravies, elles en redemandaient, le patron vendait ses boissons à des prix ahurissants, et mon allure faisait rigoler les autres filles. Elles m’appelaient shinderera (Cinderella, Cendrillon). J’ai eu des photos de moi en robe de soie très sexy (j’avais l’impression d’être à poil tellement c’était léger, mais ça me gênait pas et après tout je ne portais qu’une culotte très petite dessous). Bref, je les ai perdues ces photos, oubliées chez Keiko lors de mon départ pour la France, probablement…

Une drôle de façon de se reconstruire moralement, vous allez dire, eh oui, mais il n’y avait pas que cette vie-là. Progressivement je revenais à moi, et à mesure que mon désarroi se dissipait, une colère sourde progressivement devenue la rage qui couve toujours en moi en arrière-plan commençait à ronfler comme une chaudière, et ça m’a conduite vers des milieux très très différents.

Entre autres choses ça m’a bien fait travailler l’anglais, je me faisais draguer, c’était plutôt agréable. Ça ne s’est jamais terminé au lit, ces dames étaient correctes même s’il y en avait que ça grattait férocement l’envie de me sauter, mais je n’autorisais jamais qu’on me touche, j’étais très fidèle à Keiko. J’avoue, quelquefois je me serais bien laissée faire, il y avait parfois de jolies femmes, américaines surtout, et je suis de nature docile avec certaines femmes.

Une mésaventure

J’ai dit que dans ce bar pour dames, jamais je ne me suis laissée toucher par une cliente, en fait ce n’est pas tout à fait vrai. Un soir d’automne, seule chez moi, je n’arrivais pas à dormir, j’écoutais la pluie sur ma fenêtre, le téléphone a vibré. Moshi moshi ? C’était le boss du bar. J’ai pas dit : c’était un type très gentil, il était gay, jamais une main baladeuse, pour les filles c’est cool. Il me demande de venir « pour une urgence », une Américaine, on comprend rien, viens nous dépanner. — Mais j’ai pas de robe. — Viens en schoolgirl, ça ira, les yankees adorent. — Bon, j’arrive Dans ces cas-là le boss payait le taxi, vu la distance c’était pas négligeable. J’étais à poil, je m’habille vite fait et hop.

Une grande femme blonde, ivre, paumée, américaine, belle, sur la banquette du fond. J’arrive les cheveux trempés, les chaussettes et les tennis mouillées, décidément Cinderella. La femme me regarde avec un étonnement évident, comme on peut regarder un cheval entrant dans une cabine de 1ere classe d’un ferry, j’imagine. Le patron me présente, je lui explique que je suis l’interprète, pas envie, je ne sais pas pourquoi, de lui dire que je suis là comme hôtesse, et puis les copines étaient déjà avec elle. La femme me raconte, elle ne comprenait pas où elle était, elle était à Nara pour un congrès de laboratoires, je ne sais quoi, elle avait voulu entrer dans un bar interdit aux non-japonais, on l’avait dirigée ici, elle croyait que c’était un bar à hôte et elle voyait que des filles, elle voulait se faire un mec, son mari la trompait à tour de bras, et la voilà qui pleure. D’abord ça se fait pas, ensuite ça fait très mauvais effet, le boss me fait signe, faudrait mieux l’évacuer. Oh là là, me voilà en train de lui expliquer qu’il vaudrait mieux qu’elle rentre, elle, elle ne veut pas, et puis d’abord elle ne sait pas comment rentrer à son hôtel elle est venue en taxi. Bon. Je propose de la raccompagner. Elle me regarde attentivement, me dit que ça c’est vraiment gentil et hop elle se lève. Là j’ai compris qu’elle était vraiment bourrée : le boss appelle un taxi de nuit, le temps qu’il arrive j’ai du mal à tenir ma cliente debout.

Nous voilà sorties, sans parapluie mais le taxi est garé tout près (voie réservée aux piétons) le temps quand même de bien prendre l’eau, mes tennis trempées, je peux pas choisir ou je mets les pieds, occupée à soutenir mon Américaine. On s’installe sur la banquette, elle pose sa tête sur mon épaule et me dit que je sens bon, j’ai l’impression qu’elle s’endort. Le trajet est un peu long, son hôtel, un truc genre luxe, est drôlement loin. Toute une affaire pour l’extraire du taxi, elle paye, elle a un gros paquet de billets dans son sac, on entre. Les agents de réception à l’entrée font semblant de ne pas me voir, c’est une affaire privée, je suis avec une cliente étrangère, ça ne les regarde pas. Ascenseur, chromes, moquette on s’enfonce jusqu’aux genoux, à l’étage elle finit par retrouver sa carte, on entre. C’était luxueux, oui. Elle me propose un verre, que je refuse, et sans crier gare elle commence à se déshabiller, ouvre la porte de la salle de bain, je ne sais pas quoi faire, elle se retourne (de très beaux seins) m’invite à venir me sécher au moins les cheveux, encore bien bourrée, elle trébuche, je la rattrape, elle s’agrippe à moi, se redresse, me regarde, me dit que je suis drôlement jolie et m’embrasse direct. Ça commence à sentir le roussi… J’esquive ses pelotages maladroits, bats en retraite, elle me suit, je lui fais remarquer qu’il est tard, que j’ai beaucoup de chemin à faire pour rentrer chez moi et que donc au revoir elle se remet à pleurer. Me voilà bien, je suis bonne fille je peux pas la laisser comme ça. Je repère la chambre, la convainc de se coucher, elle s’effondre sur le lit, je la couvre du drap, j’ai l’impression qu’elle dort. Je vais me sécher un peu les cheveux dans la salle de bain, les serviettes sont super douces, je me retourne, elle est là, elle me regarde gentiment — Tu sais, tu peux rester dormir si tu veux, tes vêtements pourront sécher, il y a un canapé si tu veux. Je t’offre le petit déjeuner demain matin, je te dois bien ça. Elle pose un doigt sur mes lèvres. Tu veux bien ? Mon studio est à l’autre bout de Nara, il fait nuit, il pleut, j’ai les pieds trempés, je suis fatiguée, j’accepte. — Merci, dit-elle avec un sourire triste, elle repart se coucher, sa démarche est beaucoup plus assurée. Je me déshabille, pose mes vêtements humides sur le sèche-serviette, passe devant la chambre, j’ai enfilé un peignoir, on se regarde, je comprends à ce moment-là qu’elle a juste besoin de quelqu’un à côté d’elle, j’enlève le peignoir, je me glisse sous les draps à ses côtés, « merci » à nouveau, petite voix. Quelques minutes et nous dormons comme des anges. Tard, au matin, on s’est quittées avec un gros bisou tendre sur la joue. Il ne pleuvait plus.

Une drôle de façon de se reconstruire moralement, vous allez dire, eh oui, mais il n’y avait pas que cette vie-là. Progressivement je revenais à moi, et à mesure que mon désarroi se dissipait, une colère sourde progressivement devenue la rage qui couve toujours en moi en arrière-plan commençait à ronfler comme une chaudière, et ça m’a conduite vers des milieux très très différents.

Katana

Une longue digression maintenant.

À la mort de ma maman, j’avais 6 ans, mes frères se sont soudainement aperçus qu’ils avaient une petite sœur. Mon père, lui, m’avait classée parmi les inexistants dès ma naissance. À 6 ans je suis devenue pour lui seulement un problème à résoudre. Pour pallier l’absence de ma mère et de ma grand-mère, mortes ensemble brutalement dans un accident de voiture, mon père avait engagé une nanny, choisie américaine je ne sais pourquoi, Hélas, elle dut repartir à peu près lorsque j’ai eu 12 ans à cause d’une maladie dont elle devait mourir un peu plus tard. J’en reparlerai, de ma chère Nanny, la seule personne qui a eu pour moi de l’affection avant ma rencontre avec Keiko.

Donc, mes frères. C’est surtout mon frère aîné qui a décidé de s’emparer de moi. Il a 12 ans de plus, il en avait donc 18 quand il s’est mis en tête de m’apprendre le maniement des armes traditionnelles. Lui-même déjà était considéré comme excellent dans le domaine, il est d’ailleurs depuis devenu maître d’armes. A commencé alors pour moi une période d’apprentissage, entre 6 et 12 ans, âge auquel je quittai la maison pour être confiée aux soins affectueux de mon oncle paternel et sa femme, tous deux pédophiles actifs. Une autre histoire.

Aux ordres de mon frère je devais me rendre dans la grande pièce réservée à l’ouest à l’entraînement des garçons, le plus souvent le soir après l’école, le dimanche c’était l’après-midi. Sa méthode était simple : il me montrait ce qu’il attendait de moi et je devais reproduire les gestes. La première fois j’ai pris la chose à la rigolade, j’étais plutôt une petite fille gaie à cette époque. Très froidement il m’a rouée de coups avec une hampe de flèche. Ma nanny horrifiée en découvrant les marques fut renvoyée par mon père à son rôle strict et priée de ne plus JAMAIS l’importuner si elle tenait à continuer à s’occuper de cette petite fille par ailleurs sans aucune importance. Je devais donc m’appliquer du mieux que je pouvais, il n’était toléré aucun relâchement, aucune erreur, aucune larme, aucune plainte, aucun signe de fatigue et à la fin de chaque séance je devais remercier mon frère et l’appeler Maître (sensei). Mes deux autres frères de temps à autre venaient profiter du spectacle qu’ils semblaient trouver très divertissant. À ce rythme je faisais des progrès rapides dans tous les domaines, je suis devenue adroite avec la naginata pourtant trop lourde pour moi et de même le wakizashi m’est vite devenu familier, trop petite au début pour manier le long katana, à 7 ans il était devenu impossible de me tirer une larme ou une plainte, et d’ailleurs je ne suis capable de pleurer à nouveau que depuis peu d’années.

Quand j’ai été assez grande pour véritablement passer à l’étude des katas et faire face à mon frère, la méthode était la suivante : lui portait véritablement les coups de bokken en se retenant juste de ce qu’il fallait pour ne pas me briser les os ou m’assommer, une fois pourtant d’un coup porté de bas en haut dans l’entrejambe il m’a faite décoller du sol, j’ai eu du mal à uriner pendant une semaine, cela tirait des larmes à ma nanny. Je devais donc parer pour ne pas être blessée mais mes attaques devaient être retenues… À 12 ans j’étais devenue très experte dans tous les cas de figure.

Fin de la digression, je reviens à Nara

La vie avec Keiko m’avait donc permis de reprendre contact avec la terre des humains et avec moi-même. L’ampleur de la cruauté de ma famille m’apparaissait de plus en plus incroyable, ma colère à leur encontre ne cessait de me tourmenter et l’idée de revanche de m’obséder chaque jour davantage. Je me suis souvenue alors de ces années d’apprentissage forcé, je savais avoir gardé les réflexes gravés définitivement dans tout mon corps, j’avais eu l’occasion de me battre pour me défendre, j’étais parfaitement capable de tenir tête à un homme entraîné, même à 2 ou 3 s’ils n’étaient pas experts, mais cela ne me suffisait pas, je me suis mise en quête d’un maître d’armes qui accepterait de me faire passer de la simple technique à la mythique identification avec le sabre, je voulais devenir capable d’affronter mon frère si les dieux pouvaient m’en donner un jour l’occasion…

École

J’avais en tête de lui casser la gueule, à mon frère, mais il pèse le double de moi, il est nettement plus grand, en fait il est grand pour un Japonais, je crois qu’il fait peut-être 30 cm de plus que moi, il m’a toujours paru très grand. Donc lui casser la gueule avec mes petits poings, pas la peine de rêver. Me restait la solution de le battre au sabre. Il avait été mon maître de 6 à 12 ans, après tout, mais j’avais arrêté l’entraînement pendant 6 ans. Je savais que mon corps à force de dressage avait conservé ses réflexes, mais lui était devenu maître d’armes, je n’avais pas le niveau. À Nara comme partout au Japon il y a des écoles pour apprendre le sabre sous toutes ses formes sportives, beaucoup plus difficile de trouver l’enseignement que je cherchais : celui du combat au sabre (kenjutsu).

Par où commencer ? Je vivais dans un milieu particulier depuis 2 ans, et il y avait des « sportifs » dans la bande, qui pratiquaient le kendô ou le iaidô. je commençai par eux. Déjà leur expliquer mon but, ça les laissait dubitatifs pour la plupart, et finalement aucun ne pouvait me renseigner. J’ai rassemblé tout mon courage (je suis timide vous savez), Keiko m’a accompagnée et je suis allée voir un maître de iaidô, son école est réputée. Il m’a reçue à la japonaise, c’est-à-dire poliment mais absolument sans s’engager en rien. L’air de rien il m’a emmenée visiter son dôjô, il a passé un sabre dans sa ceinture, comme pour me faire une démonstration et puis soudain il a dégainé dans ma direction, mes muscles se sont instantanément mis en marche tout seuls, j’ai esquivé exactement comme j’avais appris, sans reculer. Il avait arrêté son geste au moment exact, je ne risquais rien bien entendu. Il n’a rien dit, m’a bien regardée, dans les yeux, m’a scrutée, a mesuré ma respiration, mon attitude, mon ancrage au sol, tout, j’étais toute nue sous ses yeux. Il a réfléchi encore un long moment, aucun de nous trois ne bougeait plus, et puis il m’a donné un nom, une adresse où me rendre en précisant que c’était lui qui m’envoyait. C’était l’hiver, j’avais 20 ans ½, un peu d’argent devant moi (c’est cher les cours particuliers) et un trac fou quand j’ai franchi le petit portail du jardinet d’entrée de cette vieille maison traditionnelle à deux étages du quartier de… à Nara. Il faisait froid, je n’étais peut-être pas assez vêtue, je tremblais lorsque je m’annonçai à la porte, consciente que je vivais un moment peut-être essentiel de ma nouvelle vie.

Une femme assez jeune est venue, elle était vêtue traditionnellement, ça n’est pas rare à Nara mais davantage qu’à Kyôto. Je lui ai débité mon petit discours, elle m’a regardée bizarrement… « vous êtes bien jeune », mais elle m’a fait entrer dans la première pièce, elle m’a montré un coussin sur le sol et a disparu en glissant sur ses tabi, on n’entendait que le frottement discret des pieds sur le tatami et le frôlement de la soie… J’étais dans une demi obscurité, j’avais froid, j’étais envahie d’un trac immense, ça a duré un siècle et puis j’ai eu le sentiment qu’on m’observait. Sans bouger la tête j’ai cherché des yeux dans l’ombre jusqu’à ce que je distingue une silhouette qui se cachait juste assez pour que je puisse la voir pour peu que je cherche. Alors cet homme maigre est venu plus près, je n’ai jamais su son âge précisément, il savait que je l’avais vu et semblait en être satisfait. « Alors vous voilà, Y. m’a parlé de vous, je vous attendais, vous n’avez pas tardé ». Son ton, sans être du tout méprisant, était un peu ironique. « C’est par ici » il a ajouté, sans m’inviter à le suivre, sans même s’assurer que je le suivais, nous avons traversé plusieurs pièces sombres encore, puis une galerie et nous sommes arrivés dans une vaste pièce couverte en tatami, éclairée seulement par de larges ouvertures en haut des parois. C’était lumineux et calme. Il m’a lancé sans prévenir un bokken sorti de nulle part et en même temps attaqué avec un autre, j’esquivais tout en me mettant en garde. Pendant un temps assez long pour que la sueur me mouille le dos il n’a pas cessé de me tester, j’avais l’impression de me battre contre plusieurs adversaires aux styles différents, au moment où je pensais m’effondrer de fatigue le tourbillon a stoppé.

« Vous viendrez dans cette salle, pour commencer, tous les matins à 7h, je dis TOUS les matins. Vous vous changerez avec ma fille, il y a une pièce spéciale, si vous n’avez pas de tenue elle vous en prêtera. Vous commencez demain. Au revoir. »

Promue

Alors le lendemain j’étais là en avance, trop peur de commettre une erreur dès le premier jour… Je venais à pied, ça m’a été « demandé » le premier matin, c’est la femme qui s’était chargée de la précision, c’est à elle également que je payais chaque fin de semaine (le samedi) la finalement très raisonnable contribution qui m’était demandée. Sous la neige, sous la pluie, par tous les temps tous les matins une demi-heure de marche, je me levais vers 5h ½, ça n’était pas le plus pénible à cause de mes insomnies, sauf quand j’étais réveillée vers 3 ou 4 heures du matin, je me levais au moment où je me serais rendormie…

J’ai répété comme ça sans interruption les katas une heure chaque matin, pendant des mois. Je les connaissais, il m’avait testée, le sensei a donc fait l’économie de me les enseigner, ce dont il ne m’avait pas caché qu’il était ravi. Il regardait et regardait très attentivement sans pratiquement jamais rien dire, seulement des indications pour améliorer un détail. Un jour je me suis rendu compte que je faisais les mouvements absolument sans y penser, que mon esprit s’était déconnecté (entre-temps j’avais acheté un iaito). Pour la première fois mon sensei m’a adressé vraiment la parole à ce moment précis pour m’arrêter. Je l’ai regardé, j’ai regardé autour de moi comme si je sortais d’un rêve confortable. « Voilà, vous y êtes quand même ». Le quand même ne m’a pas paru très flatteur. Les mois suivants ont été consacrés à ce travail de dissolution, de fonte dans le mouvement avec pour but de n’être plus que la lame, de cesser de me remplir d’intentions et laisser s’écouler le temps et les enchaînements de leur propre mouvement, que le simple fait de dégainer entraîne tout naturellement la suite des actes hors ma volonté propre, uniquement dans la logique interne de l’enchaînement.

Après environ la première année ainsi écoulée, un matin j’appris que je devais venir le lendemain en fin de matinée, cette fois, toujours à pied, naturellement. C’était un dimanche. La grande salle toujours vide pour moi le matin était peuplée d’une demi-douzaine d’hommes plus ou moins jeunes, je me trouvais la seule fille, je me suis sentie minuscule. J’ai eu un mouvement de recul à l’entrée, d’un signe de tête impératif, le sensei m’a fait entrer. Il m’a présentée et m’a fait asseoir au pied d’un des longs murs, c’était toujours à moi de deviner ce que je devais faire, j’ai regardé ce qui se passait, je ne voyais pas quoi faire d’autre. L’un après l’autre les élèves dégainaient et dans le même mouvement tranchaient un morceau de bambou vert d’une trentaine de centimètres et gros comme mon bras, dans l’idéal le bambou simplement posé sur une colonne de bois ne devait pas tomber. Le sensei ramassait la partie tranchée et avec l’élève en observait la coupe. J’avais déjà eu l’occasion enfant de me livrer à des exercices de ce genre mais avec une natte roulée, je n’avais jamais vu l’exercice au bambou. Quand tous ont eu l’occasion de s’y essayer plusieurs fois, certains plus, d’autres moins, ça a été mon tour. Je n’avais pas tenu un vrai katana de coupe tel que celui que le sensei me tendait depuis l’âge de 12 ans, et cela, alors, me terrorisait… J’ai eu soudain du mal à avaler ma salive, j’avais dans la bouche sous la langue un goût comme de métal, et il me semblait devenir plus rouge que le soleil du drapeau national, en même temps j’avais froid, mon dos s’était figé.

J’avançai pleine d’appréhension devant la colonne. NON me fit le sensei. Recommence. Trois fois comme ça. La 4e fois je lâchai enfin mon esprit, « et puis zut » j’aurais pu dire, mais je ne parlais pas français, j’avançai, vide, tranchai, reculai de 4 pas, en garde haute puis rengainai. Ça avait duré une infime portion de temps et pourtant une éternité comme un film au ralenti…

J’avais conscience vaguement qu’il s’était passé quelque chose, tous étaient silencieux, mais c’était la règle après tout. Le sensei me regardait d’une drôle de façon, pour la première fois j’avais l’impression qu’il souriait, bien que son expression sévère n’eût pas changé. Il avait ramassé la partie tombée et me la tendait. La coupe était droite, sans aucun arrondi, c’était ma première coupe et elle était parfaite, le biseau était lisse sans trace d’éclat à sa sortie, ma tenue de sabre avait été juste. « Recommence la même chose tout de suite 2 autres fois »

Je le fis, 2 fois.

« À partir de demain tu viens à 1h de l’après-midi, à jeun. » J’avais maintenant 21 ans ½. Je ne le savais pas, mais je venais d’être promue disciple de l’école KK… Mon véritable apprentissage allait pouvoir commencer.

Shinken

J’ai reçu l’enseignement de mon sensei encore 4 ans, mais de manière moins quotidienne, jusqu’à mon départ du Japon. J’appris ainsi, et j’assimilai comme je pus les techniques traditionnelles du combat au sabre et quelques autres choses, mais l’important était ailleurs. J’apprenais aussi à apaiser ma volonté, à me décentrer et m’effacer, à accepter mes qualités et mes manques, au moins le temps des katas ou au moment où je devais affronter un adversaire afin qu’il ne rencontre que le vide et ne puisse par conséquent pas m’atteindre. Être vide d’intention afin que la lame dirige le mouvement de mon corps et non pas l’inverse qui est l’attitude ordinaire. J’appris que la vraie spontanéité, le vrai naturel est sans intention. Mon passé et les traumatismes qui m’avaient marquée étaient toujours douloureux, ils le sont toujours, mais j’appris à les regarder comme on regarde un spectacle. Cela ne calmait pas mes insomnies, ni mes cauchemars, je ne sais toujours pas encore m’effacer dans le sommeil, j’ai quitté mon enseignement trop tôt, mais à l’état de veille je vis de mieux en mieux la présence de ce passé.

Trois ans s’étaient écoulés, ou un peu plus, mon sensei m’annonça un jour qu’il était temps pour moi de recevoir mon shinken, il avait trouvé la lame convenant exactement à mon esprit et mon corps. C’était une lame ancienne, il faudrait la faire monter. Cependant mes moyens ne me permettaient ni une monture de luxe ni, de toutes façons, l’achat. Keiko organisa une collecte auprès de toutes les amies et amis, une photographe donna une importante contribution, et ajouté à mes économies, le montant total était réuni en quelques semaines. La monture est sérieuse mais sans aucun luxe, tsuka ito en coton noir, j’ai de petites mains et c’est plus doux, tsuba ronde sans ornement en acier noirci… Je ne peux exprimer toute la reconnaissance que je leur dois, sinon en restant toujours digne de leur générosité. Cette lame a un défaut, infime, seul un œil exercé peut le deviner. « Ce sabre est à ton image », me dit le sensei, « comme toi il est marqué, mais comme toi ça ne peut l’empêcher de faire bien ce pour quoi il est fait, lui pour trancher, toi pour vivre droite ». Mon shinken, qui m’accompagne et me rappelle depuis la voie lorsque je faiblis, me fut remis lors d’une cérémonie privée, en présence de quelques dignitaires de l’école KK… Je ne sus que plus tard qu’il s’agissait d’une sorte de brevet d’aptitude, les choses ne sont jamais clairement dites, chacun comprend ce qu’il peut, et l’enseignement est donné non pas en référence à une théorie mais en fonction de qui le reçoit, c’est pourquoi il ne peut être communiqué que de maître à élève.

Pendant ces années, je faisais toujours équipe avec Keiko, nous habitions séparément, mais aussi parfois l’une chez l’autre lorsque nous avions besoin ou envie de longues journées et de longues nuits d’amour sans autre limite que notre capacité à jouir l’une de l’autre longuement. Je continuais à travailler comme modèle et comme hôtesse d’occasion. J’avais ainsi rencontré un peintre photographe français et son épouse, on avait eu l’occasion de travailler deux fois ensemble, et leur gentillesse, leur distance affectueuse (ils étaient beaucoup plus âgés), leur respect pour ma nudité et les résultats des shootings m’avaient beaucoup rapprochée d’eux, nous étions vite devenus assez amis pour que je leur raconte beaucoup de choses de ma vie. Nous parlions un mélange de japonais et d’anglais curieux mais suffisant pour exprimer des sentiments complexes. Cette collaboration, l’approche du corps et de la nudité qui la sous-tendait ont énormément fait pour me réconcilier avec mon image physique. J’ignorais à quel point cette rencontre allait compter pour moi dans les années qui suivirent et jusqu’à aujourd’hui.

Scandale

Je vivais à Nara depuis un peu avant mes 19 ans, je m’étais fait des amis, j’avais une relation amoureuse avec Keiko, même des amis français. Depuis plusieurs années je travaillais comme modèle dans une école de dessin, aussi pour des photographes et des peintres, et même à l’occasion hôtesse dans un bar de nuit pour dames étrangères. J’avais franchi plus ou moins sans le savoir des grades dans l’apprentissage du kenjutsu, et après tout un bon niveau, je le sais maintenant après l’avoir expérimenté contre mon frère aîné, mais ça sera dans quelques années de cette histoire.

Petit à petit je me bâtissais une vie dont l’avenir était possible. Mes cauchemars, sans disparaître, commençaient à s’espacer et malgré mes insomnies je n’avais plus cette angoisse de la nuit qui me faisait sortir, pour souvent m’endormir dans un des bars que nous fréquentions, où je savais pouvoir compter sur la gentillesse des serveurs et des patrons qui me laissaient dormir jusqu’à la fermeture. Je faisais partie du décor.

La série de photos réalisée plusieurs années avant avec Keiko pour cette photographe dont j’ai parlé était ressortie dans un magazine à fort tirage, elle remportait cette fois un gros succès de la critique et du public, autant à cause de ses qualités graphiques que par le sujet très cru, exposant sans censure le rapport lesbien entre les deux modèles et, je n’ai jamais su pourquoi, publiant mon vrai nom… Le sort a voulu que ce magazine (il en traîne dans tous les trains, des mangas, des magazines de toutes sortes, les gens les lisent et les laissent là) tombe entre les mains d’un employé d’un ministère, qui en parle au bureau à cause de mon nom et, pour finir, pendant une conversation au téléphone le ministre pose l’air de rien la question à mon père…

Scandale.

Tard un soir je rentre de mon bar pour dames, j’ai une curieuse impression dans ma rue en arrivant chez moi, mais je ne vois rien. Grosse erreur : je rentre dans mon immeuble, j’allume la minuterie, deux hommes en survêtements de marque. Au premier coup d’œil je vois que ce ne sont pas des bricoleurs ni des yakuzas. Ces deux-là sont des experts, je sens la dureté de leurs muscles à travers leurs survêtements. Je recule vers la porte sans les quitter des yeux, ils ne bougent pas même un cil. Il est évident que d’autres m’attendent derrière. Je m’arrête. Le plus âgé m’adresse la parole par mon nom suivi de san, ce qui est plutôt respectueux dans cette situation, car il est nettement plus âgé que moi. — On ne vous touchera pas si vous promettez de ne rien tenter — Qu’est-ce que vous voulez ? — Vous promettez ? Le type est très calme, mon impression se confirme, ces gars-là ne sont pas des rigolos, contre eux je n’ai aucune chance, ils pèsent plus du double de moi, je n’ai rien à espérer, surtout s’il y en a deux autres dehors. Autant éviter la contrainte physique, je ne supporte pas. Après on verra. — OK, je promets. En français c’est je promets, en japonais c’est plus que ça, c’est je donne ma parole, j’engage mon honneur. Ils savent certainement ce que j’y mets, d’ailleurs ils en savent probablement assez sur moi pour venir à au moins quatre. Celui qui a parlé me tend la main — Téléphone. Je donne mon portable. On sort, les deux derrière moi et il y a en effet deux autres dehors, du même genre. Une grosse auto noire stationne dans la rue de droite, juste sur le côté, j’aurai dû la voir, elle était dans l’ombre mais quand même. Je me mords la lèvre, je me suis laissée avoir comme une sotte.

On roule un long moment, moi assise derrière, coincée entre les deux premiers, on va vers un quartier moderne, on s’arrête devant un hôtel genre plutôt select et discret, on entre, toujours deux devant deux derrière, l’employé au bureau regarde ailleurs, fasciné par le spectacle du calendrier apparemment, ascenseur, une chambre plutôt grande, avec un salon. La porte se referme derrière moi. J’entends le déclic de la serrure électrique, on a ôté la poignée intérieure. Je vais aux fenêtres naturellement, l’immeuble est climatisé elles ne s’ouvrent pas. Je fais le tour, la salle de bain est aveugle, il n’y a plus d’alarme au WC, et il n’y a pas de téléphone, les prises sont vides.

Ils ne m’ont pas fouillée, j’ai mon tantō dans la ceinture, dans mon dos, c’est toujours ça. Je comprends que c’est un coup de ma famille, je ne sais pas ce qu’ils préparent, mais si c’est pour me renvoyer dans une secte ou quelque chose du genre ou pire encore, je sais comment faire depuis l’âge de 10 ans peut être, ça demande une fraction de seconde, cette fois je me tue, je ne me raterai pas.

Colère

J’étais là à me demander ce que ma famille me voulait. Parce que c’était ma famille, forcément. Si ces types avaient voulu mon cul ça aurait déjà été fait, pareil si c’était pour me tuer on m’aurait pas amenée ici avec ce salon-canapé-fauteuils uniquement pour mon confort personnel.

Comme rien ne se passait, j’en avais assez de tourner en rond, je me suis allongée toute habillée sur le lit (j’étais en pantalon Tshirt, on était à la fin de l’été, il fait chaud à Nara, j’ai éteint la lumière sans espoir de dormir mais au moins de me reposer, on était plus près du matin que du soir… J’ai dû sursauter quand j’ai entendu la porte s’ouvrir, j’avais dormi, faut croire, la fatigue aidant. J’étais debout avant qu’on entre dans la pièce, prête à tout, mon cœur battait comme celui d’un oiseau. C’était le type qui m’avait adressé la parole, petit déjeuner d’hôtel, standard mais correct, le 2e costaud était à la porte pour assurer. J’ai tenté quelques questions, sans réponse. Après un tour d’inspection très professionnel mon bonhomme est reparti sans un regard sans un mot, il était clair que je ne l’intéressais absolument pas. Au moins ils n’ont pas en tête de me faire mourir de faim…

Je ne savais pas s’il était prudent de me laver, prendre une douche, tout ça, c’était risquer de me retrouver prise à poil par surprise, puisque il n’était pas question de frapper avant d’entrer, je me contentai d’une toilette rapide, les dents (brosse et dentifrice fournis par l’hôtel) les fesses, heureusement j’avais pas mes règles… Il n’y avait rien dans ces deux pièces pour s’occuper, quand c’est comme ça on pense, et mes pensées n’étaient pas joyeuses, personne ne savait ce qui m’était arrivé ni où je me trouvais, j’étais dans une belle merde, réduite à mes seules ressources, je n’en menais vraiment pas large.

Vers la fin de la matinée, à ce que je supposais, nouvelle entrée.

Mon frère aîné marche sur moi, je suis sur la défensive, mais il m’attrape brutalement par le bras et m’entraîne dans le salon où il me jette dans un des fauteuils, le tout sans un mot mais avec une rage évidente et la volonté de faire mal, mais ça a toujours été son mode de relation avec moi, pas de surprise de ce côté, la surprise c’est ce qui a suivi : mon père, l’image de la colère patriarcale japonaise en personne.

Immédiatement il me couvre d’injures et de reproches, hurlés d’un trait, et je comprends enfin la raison de mon enlèvement puisque c’en est un. Quelques siècles auparavant ma tête aurait volé à travers la pièce et l’histoire était terminée pour moi, c’est certain. J’étais une guerrière de gouine sans pudeur, une traînée on dit en France, on pourrait plus jamais me marier, je servais plus à rien, oui, oui, messieurs-dames, c’est ce qu’il a dit. Au lieu de me faire fondre de terreur, cette comédie m’a au contraire fait reprendre tout mon sang-froid, j’ai attendu que la crise soit passée, tout en me demandant ce qu’il se passerait maintenant s’il avait, là, une attaque cérébrale, rouge comme il était et grotesque… Au bout d’un moment il lui a bien fallu reprendre son souffle et s’éponger. Il s’est assis, et alors m’est venue l’idée géniale : le dossier complet depuis les abus sexuels de mon oncle et sa femme jusqu’aux viols des vidéos pornos, les traitements sadiques dans la secte, les dates, les noms, les lieux, mes dépositions à la police, mon dossier médical, tout ça chez un journaliste ! Profitant d’une seconde de silence j’ai pris la parole à mon tour, très péronnelle, je sais faire, mais je jouais très gros : — Bon, ben vous allez me reconduire chez moi maintenant, parce que sinon dans très peu de temps cette histoire de photos ça sera rien du tout à côté de ce que vont publier les journaux, etc. Mon frère n’a pas bronché, mon père a ouvert la bouche et l’a refermée et s’est levé là j’ai cru qu’il allait me tuer sur place, il m’a montrée du doigt en silence et s’est rassis. Il avait retrouvé tout son calme, d’un coup.

— Tu vas partir en France, tu es née à Paris, tu as droit à la nationalité. On te loge, on te versera une pension, tu vas jurer de jamais revenir au Japon, que plus jamais tu saliras notre nom, qu’on ne pourra pas te reconnaître sur tes saletés de photos, je veux plus te revoir jamais, va-t’en, on t’enverra tes papiers, tout, ici à Nara. Je veux qu’à la fin de l’année tu sois partie, va-t’en tout de suite, FOUS LE CAMP !

Je n’ai pas demandé plus.

J’ai récupéré mon portable, ai prévenu Keiko, je suis rentrée en taxi, arrivée chez moi je me suis enfermée avec elle, je tremblais comme si j’avais la fièvre. Elle est restée près de moi toute la journée et toute la nuit.

Je dois avouer que la perspective de vivre à Paris, en France, m’a très vite terriblement excitée, je ne savais pas quand je partirais, mon père avait évoqué la fin de l’année, ça me laissait 4 mois pour me préparer et faire mes adieux. Il me fallait prendre d’urgence des cours de français.

Vers la France…

Prendre des cours de français… C’était un sacré programme pour une fille qui n’était plus jamais allé à l’école depuis l’âge de 15 ans, ce qui n’était pas rien, mais, après tout je parlais assez bien l’anglais, ça devait aider, déjà je lisais couramment les rōmaji. Mes amies et amis ont été tout de suite partants pour me trouver ça, ils étaient enthousiastes à l’idée que j’allais devenir française, même si moi je n’y croyais pas vraiment. Keiko, forcément n’était pas enthousiasmée du tout, la perspective de notre séparation ne l’enchantait pas plus que moi. En fait, nous étions assez déprimées l’une et l’autre, nos nuits étaient plus fréquentes mais beaucoup moins joyeuses qu’auparavant. Assez vite je trouvai un cours accéléré de français par un professeur très très très diplômé ce qui justifiait semble-t-il un prix très très élevé. Je n’avais pas beaucoup de choix, il me faudrait trouver davantage d’extras au club pour dames, ça devrait pouvoir marcher.

L’apprentissage des langues étrangères au Japon ne diffère pas de ce qui se pratique dans toute l’Asie : On apprend TOUT par cœur, toutes les règles de grammaire avec les exceptions, en français c’est charmant, toutes les conjugaisons 1er groupe, 2e groupe, 3e groupe, verbes irréguliers, vous connaissez vous êtes français, les règles d’accord, être et avoir, les pluriels, choux hiboux genoux, etc., etc., etc. J’ingurgitais comme un personnage de Rabelais, je me goinfrais, les dieux et mes ancêtres m’ont heureusement dotée d’une très bonne mémoire, et ça n’était pas de trop.

Donc, au bout de 4 mois je savais lire, c’est un fait, et ma connaissance de l’anglais m’a énormément aidée. Je me rendrai compte immédiatement en arrivant à Roissy-en-France qu’une chose avait été gravement négligée : je ne comprenais absolument rien de ce qu’on me disait et personne ne comprenait la bouillie qui sortait de ma gorge.

Je ne recevais plus aucune nouvelle de ma famille, j’avais cru deux mois durant qu’ils m’avaient oubliée. Septembre et octobre s’étaient passés dans cette ambiance bizarre, nuits dans un bar à parler anglo-américain avec des femmes esseulées qui souvent s’intéressaient plus à mon physique qu’à mon esprit, amours désolées avec Keiko, répétition sans fin des mais ou et donc or ni car et autres rengaines prononcées de manière totalement fantaisiste cependant que je croyais que c’était du pur parisien.

Et puis un midi le facteur me livre un recommandé, que je signe comme il se doit de mon joli hanko. Mon passeport, une carte d’identité tous neufs, mes certificats, acte de naissance et que sais-je, un dossier complet : J’ÉTAIS DEVENUE FRANÇAISE sans avoir à bouger un doigt, j’étais domiciliée à l’ambassade de France à Tôkyô je sais pas trop pourquoi, je n’ai jamais cherché à savoir. Il paraît que la procédure avait été extrêmement rapide, un record…

Je craignais que le temps ne joue contre moi, j’ai donc mis les bouchées doubles pour mes cours. J’ignorais qu’acheter un logement à Paris, aussi petit soit-il (32 m2, en fait) prend au moins trois mois et que c’est incompressible même quand on s’appelle… et que le prix compte assez peu, parce que bien sûr on va y loger une fille indigne, une petite guerrière dévergondée aux mœurs douteuses mais c’est aussi un investissement à terme. Et finalement je reçus mes clés, ma nouvelle adresse et la paperasse nécessaire pour l’électricité et tout le tralala seulement fin décembre. Par la même voie on me fit savoir que ma place aller-simple dans le Tôkyô-Paris avec escale et en économique (ça, exprès pour bien me faire savoir que je n’étais qu’un rebut, pas une voyageuse respectable) était réservée dans un vol prévu pour la fin de Janvier 2019. Ça me laissait 1 mois pour faire mes adieux. Ce fut un mois difficile et déprimant pour Keiko et moi, le jour ou je montais dans le train pour Tôkyô nous pleurions « les larmes amères des amants séparés à jamais », les amies et amis venus me dire adieu n’étaient pas plus réjouis, je leur confiai en larmes celle qui fut mon premier amour, nous nous promettions d’écrire et tout ce qu’on veut, bien sûr, et puis le train est parti, moi dedans triste comme un arbre mourant, eux dehors que je n’ai jamais revus.

Et adieu Nara.

Ensuite commence un autre récit qui s’écrit chaque jour, l’histoire d’une jeune femme venue toute seule d’Asie, parfois comique, parfois dramatique, souvent tendre par la grâce de l’amour et de l’amitié, dont je suis curieuse de connaître la suite, curieuse de voir ce que demain apportera.

Le duel (cet épisode se déroule alors que Neko est en France depuis deux ans, elle a lancé un défi à son frère)

Donc, un mercredi matin1 j’avais rendez-vous avec mon frère aîné pour ce duel. Je lui avais lancé ce défi et il l’avait accepté de crainte de paraître reculer devant une fille. Il est mon aîné de 12 ans et a environ 30 cm et 50 kg de plus que moi. Il est maître d’armes. Je suis juste disciple d’une autre école de kenjutsu. C’est lui qui m’a forcée dès l’âge de 6 ans à me former aux armes traditionnelles en n’hésitant pas pour cela à me rouer de coups impitoyablement. Je tenais depuis si longtemps à cette confrontation, j’ai saisi l’occasion qui se présentait sans en prévenir mon sensei, contre toutes les règles… La rencontre se déroulerait en 3 reprises, au bokken, mais dans les conditions d’un duel réel au sabre : tous les coups sont permis. Un arbitre incontestable et pour chacun de nous deux un assistant étaient prévus. Le combat aurait lieu dans un endroit discret sans autres témoins.

Ma chérie était arrivée de Paris la veille au soir par l’autoroute, C et G mes vieux amis seront de la partie : C conduira l’auto et G va m’assister.

J’ai passé mon vieux hakama, coton bleu délavé, C me prête un très joli haori jaune à rayures. Il a les manches courtes et étroites au poignet, il ne gênera pas mes mouvements et si mon frère me démolit au moins je serai jolie à l’hôpital…

On arrive en avance, 9 h 05, un vigile nous ouvre la grille d’un site industriel, parking désert, on décide d’attendre dans la voiture. J’ai la trouille, ma princesse me tient la main en silence. J’ai du mal à avaler ma salive. Je n’ai pas peur qu’il me démolisse, j’ai peur de ne pas être à la hauteur.

Arrive une grosse auto noire, un homme en descend, c’est l’arbitre, il nous invite à le suivre, mon frère sort de la voiture, en tenue noire marquée du mon familial… D’un coup j’ai 6 ans, il me terrorisait et je sens mes jambes mollir sous moi, j’avance comme une automate, on entre dans un hangar vide, le sol est vert, très lisse et donne une impression de souplesse sous les pieds. Je n’entends pas l’arbitre qui nous rappelle les conventions, je suis comme un paquet de chiffons, je n’ose même pas croiser le regard de mon frère qui doit sûrement se réjouir de ma nervosité.

Face à face. Les bokken se touchent une première fois, l’arbitre donne le signal, immédiatement j’oublie tout, je suis seulement le prolongement du bokken, il me mène, mon esprit est libéré, ma volonté propre s’efface derrière les enchaînements de gestes.

Mon frère attaque très fort pour me donner une leçon, je pare un ou deux coups ajustés, il avance pour une attaque à la tête, au lieu de parer classiquement, je fléchis les genoux, ce qui l’oblige à avancer un peu plus les bras, car je suis plus petite, tac je le bloque par-dessous au poignet gauche, son bokken glisse sur mes cheveux, effleure à peine ma joue droite. Un point partout annonce l’arbitre.

Mais… Mais tout le monde l’a vu et lui sait : avec une vraie lame je lui tranchais les tendons et la veine du poignet, il était hors de combat. Au pire j’avais une légère coupure à la joue. C’est un gros 1er point.

Deuxième assaut très brutal, mon frère veut me blesser c’est évident. Encore attaque à la tête, je réponds classiquement d’un pas de côté, je m’incline à gauche, mon bokken allongé vertical protège mon dos où glisse son attaque à droite, je pivote sur le pied du même côté et le touche au côté droit exposé. Deux pour moi, contre un.

Troisième assaut, s’il gagne il faudra prolonger, je m’attends à quelque chose de violent. Je suis plus petite, donc je me rapproche très près pour le gêner. Mon frère met tout son poids sa force et sa colère ; légère et mobile j’esquive plus que je ne pare et vois la faille : je m’efface de côté et recule d’un pas devant une attaque au bras qu’il tente de me casser, lâchant mon bokken de la main droite que je lance derrière moi je porte un tsuki de la main gauche qui me fait gagner en longueur, il vient s’y planter…

J’ai gagné. J’ai été à la hauteur.

Je recule de cinq pas, l’arbitre proclame ma victoire, mon frère n’a pas bougé. Je crois qu’il me voit pour la première fois de sa vie. Il me domine de toute sa hauteur, son regard est d’une intensité incroyable, comme moi il a les yeux très noirs.

ET IL ME SALUE, mais pas comme au début du combat, ironiquement, non il me salue en égal.

J’ai ce que je voulais depuis tant d’années. Il aura fallu utiliser les armes que lui-même m’avait mises en main. Mais pourquoi ?

Je suis en seiza, vide comme un sac, mon esprit plane au-dessus de moi, je suis oiseau, l’arbitre et les assistants en rêve règlent les formalités.

Mon frère avant de sortir hésite, revient : « Je regrette…» un geste suspendu de la main… une seconde, puis sort. Je ne sais pas ce qu’il regrette, je ne saurai sans doute jamais, car je ne souhaite pas le revoir.

Sur le trajet de retour, contre la poitrine de ma princesse, moi petite fille, adolescente puis jeune femme, toutes les trois pleurent pleurent ces larmes rentrées où mon cœur baignait depuis trop longtemps. Mon frère m’a fait parvenir une longue lettre après notre duel. Il est doué pour les affaires mais pas pour écrire, il n’est pas clair. Je résume : D’abord il est malin, il félicite mon sensei qui est bien plus âgé que lui, il n’y a donc pas de honte, c’est l’enseignement du sensei qui l’a battu, ce n’est pas la petite sœur. Son honneur de mâle est sauvé.

Ensuite ça devient très embrouillé pour me dire que ce n’est pas grave que je sois homosexuelle (merci Monsieur), que ça n’empêche même pas d’avoir des enfants (on arrive au sujet) et que si jamais j’avais l’idée d’en avoir un les trois frères seraient tous ravis de l’accueillir dans la (leur) famille, même (même !) si le papa était français. Ça c’est pas nouveau, c’est la deuxième fois que c’est clairement dit. Ils font une fixation là-dessus vu qu’eux sont stériles. ​ Que dans tous les cas que je ne me sente plus liée par mon engagement de jamais revenir au Japon, que c’était du passé, que, en revanche, si je pouvais continuer à être discrète et que je m’arrange pour pas être reconnaissable et qu’on ne connaisse pas mon vrai nom dans mes activités nudistes et douteuses ça serait mieux, ensuite que même ils allaient voir revaloriser ma « pension mensuelle » à cause de l’inflation. Qu’ils se rassurent, je pose plus ou presque, et j’ai pas du tout l’intention d’attirer LEUR attention sur moi et mes amis, je resterai prudente et j’aime bien l’anonymat, et je n’aime pas du tout dire mon guerrière nom de famille dont j’ai honte en fait.

Il me dit qu’il me trouve courageuse « finalement », qu’en effet on a été « peut-être » très dur et injuste avec moi (pas trop, remarquez, très) et qu’il condamne l’attitude de notre oncle (Il m’a dépucelée avec les doigts à presque 12 ans et tripotée pendant près de trois ans, avant de me vendre à un producteur de films pornos) mais qu’il ne pouvait pas le faire officiellement avant la mort de notre père, etc. Il oublie que c’est lui personnellement qui m’a fait taire par la force quand à 16 ans j’ai tout dénoncé, mais non, il est innocent de tout.

Pas un mot de ma renonciation à l’héritage, et pas plus d’explications sur « je regrette » le jour de sa défaite, mais je me demande s’il ne voulait pas dire en fait qu’il regrette que je ne sois pas un mec… ​

Voilà le nouveau chef de ma famille, grand patron d’une multinationale et représentant sans complexe du patriarcat japonais triomphant comme jamais. Je n’ai pas répondu et je ne répondrai pas, d’ailleurs j’ai déjà répondu clairement à pratiquement tout ça et la répétition m’embête.

PARIS

Parler français ou To speak French like a native girl is a peak of difficulties

Ma première mauvaise surprise en arrivant à l’aéroport c’était de me rendre compte que je ne comprenais absolument rien de ce que les Français me disaient. Déjà le type en uniforme de je sais pas quoi qui a contrôlé mon passeport m’a regardée d’un drôle d’air, ce passeport français qui n’avait pas de visa d’entrée au Japon mais qui avait été contrôlé à la sortie et qui plus est dans les mains d’une manifestement japonaise et de plus somnambule, ça lui a posé question de toute évidence, mais par chance inexplicable je crois qu’il s’en foutait complètement. Après, ça fait un sale effet de déambuler dans des couloirs en suivant les panneaux de sortie – parce que je lisais le français et de toutes façons l’anglais aussi – sans comprendre ce qui se disait autour de soi… J’arrive à trouver un taxi, par chance encore il comprenait un peu d’anglais, il m’a prise pour une touriste, mais j’ai pu me faire comprendre, il a été surpris que je lui donne une adresse qui n’était pas un hôtel (j’avais copié l’adresse sur une fiche, sage précaution) et on est partis.

Les jours suivants ont été un cauchemar absolu. Grâce à l’anglais je suis pas morte de faim. Je passe sur l’emménagement, ma découverte éblouie d’une ville extraordinaire, ma terreur permanente de tout : du métro, des bus où je me perdais régulièrement, des caissières de supermarché, au Japon le personnel est absolument au service du client, là j’avais l’impression que c’était l’inverse, de l’eau du robinet qui sentait pas l’eau de javel, des autos qui visent les piétons, etc.

Au bout de quelques semaines j’avais réglé pas mal de problèmes pratiques grâce à C et G qui, de loin, m’ont énormément aidée les premiers temps, en m’envoyant un smartphone par exemple, que j’ai toujours, c’est G. qui le paye avec son abonnement professionnel.

Ma première expérience de salariée française… J’avais trouvé par hasard un restaurant « japonais » qui cherchait une serveuse. Le gérant était tunisien, l’autre serveuse chinoise, adorable, elle a fait absolument tout ce qu’elle a pu pour m’aider, le serveur philippin qui ne pensait qu’à nos culs, les cuisiniers j’ai jamais compris d’où ils venaient. J’étais la seule à parler japonais, c’est pour ça qu’on m’a prise un mois à l’essai. Sauf que je n’avais pas vraiment fait de progrès en français et que les clients japonais il n’y en avait pas vu que la cuisine n’était japonaise que de nom, je n’avais jamais mangé des choses pareilles. Ça a donc été un désastre et j’ai été virée. Comme la serveuse était vraiment sympa elle m’a donné l’adresse d’un vendeur de légumes qui cherchait de l’aide, alors j’y suis allée… Et j’ai commencé les marchés, Rungis d’abord, la nuit, ça collait avec mes insomnies et le décalage horaire, chargement des cageots, je me suis vite fait des potes parce que je les épatais par mon goût des harengs pommes à l’huile/bière à 6 h du matin et toutes sortes d’autres choses réputées faire gerber les filles. Mon français à très vite fait des progrès dans le genre imagé et personne ne m’a jamais appelée ping-pong, cependant je sais que mon petit cul n’était pas étranger à toute cette sympathie, j’en ai vite compris assez… Mon patron était pas loin de la retraite, c’était un brave type, lui non plus n’a jamais essayé de me peloter, je sais que ça étonne les Français, mais au Japon, dans ce genre de situation (un homme une jeune femme dans une camionnette tous les matins) ça se passe souvent comme ça : une main qui finit entre les cuisses et tu dis rien parce que tu tiens à ton job… Ça a duré comme ça jusqu’à l’été, je vendais « des porrrro, des carrrrottto, des onyon' des chu, des saladu, du celerrrri… » je n’avais plus beaucoup de difficultés à comprendre si les gens ne parlaient pas trop vite et j’arrivais à me faire comprendre aussi de mieux en mieux. Je lisais beaucoup, en français toujours, et parfois à haute voix. En fin de compte je m’acclimatais.

Et puis il y a eu cette première affaire avec les flics français qui m’ont prise pour une Chinoise mineure, clandestine avec des papiers volés à une franco-japonaise, l’âge de la carte d’identité ne collait pas du tout avec mon âge apparent, ajouté ma façon de parler. Ça a mal tourné, on s’est battus, je me suis retrouvée à poil puis en garde à vue avec des humiliations racistes dégueulasses (je résume, ce serait un autre récit) avant d’être ramenée chez moi avec des excuses : on ne touche pas aux gens qui portent un nom de famille qui est écrit en rouge dans les fichiers du ministère, faut croire.

J’étais moralement en ruines.

J’avais rencontré dans la rue un peu de temps avant une jeune déesse qui m’avait gentiment aidée et éblouie, Je lui ai téléphoné.

Mon apprentissage du français à pris alors une autre voie, beaucoup plus académique et rigoureuse, j’en suis encore là…

Conte de fée

Dans Paris il était une fois une petite souris du Japon, perdue. Elle connaissait la grammaire, la conjugaison, plein de choses du français, mais elle ne comprenait pas un mot et personne ne la comprenait. Impossible de retrouver la station de métro. Vient à son secours une apparition blonde aux longues jambes, Amaterasu en personne. La petite souris bouche ouverte, en contemplation perd immédiatement même son anglais qu’elle pratique pourtant bien, à 6 ans à la mort de sa mère, elle a été confiée à une Nanny américaine, la seule personne qui lui ait témoigné de l’affection jusqu’à son départ 6 ans plus tard, dans une famille où seuls comptent pour son père ses trois frères aînés.

« Do you feel good ? »

Non, pas du tout, elle ne feel plus rien la petite Asiatique, elle bafouille en japonais, elle est écrasée d’admiration. Amaterasu la prend par le bras et l’assoit dans le café le plus proche. (Il y a toujours un café le plus proche à Paris) et lui fait servir un thé, infect, pour la faire redescendre sur terre. Ça marche. La petite souris se raconte, on échange les numéros de portable.

Au revoir.

Fin de l’épisode.

Une semaine plus tard, la petite asiatique a eu des gros ennuis avec les flics, elle est encore perdue, elle téléphone à la déesse. Il y a des miracles : ELLE VIENT !

La déesse l’a trouvée adorable, la souris asiatique, au premier regard, avec sa jupe écossaise, son gros parka et ses yeux si noirs. Soulagée d’apprendre qu’elle était majeure, mais désolée de la voir partir comme ça. Le miracle c’est la semaine suivante, quand la voix qui l’a réveillée presque à l’aube, en anglais, était troublée de cet accent connu…

Alors, dans son auto tacot, Amaterasu qui se prénomme Alice, emmène la petite souris malade d’angoisse jusqu’à son quatrième étage sans ascenseur. On boit à nouveau un thé, passable, Alice réconforte la petite souris – appelons-la Neko – qui se raconte, un peu en français (elle a fait quelques progrès) beaucoup en anglais mais tombe de sommeil après une affreuse nuit de garde à vue. Alice lui propose un lit parfumé de son odeur, Neko s’y effondre, en T-shirt et culotte, contrairement à son habitude de dormir nue, mais elle sait se tenir. Quatre ou cinq heures de sommeil et cauchemar, inévitablement, réveil en panique Neko ne sait plus où elle se trouve ni quand. Une femme lui parle en français, elle reprend conscience. Paris, elle est à Paris, pas à Tôkyô dans cet épouvantable studio où elle est la vedette non consentante d’une school-girl-vidéo-porn où 4 yakuzas forcent brutalement tous ses orifices. Elle est à Paris chez une déesse tombée du ciel qui la prend dans ses bras, la rassure. Elle sent si merveilleusement bon… les visages sont très proches, la petite Japonaise ferme les yeux, ses lèvres s’entrouvrent sans y penser, d’autres lèvres les effleurent, un baiser léger, aussitôt un autre plus hardi, les langues jouent gaiement et arrive ce qui doit arriver : je suis à nouveau sur le lit, mon T-shirt s’envole, de lui-même, ma culotte suit en parachute sous les baisers. C’était écrit aux premiers regards, un authentique coup de foudre, les deux partageront désormais le même lit, les mêmes ennuis familiaux à la japonaise, les cauchemars, les joies d’un amour partagé, les nuits d’amour, les nuits d’amour, les nuits d’amour qui deviennent des jours et qui recommencent, nos nuits, nos jours… Alice, la vie et l’actualité nous ont provisoirement séparées, toi à Paris retenue par l’université, moi dans le sud, pour fuir l’espionnage d’une famille haïe et t’en mettre à l’abri, mais notre amour reste vivant comme à ce premier jour, cette première fois.

I miss you.

12-16 ans

J’avais un peu plus de 12 ans, je suis allée vivre chez mon oncle paternel et sa femme. Mon père ne manifestait aucun intérêt pour moi depuis ma naissance : il voulait un quatrième fils. Je fréquentais une école privée, plutôt bonne élève, mais le but de cette institution n’était pas de faire de nous des futures diplômées, juste de parfaites épouses dévouée, soumises, présentables, monnayables sur le marché des mariages d’affaires.

Mon oncle, universitaire de renom, respecté et honoré de tous, me conduisait le matin et revenait le soir. Il me faisait asseoir devant, à côté de lui. Je ne comprenais pas pourquoi sa main sur mon genou. Je ne comprenais pas pourquoi sa main sur ma cuisse. Je ne compris pas pourquoi un soir sa main dans ma culotte. C’était mon oncle, il avait toute autorité sur moi, il était savant et honorable, il devait savoir ce qu’il faisait. La petite fille était parfaitement ignorante des choses du sexe, il n’y a pas d’éducation sexuelle dans les écoles japonaises.

Je ne comprenais pas pourquoi vers 13 ans il me poussait des poils, pubis et aisselles. Je me confiai à ma tante qui prit un air horrifié, m’assurant que c’était une maladie et qu’il fallait m’épiler pour ne pas finir couverte de poils comme un animal. J’étais terrorisée, alors malgré la douleur et l’humiliation, tous les dimanches je me prêtais à la cérémonie : inspection, épilation. Je compris quand même qu’elle m’avait menti, mais ça continua jusqu’à devenir inutile : à 15 ans aucun poil ne poussait plus.

Mon oncle « par inadvertance » entra un jour dans la salle de bain. Un des 2 kanjis de mon prénom signifie vérité. Il me compara à la vérité sortant du puits et m’entraîna (j’étais nue) dans son bureau pour me montrer des reproductions de tableaux, il me fit prendre des poses, je ne comprenais toujours pas…

Jusque vers 14 ans presque 15, il suffit de savoir qu’il me pénétrait régulièrement de ses gros doigts. Le couple m’utilisait comme une sex doll, ça n’était pas tous les jours mais souvent, soit l’un soit l’autre ou alors ensemble. Raconter les détails n’est pas intéressant, le souvenir en est encore humiliant. Cela me gênait terriblement, pourtant je n’arrivais pas à concevoir que le couple abusait de moi.

Depuis ma naissance j’avais fini par intégrer l’insignifiance de ma personne, l’infériorité absolue de mon sexe et je trouvais normal d’être considérée comme sans importance humaine, j’avais été confiée à leur autorité par mon père, l’autorité suprême, je devais me soumettre, et je n’allais pas chercher plus loin, j’étais une petite fille bien dressée : sage, obéissante et kawaii et finalement ne s’intéressait-on pas à moi ?

Alors.

Je ne sais pourquoi, mon oncle m’avait vendue (littéralement) à un producteur de vidéos pornos. Le thème N°1 des videoporns japonais c’est le viol. Le viol des schoolgirls est un must. Je n’ai jamais su quel avait été le montant de la transaction ni le motif. Je n’étais plus vierge, j’avais presque 15 ans mais j’en faisais bien moins, des petits seins, pas un poil, mignonne : parfait pour un lolyporn !

Un dimanche après-midi une femme est venue que j’ai dû suivre, en voiture on est allées loin dans un quartier que je ne connaissais pas. Entrée dans une espèce de hangar, j’ai dû devant la femme passer un uniforme de schoolgirl sur des sous-vêtements d’enfant, et on m’a poussée sur une sorte d’estrade dans un local violemment éclairé, j’étais aveuglée je ne voyais pas bien qui se trouvait là, on m’a ordonné de danser, je ne sais pas danser, des voix d’hommes ont commencé à crier, on m’a attrapée par le bras, j’ai repoussé le type. Je savais me battre depuis l’enseignement forcé donné par mon frère aîné, d’autres hommes se sont alors jetés sur moi, je me suis défendue, battue, un ou deux ont eu vraiment mal, alors ils se sont déchaînés, quatre mâles adultes sur une crevette. La vidéo dure 27 min et 43 s. Les coups sont de vrais coups, les larmes, la morve, le pipi de la petite fille sont vrais, tout est vrai, ils m’ont pénétrée tour à tour par tous les orifices sauf la bouche – peur de mes dents. À la fin je ne tenais plus debout. Quand la caméra s’est arrêtée le cameraman m’a tranquillement sodomisée, j’étais par terre, effondrée de rage, d’humiliation, d’épuisement, nue dans mon pipi, couverte de sueur…

C’était ma dernière année de collège, je ne suis jamais revenue à l’école. Alitée six mois, je ne me nourrissais plus, j’ai voulu me poignarder, mais on m’a retrouvée évanouie, je ne m’étais fait qu’une entaille, j’étais trop épuisée.

Je ne sais comment j’ai pourtant repris assez de force et de vie au bout de six mois encore, l’occasion de tout dire m’a été donnée pendant l’été, une cérémonie de commémoration pour la mort du grand-père, le criminel de guerre amnistié. Je ne me doutais pas de ce que ça allait me coûter. Mon grand-père paternel, officier de réserve de l’armée impériale avait activement participé à la guerre dans le Pacifique et, à la reddition jugé criminel de guerre par les Américains, aussitôt amnistié car nécessaire au redressement économique de la nation, celui-ci ayant été considéré prioritaire par rapport à son redressement moral. Je ne l’ai pas connu.

Chaque année depuis sa mort une cérémonie commémorative rassemblait au sanctuaire familial la famille au très grand complet, ainsi que les plus importants collaborateurs de l’entreprise, une imposante petite foule, tous vêtus du noir, deuil réglementaire, sauf une adolescente de 16 ans à peine dont on avait toujours négligé la garde-robe et qui était donc discrètement présente en uniforme d’hiver du collège où elle n’avait jamais remis les pieds.

Discours de mon père, de mon oncle, les fils du défunt, puis les petits-fils, puis, chose inattendue, la petite fille prend sagement la parole, impossible de l’en empêcher, ça ferait mauvais effet.

Et je commence le discours longuement préparé, j’accuse mon oncle, ma tante, d’abus sexuels, dans un silence de mort, mon père bouche bée, les yeux exorbités, mes frères pétrifiés comme toute l’assistance, j’accuse mon oncle de m’avoir livrée aux yakuzas de la filière porno, je les accuse de m’avoir violée je ne vais pas plus loin mon père est debout, il a secoué mon frère aîné comme on secoue une branche pour faire tomber les chenilles, mes trois frères se jettent littéralement sur moi, l’aîné me tord les bras, le deuxième me met la main sur la bouche, je le mords, je rue dans les jambes, je sais que ça fait très mal, je veux continuer à hurler ma rage, ils m’entraînent, me portent littéralement jusqu’au parking, tout en me tenant jambes et bras à me les casser, je reçois tant de gifles que ma bouche saigne, je suis jetée sur le plancher à l’arrière d’une auto qui démarre aussitôt, en quelques secondes mon frère m’a lié bras et jambes à l’aide de cravates, un mouchoir m’est poussé dans la gorge, je suis sûre que si j’avais été transportée sur le ventre je serais morte étouffée, mais l’aîné sait faire, il me couche sur le côté, me maintenant fermement au sol avec ses pieds, de tout son poids…

Arrivée à la maison paternelle je suis immédiatement enfermée dans le local à balais du deuxième garage, en sous-sol. Le mouchoir est ôté, je hurle à nouveau et reçoit en échange une volée de gifles qui me laisse les oreilles sifflantes, la porte est refermée, je suis dans le noir sauf un rayon de lumière sous la porte, toujours attachée. Le temps passe comme ça, lentement lentement, je commence à réaliser ce que j’ai fait : j’ai fait perdre la face au chef de la famille, devant toute la maisonnée et plus loin les collaborateurs, les employés, la honte est immense, je suis folle, leur vengeance n’aura pas de limites le châtiment devra être exemplaire. En d’autres temps ils m’auraient tuée.

J’ai dû dormir, mon deuxième frère est venu sans un mot me détacher, vider le local, refermer la porte et puis plus rien. Je n’avais pas idée du temps écoulé, les bras me faisaient mal, mais par-dessus tout j’avais une envie terrible d’uriner. Je tapais à la porte, hurlais, malgré le vacarme (c’était une porte en fer), personne, de désespoir je dus me résoudre à m’accroupir dans un coin du tout petit local…

J’ai dormi par épisodes, j’avais soif, j’avais faim, je dus uriner à nouveau. On m’a laissée comme ça 36 heures.

Un homme est venu m’apporter un bento et de l’eau. Je mangeai et bus avidement, erreur : les aliments étaient évidemment drogués, j’entrai vite dans un état pâteux, indifférente à tout, quatre inconnus m’avaient chargée dans une auto aux vitres noires, assise derrière entre deux, je n’opposais pas la moindre résistance, je regardais tout de loin sans aucune émotion. En route vers le nord, il faisait nuit, on a roulé jusqu’au jour, j’ai ouvert les yeux dans un port, la voiture stationnait sur le parking d’un ferry il faisait froid, je n’avais pas de manteau et la fraîcheur me redonna un peu de vie, ce que voyant on me fit boire de force et je retombai dans une vague rêverie dont je ne sortis que dans une toute petite cabine de bateau, nous étions secoués, la mer devait être mauvaise. Je me levai brusquement, et je me fis mal au poignet : on m’avait menottée à la barre du lit : je commençais à crier, deux hommes très vite m’ont fait boire à nouveau, je replongeai dans mon abrutissement. À l’arrivée, nouveau périple en auto, au bout d’un moment on prit des routes de montagne, le froid se faisait vif, on voyait des plaques de neige, puis tout le paysage fut blanc.

On me livra à une femme à l’entrée d’un bâtiment bas, dans la nuit je n’avais pas compris comment on était arrivés. J’étais épuisée, nauséeuse, je n’allais pas bien du tout et j’avais peur de ce qui m’attendait. Et j’avais raison, ce qu’on m’avait réservé était à la hauteur de ma faute.

Hokkaidô

J’ai appris qu’en Europe, il n’y a pas si longtemps on pouvait se débarrasser d’une fille en l’enfermant dans un couvent. Au Japon, aujourd’hui on a les sectes. Si une secte réussit à obtenir un statut légal elle peut faire pratiquement tout ce qu’elle veut tant que ça ne fait pas trop de bruit.

Mon père m’avait livrée à une secte des montagnes du Hokkaidô dirigée par un moine psychiatre qui prétendait soigner les filles un peu dingues ou exaltées.

Traitement simple : nous étions utilisées comme esclaves domestiques pour toutes les corvées de fonctionnement de ce que nous devions nommer « le camp » la secte comptait une trentaine d’adeptes, tous adultes, pas d’enfants. Ils se livraient à des pratiques dont nous (six filles en tout, toutes mineures, j’étais la plus jeune) étions totalement exclues On nous nourrissait juste assez pour ne pas tomber. À ce régime je n’ai pas mis longtemps pour perdre les bonnes joues d’enfant que j’avais eu juste le temps de refaire.

Issue d’une famille de la vieille aristocratie, les tâches les plus répugnantes m’étaient réservées. J’étais rétive, pétrie de préjugés de classe, car si je n’avais pas été entourée d’attention familiale, en revanche j’avais reçu l’éducation très stricte donnée aux filles de mon milieu. L’humiliation permanente étant un des moyens utilisés pour nous remettre dans le droit chemin de l’obéissance silencieuse. On me donna, par exemple, à nettoyer la porcherie, qui était un grand local abritant ordinairement quatre truies et leurs petits. Comme je n’y mettais pas assez de zèle, on m’y enferma trois jours durant, sans nourriture, jusqu’à ce que tout reluise de propreté. J’avais les ongles usés jusqu’à la chair et les genoux en sang et pour finir j’aurais mangé n’importe quoi.

Lorsque je pense à ces deux années la première impression qui me revient c’est le froid. On nous vêtait de minces samue, une simple culotte de coton, des tabi de coton et des zori à semelle plastique. Pour les corvées d’extérieur on nous distribuait de vieux hanten qu’on devait rendre aussitôt rentrées. Les douches collectives prises sous surveillance d’une femme ou d’un homme étaient toujours froides…

De tout ça j’aurais pu m’accommoder, ne pensant qu’à m’évader, mais j’ignorais que le producteur de videoporn avait réclamé son dû, mon contrat de location en main, et qu’il se préparait un nouveau tournage. On vint donc me chercher un matin, je dus revêtir mon pauvre costume sale de collégienne et on me passa des menottes avant de monter dans une auto. Je compris immédiatement ce qui m’attendait, les mains sur mes cuisses pendant toute la durée du trajet me le confirmèrent. Ce deuxième tournage se passa exactement comme le premier, excepté qu’il y avait cinq hommes, qui se relayèrent afin que trois me maintiennent en permanence, j’étais menottée et on m’avait passé une laisse au cou, c’était horrible. On me ramena à la nuit, prostrée, je restais 2 jours alitée puis on me força à reprendre mon activité comme si rien ne s’était passé. J’étais malade, je ne retenais pas le peu d’aliments ingérés, ça n’avait aucune importance.

Un mois plus tard, je commençais à récupérer, on était au début de l’automne, je profitai d’un moment de répit alors que nous ramassions des fagots dans la forêt qui cernait le camp de toutes parts et je me jetai dans les taillis. En partant pour le tournage j’avais remarqué que nous traversions un village en contrebas du camp, Je pensais y trouver de l’aide. Malheureusement pour moi ce village tirait des profits importants de sa collaboration avec la secte, à peine on me vit, je compris mon erreur. On m’a pourchassée jusque dans une impasse ou je dus faire front. J’envoyais le premier homme au sol, mais ils étaient trop nombreux, la petite chèvre de monsieur Seguin ne put tenir longtemps et je fus ficelée prête à être livrée au camp. L’homme que j’avais frappé se vengea sournoisement en me découvrant les seins pour les gifler à toute volée… Le pick-up du camp arrivant j’échappais sans doute à pire… Je fis connaissance alors avec ces méthodes dissuasives de punitions se voulant exemplaires. C’est l’homme à qui j’avais faussé compagnie qui fut chargé de la tâche. Suspendue, nue, par les bras, devant tous les adeptes on vous fouette sur tout le corps avec des ceintures de soie mouillées. J’entendais les ricanements répondant à mes tortillements de défense. C’est affreux, au bout de quelques minutes tout le corps vous brûle, impossible ensuite de supporter un vêtement avant des heures, impossible de s’allonger… L’homme qui me fouettait le faisait avec autant de cœur que son inattention lui avait valu d’être rétrogradé dans sa hiérarchie. Par la suite il me voua une haine qu’il exprima à chaque fois que ça lui fut possible. Pour finir on m’obligea à assister publiquement à la projection de la vidéo N°1, copie aimablement offerte par le producteur… Fuir à nouveau devint l’obsession qui me gardait en vie. Donc, livrée au camp à 16 ans, l’été de mes 17 ans on m’avait forcée à tourner la deuxième vidéo, à l’automne je m’étais évadée une première fois, au début de l’année suivante le producteur me faisait à nouveau chercher. Comme précédemment, j’avais revêtu mon uniforme de collégienne, j’avais grandi mais aussi maigri, il m’allait encore. Je fais à nouveau le trajet menottée, dans l’auto on m’enlève ma culotte, mais j’étais devenue indifférente, à nouveau on me met une laisse au cou, je me laisse faire, pensant m’épargner la violence, le viol étant certain, mais ça les rend furieux au contraire, ma prestation les intéressait dans la mesure ou je me défendais bec et ongles, la fille docile n’avait aucun intérêt. Dans les vidéos japonaises il faut que la victime pleure, protège sa pudeur, cherche à se sauver, etc. Ce fut encore immonde.

Je me méprisais totalement, les humiliations répétées subies au camp ne me touchaient plus, j’avais perdu toute pudeur, mon corps ne m’inspirait aucun intérêt, je n’étais pas loin d’être brisée comme ils le souhaitaient. Arriva l’été de mes 18 ans, je profitais d’une occasion soudaine et m’évadai à nouveau. J’aurais dû me méfier, bien sûr, le piège était assez grossier, mais je n’étais plus en mesure de réfléchir correctement. Bref on me rattrapa d’autant plus aisément qu’on avait préparé ce simulacre. Naturellement je subis la même punition que la première fois, plus longuement, plus soigneusement, mais cette fois on ne me détacha pas, je restais les pieds touchant à peine le sol, suspendue à cette espèce de potence. Il fait froid la nuit à cette altitude, en septembre. Mes épaules me faisaient très mal, je ne sentais plus mes mains ni mes bras, j’avais mal au dos, mal aux hanches…

J’appelais la mort, je n’en pouvais plus. Au milieu de la nuit elle vint. Oh, elle est douce et souriante la mort, comme une maman elle vient vous consoler et vous entourer d’amour. Je n’aurai pas peur de mourir quand le moment sera venu, n’ayez pas peur non plus… La douleur atroce de mes épaules et de mon dos me fit rouvrir les yeux au matin, j’étais revenue à la vie, je criais, on me détacha, le retour dans mon corps a été un moment abominable, mes bras mes mains grouillaient de décharges de douleurs intolérables.

Je ne peux pas croire qu’on m’avait laissée une nuit entière au risque de me voir mourir sans l’accord explicite de mon père. Je suis absolument persuadée qu’il souhaitait ma mort, le sensei du camp étant médecin, il délivrait un certificat de décès en règle, et ma famille n’avait plus qu’à pleurer la disparition prématurée de cette fille malade qu’on avait envoyée à la montagne pour soigner sa santé physique et mentale. Peut-être était-ce déjà arrivé ?

On me confia ou plutôt une femme âgée me prit en charge. C’était la mère du sensei, elle jouissait au sein de la secte d’une indépendance totale, elle était chamane et personne n’osa l’empêcher s’occuper de moi. Je ne pouvais me mettre debout, j’avais une fièvre terrible, je délirais, je ne sais combien de temps je restais couchée, elle était toujours à mes côtés quand j’ouvrais les yeux, marmonnant je ne sais quel dialecte je ne comprenais pas. Elle me scrutait avec une intensité incroyable quand je commençais à m’asseoir et me nourrir. Ses gestes étaient très doux. Je crois bien qu’elle m’a sauvé la vie. Elle me parlait dans un japonais bizarre plein d’expressions dialectales. Elle me disait que j’avais passé une porte, que je ne reviendrais pas en arrière, que la vérité était mon signe, que je partirai d’ici bientôt et que ça marquerait la fin d’un cercle, plein de choses bizarres, des prophéties incompréhensibles me concernant. Personne dans le camp ne semble avoir voulu s’opposer à elle, et une fois guérie je crois qu’on m’a laissée plus tranquille qu’avant, je n’étais pas mieux traitée que les autres filles mais pas plus mal et ça c’était une nouveauté. Je n’ai pas parlé des autres pensionnaires, nous avions interdiction absolue de nous adresser la parole, mais bien sûr nous saisissions toutes les occasions. Nous étions complices par beaucoup de petits gestes affectueux, pour nous soutenir et nous aider mutuellement autant que nous pouvions. J’étais la plus jeune et les deux plus âgées avaient pour moi de gentilles attentions, comme me garder des petits fruits cueillis dans la forêt par exemple.

L’hiver arriva, je craignais de voir arriver l’équipe de tournage une nouvelle fois, je cherchais de m’évader à nouveau dès que possible, mais cette fois je monterais sur les sommets, je me coucherais dans la neige et j’attendrais la mort, elle vient vite dans le froid, on s’endort, c’est une mort sans douleur. Les mois passaient, sans occasion, puis pour une raison que j’ignore, on m’a fait dormir dans un petit local servant à stocker du bois, un peu à l’écart des autres bâtiments, Depuis ma deuxième évasion on m’obligeait à dormir nue, je devais laisser tous mes vêtements à l’extérieur de ma cellule, devant la porte. Dans ce local sans chauffage je restais vêtue. Durant mon insomnie la première nuit je sentis un courant d’air, la porte métallique était fermée, je compris qu’il provenait de derrière le bois, il me suffisait de déplacer des bûches et je me rendis compte qu’il y avait des ouvertures destinées à l’aération du bois. Je n’étais pas grosse naturellement, de plus le régime du camp m’avait amaigrie, je pouvais passer ma tête la première, le reste suivit, il faisait nuit noire, je m’enroulai dans ma couette et commençai à monter, la forêt de conifères était assez clairsemée, la neige tombait en abondance elle recouvrirait mes traces, et effectivement quand le jour arriva, personne n’était à ma poursuite.

Je marchai toute la matinée avant de sentir que le froid commençait à m’engourdir le corps et l’esprit, je tremblais comme une feuille, il était temps de m’allonger. Je fis encore quelques pas en direction de ce qui semblait être une clairière et je tombai sur une route. Une voiture de police freina de justesse pour ne pas me renverser…

J’étais sauvée.

La suite c’est la justice qui s’en est chargée. Pendant mon séjour de trois mois à l’hôpital en plus de tous les spécialistes médicaux de l’île y compris psychiatres, j’ai eu affaire aux policiers et un juge. Ma famille est de celle qu’on ménage, trop proche du pouvoir pour être réellement inquiétée, cependant le scandale risquait d’être trop grand, il leur fallut transiger. Sous la surveillance attentive du juge, mon père renonça à ses droits sur moi, bien que mineure je pus être libérée de son autorité, il fut conclu que j’irai vivre à Nara, avec une pension alimentaire, mon logement était assuré par l’entreprise, en échange je réservais ma plainte, sans toutefois m’engager à y renoncer définitivement, suivant les conseils privés et bienveillants du juge, qui tenait à m’assurer des garanties. La secte fut dissoute par décision de justice, mais il n’y eut pas de poursuites. J’ignore ce qu’ils sont devenus… des autres filles, libérées, je ne sais pas davantage. Les plus âgées devenues majeures échappaient de toute façon à l’autorité familiale… Le producteur est toujours en activité, la troisième vidéo n’est plus en ligne, elle n’a jamais eu de succès, les deux autres, surtout la première, marchent toujours très bien, elles ont très largement amorti leur investissement. Deux des « figurants » sont morts comme des yakuzas : salement. Les cameramen font carrière…

Ceci est un récit que j’ai essayé de garder pudique autant que possible, j’ai évité de m’étendre sur de nombreux détails particulièrement dégoûtants, limite crédibles non par autocensure mais parce que inutiles. La société japonaise est beaucoup plus dure que ce qu’on imagine en occident, et les pratiques que je décris ne sont pas absolument extraordinaires, la perception de la cruauté est très différente dans l’archipel de ce qu’elle est en Europe, pour vous en rendre compte par d’autres moyens il vous suffit de visionner les jeux et « farces » télévisées japonais, particulièrement lorsque des femmes en sont victimes… le niveau de violence qui y règne serait inimaginable en France.

Maintenant que j’ai réussi à terminer le projet que je m’étais mise en tête de développer j’espère ne plus écrire que de jolies choses.

Merci à ceux qui ont bien voulu me lire.

Rencontre avec l’ours

Un récit du Hokkaidô

C’était la fin de décembre au Hokkaidô, je venais de m’échapper pour la 3e fois de la secte ou j’étais retenue depuis plus de 2 ans, j’avais l’intention de me laisser mourir de froid quelque part dans la montagne. C’est pas mal, c’est une mort douce. Il avait neigé toute la nuit, mais dans la forêt sous les grands arbres la couche n’était pas très épaisse. Je n’entendais que le vent et le bruit doux de mes pas sur la neige. Aucun signe de poursuite, ma fuite n’avait sans doute pas encore été remarquée et mes traces avaient été recouvertes de neige fraîche, je ne sais pas s’il y avait dans la secte quelqu’un capable de me pister dans ces circonstances… Le jour commençait à peine à rendre plus distinct les grands troncs noirs que je ne devinais jusque-là que grâce à la vague luminosité du sol blanc. Il faisait froid mais enroulée dans ma couette je ne souffrais vraiment que des pieds. En fait, lorsque j’arrivais à l’hôpital on ne m’a diagnostiqué que des lésions réversibles, j’aurai pourtant pu perdre mes orteils…

J’avais marché en ligne droite toute la nuit me semblait-il, toujours vers le haut, par prudence j’aurais dû faire de nombreux détours pour brouiller une piste éventuelle, mais j’avais trop grand hâte de m’éloigner et je négligeais cette précaution.

La lumière se fit plus nette quand j’arrivai à un espace découvert. Je m’arrêtai pour la première fois et m’adossai à un immense sapin, il était trop tôt encore pour m’asseoir, je ne voulais pas mourir dans un endroit aussi dégagé, je cherchais un coin ou mon corps ne pourrait pas être découvert avant longtemps, voire jamais. La fatigue commençait à me peser, assise je savais que je risquais de m’endormir.

Un bruit de branches basses secouées, sur ma droite, m’a fait tourner le tête. À quelques mètres, pas plus de dix, il y avait un ours. Le Hokkaidô est le pays des ours bruns, tous les ans des gens sont tués, il y a eu par le passé des agressions très graves dont certaines, concernant plusieurs villages et des dizaines de victimes, qui sont restées dans l’histoire. À cette période de l’année, les ours hibernent, celui-ci avait dû rompre son hibernation pour une raison ou pour une autre, il devait donc être affamé. Il ne faut pas tourner le dos à un ours, de toute façon je n’aurais pas pu le battre à la course, bien trop fatiguée et certainement pas au mieux de ma forme physique, j’étais très amaigrie.

Il s’approchait de moi tranquillement, le nez en l’air, j’évitais soigneusement de le défier du regard… Je n’avais pas peur, après tout je voulais mourir ? Mon cœur battait fort pourtant, quand il arriva jusqu’à me toucher. Il respirait fortement, soufflant de la buée par les narines, il était énorme, il était si beau, il sentait très fort, mais pas vraiment mauvais, une odeur de fauve, oui, mais aussi de mousse, de résine. Il était si proche, son souffle me réchauffait le visage et déplaçait une mèche de devant mes yeux. Il avait l’air plus intrigué que agressif, j’imagine qu’il cherchait à comprendre ce qu’était ce curieux être immobile enroulé comme une chenille dans un cocon… Il avait levé une de ses énormes pattes mais ne se décidait pas à me toucher, la tête tournée sur le côté un peu comme font les chiens… Tout bas je commençais à le prier de me tuer d’un coup. Mon crâne dans sa mâchoire, je le savais, ne résisterait pas plus qu’une noisette. Je craignais seulement qu’il ne m’arrache un membre ou m’attaque par le ventre et me fasse souffrir longtemps, ou, pire encore qu’il ne me tue pas et me laisse agoniser sur place pendant des heures…

Et d’un coup je me suis faite petite souris, comme dans un rêve, peut-être était-ce un rêve après tout, je sentais mes petites moustaches vibrer, le bout de ma queue battait l’air de nervosité, mes griffes se cramponnaient au sol, mon esprit animal tendu vers celui de l’ours je lui faisais remarquer l’insignifiance de ma petite personne… Alors il a tourné le dos dédaigneusement et est reparti vers l’ombre de la forêt en reniflant. Avant de disparaître totalement sa grosse tête s’est retournée vers moi, il s’était arrêté avec un regard que je n’oublierais jamais car nos yeux se sont croisés une fraction de seconde, j’étais figée, il a hésité un instant puis s’est détourné et est reparti en longues foulées tranquilles.

Je ne sais pas combien de temps je suis restée là, ce sont les premiers symptômes de l’engourdissement qui m’ont remise en route. Plus tard dans la matinée je tombai par hasard sur une voiture de police et j’étais sauvée, j’ai raconté tout ça ailleurs.

C’est quelque mois après, arrivée à Nara, qu’on a commencé à me surnommer petite souris, bien que je ne me souvienne pas du tout à partir de quel moment précis ni pourquoi, mais ça m’a paru bien trouvé.

RUNGIS Ou comment la petite souris apprenait vite le français des Halles.

J’ai déjà résumé mon échec comme serveuse dans un restaurant « japonais » ou j’étais la seule à parler le japonais, mais malheureusement pas le français, ce qui, à Paris est un handicap. L’autre serveuse, chinoise, (je l’appellerai Pin) m’avait donné l’adresse d’un marchand de légumes qui avait besoin d’aide sur les marchés, car il souffrait de plus en plus du dos. Ça n’était pas un emploi d’avenir parce qu’il était presque en retraite, mais je pensais que ça pouvait être l’occasion de pratiquer un français de base et ce serait un bon début. En même temps j’avais commencé à lire beaucoup de livres en français, ce qui avait le mérite d’enrichir mon vocabulaire, mais il me manquait la phonétique, ce qui donnait des résultats étranges mais tout aussi incompréhensibles, surtout quand on confond OU et U, par exemple et qu’on ne comprend rien aux lettres finales muettes ou prononcées…

Bon, j’ai été engagée à l’essai, car Pin qui avait un temps travaillé pour Monsieur J. lui avait laissé le souvenir d’une fille vive et travailleuse, il avait apprécié son ardeur. Il ne faisait pas trop la différence entre une Chinoise et une Japonaise, pour lui nous étions toutes dures au travail, pas râleuses et pas regardantes sur les horaires. Atout supplémentaire des Japonaises : nous étions réputées propres et maniaques de l’hygiène, un plus dans l’alimentaire.

Le travail consistait à partir pour Rungis le matin vers 4h1/2 pour y être vers 5 h ¼, charger les cageots, et être de retour pour 7h 30 au marché, on ne traînait pas. Moi, ça m’allait, ça collait avec mes insomnies. Parfois je roupillais ½ heure dans la camionnette, ma vieille habitude des bars de nuit de Nara, indifférente au bruit du moteur, mais ça ne dérangeait pas mon boss qui, de toute façon, n’était pas bavard.

Oh là là, la surprise la première fois. Toutes ces lumières en pleine nuit, ce vacarme, les vigiles à l’entrée, comme dans les supermarchés, vous ne pouvez pas savoir comme ça peut surprendre une Japonaise, les vigiles des supermarchés et les portiques de sécurité, on sait même pas ce que c’est… Je raconterai un jour les supermarchés français…

Et en avant, la valse des cageots. J’ai vite été repérée par les gars travaillant aux entrepôts, il y avait pas beaucoup de filles là-dedans, et comme j’avais l’air pour eux d’une ado et encore pas bien grosse, ils étaient curieux de savoir ce que je valais comme débardeuse, je voyais bien les regards en coin, je n’osais rien dire, et d’ailleurs dire quoi et comment ? Je comprenais les instructions de mon boss, elles étaient brèves et claires, d’ailleurs les gestes souvent suffisaient. Effectivement c’est dur, mais j’ai vite appris à porter sans me casser les reins, à utiliser le diable pour rouler 6-7 cageots en même temps, utiliser les jambes et les genoux pour les monter sur le plateau du camion. Je faisais mon petit effet, mais je crois que mon cul moulé dans mes pantalons cargo surtout dans certaines positions « avantageuses » avait sa part de succès, genre beau petit lot… Je dois dire que personne, jamais, n’a eu un geste déplacé et ça m’a énormément surprise par rapport au Japon ou les mains baladeuses sont hyper courantes. Côté commentaires c’était pas pareil, et si au début je ne comprenais pas les allusions, j’ai rapidement compris ce que voulait dire minou, minette, abricot, mais aussi les fameuses couilles et roubignolles, bonbons et autres bittes et que la queue dont on parlait s’agitait plus par-devant que par-derrière. Mes petits citrons avaient aussi du succès à égalité avec mes petites pommes il faut le dire, on était dans l’alimentaire n’oublions pas, mais on ne m’a jamais parlé d’œufs au plat, j’en étais plutôt fière.

C’était le printemps, mais les nuits étaient fraîches, alors certains chopaient la putain de crève, avaient le blair ou le tarbouif en vrac ou en sucette, reniflaient et usaient des tirejus à ne plus savoir et mollardaient à tout-va. Mon vocabulaire s’enrichissait de nuit en nuit, même les louchebem voulaient éduquer une élève si douée, mais là je mettais les pouces, j’entravais que dalle, je bonnissais pas assez le français pour ça. Cependant ma prononciation s’améliorait à vue d’ouïe, on m’avait mise en boîte avec les chaussettes de l’archiduchesse, et les nuances entre minou-minu, mieux-miu, bander mou-bader mu devinrent claires pour moi finalement en assez peu de nuits.

Le meilleur moment de la matinée c’était le casse-croûte. Les mecs ont voulu m’affranchir tout de suite en me proposant des mets réputés affoler les minettes tôt le matin, par exemple : harengs pomme à l’huile mais ils ont été marrons : j’ai adoré ça immédiatement, depuis je ne peux pas me passer des harengs au petit déjeuner, j’ai dû leur expliquer (!) qu’au Japon on mange souvent du poisson grillé au petit déj, les poissons fumés c’est pratique, on fait moins de cuisine, c’était pour moi une découverte. Leur revanche éclatante a été le test des fromages, je crois qu’ils rient encore aujourd’hui de mes grimaces quand je me forçais à avaler le livarot ou le putain de roquefort. Moi j’en frémis encore. Une autre découverte merveilleuse a été l’andouillette-muscadet, là aussi gros succès auprès de « la puce ». Ils étaient charmés de me voir manger tout en me demandant dans quelles fouilles je mettais ça pour rester comme une ablette (ou une civelle) à passer entre le mur et l’affiche… Le casse-croûte était offert par mon boss, lui aussi adorait me voir dévorer, je crois qu’il se demandait si je faisais un autre repas dans la journée…

Ensuite c’était retour et installation des tréteaux, déchargement des légumes, la balance, tout le bordel, les premières clientes à qui je demandais si elles n’avaient pas chopé une putain de crève, j’ai vite compris que ça n’était pas ce qu’il fallait, j’en ai été contrariée, mon apprentissage m’avait ouvert à un état spécial du français qui ne semblait pas partagé par la clientèle… En attendant il a fallu apprendre à prononcer poireaux et non pas porrrro, carotte et non pas carrrrottto, les chux c’était presque bon, ils sont devenus choux finalement sans problème et les nabvés tout le monde comprenait. Le plus dur ça a été les putains de chiffres. Mais c’est vachement compliqué en français. De 1 à 10 ça va, mais après… Pourquoi soudain dix-sept et la suite ? Et vingt alors qu’il y a trente, quarante… et d’un coup soixante-dix ? Avec 100 et 1000 ça redevient logique, mais je m’en servais pas souvent au marché, forcément…

Au début, si je n’arrivais pas à me faire comprendre et que le boss était occupé, je pensais arranger les choses en montrant les chiffres sur mes doigts. C’était pire ! Je me suis rendu compte avec stupéfaction qu’en France on comptait sur les doigts à l’envers : Si tu montres 2 doigts ça veut dire 2 alors que au Japon pour dire 2 on replie le pouce avec l’index dessus et ainsi de suite. Le petit doigt en l’air c’est 4, normalement, quoi. Plein de gestes qu’on fait sans y penser sont comme ça différents. Les petits enfants auprès desquels j’avais du succès, peut être parce que je parlais un peu comme eux, me faisaient un signe de la main pour faire « au revoir » je comprenais rien, pour moi ça veut dire « viens ». Tout comme ça. Parler la main devant la bouche ici c’est impoli, chez moi c’est de la pudeur, pour pas montrer l’intérieur de sa bouche, surtout quand on rit…

Il ne restait qu’à tout apprendre, bon, ça allait comme programme, en surveillant mon vocabulaire petit à petit je commençais à me faire comprendre et mon oreille s’habituait aux sons du français parlé à Paris, aidée grandement par le cinéma, j’ai ingurgité en quelques mois grâce aux médiathèques un nombre impressionnant de films français pas toujours bons mais sans sous-titres. Je n’étais plus sourde et muette, j’apprenais à vivre dans un monde encore bourré d’inconnu, mais je commençais à croire que je pourrais m’y adapter…

La petite asiatique découvre les supermarchés français

J’ai mis du temps à comprendre à quoi servaient les panneaux en tube et verre à la sortie des caisses des supermarchés à Paris. Déjà les gros mecs en noir à l’entrée, ça m’avait mis la trouille. Au Japon on n’a rien de tout ça. Ça ne nous sert à rien, les clients ne volent pas. On ne garde même pas les tickets de caisse, il y a souvent une poubelle à la caisse pour ne pas les jeter par terre. Même dans les banques je n’ai jamais vu de vigile. Pourtant t’as intérêt à garder le ticket jusque dans la rue, en France, surtout si tu as l’air d’une Chinoise clandestine qui parle à peine le français, je vous le dis. Heureusement les caissières se souviennent aussi de votre bobine comme ça et peuvent témoigner qu’on a bien TOUT payé.

C’est terrorisant les supermarchés au début, pour une Japonaise immigrée. En plus au Japon on a l’habitude de faire ses courses tous les jours, alors ces chariots immenses en France on sait pas quoi en faire ni les manipuler… En revanche la bouffe de bonne qualité est bien moins chère. Dans mon pays d’origine la bouffe industrielle est VRAIMENT dégueulasse, pas au goût forcément toujours, mais c’est bourré de machins et les emballages sont hyper menteurs…

Une autre chose terrible aussi c’est qu’on te donne tout d’une seule main, chez moi c’est extrêmement irrespectueux, alors la caissière, assise en plus, te dit bonjour, ce qui ne se fait pas et ensuite te rend la monnaie comme ça hop, d’une main, ce qui ne se fait pas. Ah, faut s’habituer.

Quand je vendais au marché les clientes adoraient que je leur donne leurs sacs, que je prenne leurs sous et rende la monnaie à deux mains, en saluant à chaque coup. Mais je ne disais pas bonjour et je ne souriais pas, en revanche. Oh là là, les différences c’est pas du tout évident…

On s’habitue à tout, maintenant les supermarchés français pour moi c’est des parcs d’attractions. Je souris aux caméras (juste le temps de baisser le masque, je le remets après) c’est un jeu comme un autre. ​

Paris, apprentissage de la vie domestique

Pas mal de choses m’ont déroutée en arrivant à Paris, des trucs bêtes comme la taille énorme des poireaux et des légumes en général, pas chers, les fruits, des fruits, plein, partout, pas chers du tout, le prix du pain, très bas aussi, le prix de tout ce qui était japonais, explosé, la couleur des œufs, j’avais vu des œufs en vrai, quand j’étais retenue dans la secte du Hokkaidô, mais en supermarché, au Japon, ils sont systématiquement blancs… Mais les premières surprises, c’était en prenant possession du studio que l’entreprise familiale mettait à ma disposition dans ce quartier nord près du périph'.

La cuisine La taille de la cuisine déjà, pas un coin cuisine, une véritable pièce avec une porte et une fenêtre. Ou est le réfrigérateur ? C’est cette armoire, là ? Au secours, je vais tomber dedans, c’est incroyablement grand ! Comment peut-on remplir tout ça ? Et deux portes sur toute la largeur au lieu des petites portes et des tiroirs habituels (normaux quoi). Le pire, j’ai appris plus tard que c’était un petit réfrigérateur, le mien. C’est déroutant ces étagères immenses, pas de casiers, pas de réglages extérieurs, pas d’alarme si on laisse ouvert trop longtemps, pas de fonction économique, rien que ce gros bouton avec des chiffres, il faut le trouver à l’intérieur…

La gazinière énorme aussi, avec un four on y met au moins deux poulets, non ? Trois feux, pourquoi faire ? Oh là là, j’étais terriblement intimidée devant ce meuble, qui d’ailleurs ne fournissait qu’une flamme très médiocre à mon wok, faut s’habituer. Quand je me suis mise en quête d’un rice cooker j’ai compris que j’étais dans la civilisation du pain, pas du riz. Heureusement il y a les supermarchés chinois à Paris, ils m’ont sauvée.

Un objet qui est resté longtemps énigmatique c’est la cafetière électrique je me demandais à quoi ça pouvait servir, pendant des mois je l’ai prise pour une espèce de bouilloire bizarre. Je m’en servais pour le thé mais c’était toujours trop chaud, je ne comprenais pas pourquoi on ne pouvait pas régler la température et pourquoi un entonnoir au-dessus ? Ça ne m’a pas empêchée de dormir mais ça me perturbait.

La salle de bains La salle de bains, d’accord, mais où on prend le bain ? Bref, juste une étroite (même pour moi qui suis « genre ablette » comme on m’a dit à Rungis) cabine vitrée avec une douchette. Et les bains publics à Paris il ne faut pas y compter ma petite, mais alors pas du tout. Et c’est pas ce que tu crois… J’ai pas pris de bain une seule fois avant de rencontrer A, ma princesse et souveraine.

Et ça ? C’est quoi ? pour se laver les pieds sûrement, c’est pas bien haut, ça doit être ça mais quelle drôle d’idée…

Tu règles la température de l’eau à vue de nez en manœuvrant ton robinet, un coup c’est brûlant un coup c’est froid. Bien. Faut s’habituer.

Le lave-linge Aaaah ! le lave-linge. Je n’en croyais pas mes yeux. Au Japon, un lave-linge tu mets ton linge dedans, tu choisis économique, fragile ou sale, tu mets ta lessive dans le tambour et en route, terminé, parfois en 20 minutes. Là, 10 000 programmes, des boutons partout, plein de températures, même on peut faire bouillir, non mais bouillir ? Des tiroirs… À l’aide, j’y comprends RIEN. J’avais un voisin tunisien au même étage, très gentil, il m’a tout montré, on s’aimait bien, il était homosexuel on risquait pas la drague l’un avec l’autre c’était super. Mais quand même des lavages qui durent des 2 heures, c’est un peu exagéré non ? Pas de séchoir. Comment vous faites sécher le linge en France, je me demandais… Au Japon il y a normalement un séchoir au-dessus de la baignoire, évidemment ici pas de baignoire pas de séchoir. J’ai acheté une espèce d’échelle pliante en fil de fer que je dépliais dans ma chambre vu que la salle de bain était trop étroite. C’est pratique tiens.

Le WC Dans la salle de bains ! Une cuvette, toute nue, rien, aucune installation, pas de jet, rien, tout juste un siège qui retombe d’un coup en claquant bang ! Je cherchais les boutons, rien. Ça je vous jure ça fait un drôle d’effet. Je me croyais revenue en pénitence au Hokkaidô ou je faisais mes affaires accroupie sur un truc au ras du sol, sans commodité, pareil. Les Français me disent que les toilettes au Japon ça surprend, ben je vous le dis l’inverse est pareil.

L’objet le plus rassurant finalement c’était l’aspirateur. Là, aucun dépaysement, un outil chiant, pas pratique qui s’accroche partout et fait un bruit affreux. Vive le balai et le chiffon humide !

Histoires de famille (14/02/2022)

Je reçois une nouvelle lettre de mon frère aîné. Très longue lettre. Il vient d’adopter un petit garçon, et il a décidé avec son épouse d’adopter une petite fille. Alors il me dit qu’il espère être un meilleur père qu’il a été un mauvais frère et il me demande pardon de m’avoir maltraitée enfant puis pas défendue plus tard. Sa réflexion est partie de documents trouvés dans les archives de notre père, il dit qu’il a trouvé des choses effrayantes, alors il a engagé un détective pour enquêter. Entre autres, ce détective lui a fait voir les vidéos où je joue le rôle principal, pour ceux qui ne savent pas ce sont des vidéos de viol collectif, le détective lui a fourni tous les détails sur mon séjour dans la secte et ce qu’on m’y a fait vivre, et que mon père était d’accord pour qu’on me laisse mourir la nuit où on m’a laissée attachée dehors, même si c’est pas trop certain qu’il ait su comment, etc. Je passe, la lettre est très détaillée, et la demande de pardon et les excuses sans ambiguïté. Mon frère est ce qu’il est mais il ne plaisante pas avec l’honneur. Il m’affirme n’avoir jamais su avant tout ce qui est décrit, notre père était un mur de silence à mon sujet, il n’a jamais prononcé seulement mon prénom. Il y a d’autres choses intimes dans cette lettre, mon frère me dit les prophéties faites par ce moine qui a trouvé mon prénom, il me dit que maintenant il y croit puisque j’ai fait fondre la pierre de son cœur, dit-il, comme dans une des prophéties. C’est dur à gérer pour moi, il m’arrive trop de choses en même temps en ce moment, mais à propos de pierre j’ai l’impression qu’on m’en a enlevé une du cœur à moi aussi aujourd’hui. Voilà.

Six ans

Un matin, j'avais 6 ans, c'était l'été, les vacances scolaires, ma maman est partie dans son auto chercher ma grand-mère qui avait une jolie maison près de Tokyo. J'aimais beaucoup aller la voir, il y avait la nature, il y avait des arbres, de grands arbres, je passais des heures à les regarder et les écouter. Ma grand-mère m'avait appris à les écouter et leur parler et je buvais leurs leçons avec avidité. Et ma maman n'est jamais revenue. Sur la route du retour un camion fou les avait tuées toutes les deux.

Ce jour là on m'a oubliée.

J'avais depuis déjà longtemps admis le fait que ma petite personne n'avait aucune importance, ça me paraissait parfaitement normal, ma maman et une employée de la maison s'occupaient de moi, m'emmenaient à l'école, me câlinaient, mon monde était réduit mais chaud et doux. Mon père était pour moi un inconnu, je ne me souvenais pas l'avoir vu un jour, pour lui, seuls comptaient ses trois fils. Moi, la dernière-née, la fille, je ne l'intéressais  absolument pas, il ne s'était même pas préoccupé de mon prénom, c'est un vieux moine qui l'avait trouvé après avoir longuement médité , paraît-il. Donc j'étais seulement étonnée par l'absence de ma maman, elle était d'ordinaire ponctuelle. J'allais manger à la cuisine, j'y avais toujours un accueil aimable, cette fois la cuisinière avait un drôle d'air, elle semblait avoir envie de pleurer, je comprenais pas pourquoi, elle était encore plus gentille que d'habitude avec moi, elle m'avait même, j'avais eu un mouvement de recul devant cette énormité, caressé la joue d'une main timide. J'ai dormi seule cette nuit-là. Je me souviens des jours suivants comme d'un cauchemar. L'employée qui aidait Maman fut chargée de me prévenir qu'elle ne reviendrait pas, qu'elle avait rejoint les ancêtres avec sa maman, ma grand-mère. Mon monde déjà peu peuplé devenait d'un coup désert, j'étais perdue, seule, dans un désert sans fin, je découvris à cette occasion ce que voulait dire le vertige. Personne ne m'a emmenée à la cérémonie, soit pour m'éviter l'épreuve, soit, ce que je pense plus probable, par pure négligence. Mon existence comptait si peu dans cette grande maison que m'oublier était dans l'ordre des choses. Les jours s'enchaînaient sans aucun intérêt, l'employée ne pouvait pas s'occuper de moi de manière permanente, elle avait beaucoup à faire dans la maison, c'était une tres grande maison où vivaient et passaient plein de gens, je la connaissais mal, elle m'intimidait beaucoup, peuplée d'adultes inconnus, de mes frères qui généralement ne s'intéressaient pas à moi, sauf pour se moquer de ma timidité, me tirer les cheveux ou me bousculer comme on ferait d'un ballon, aussi j' avais soin de les éviter, de me cacher lorsque par hasard je risquais de croiser leur chemin. Ils avaient pour eux seuls une salle réservée à leurs exercices de kendo et kenjutsu, je les entendais vociférer, ça me terrorisait. Il y avait plusieurs jardins auxquels j'avais accès, j'aimais à m'y asseoir à l'ombre d'une galerie, de là je voyais les fleurs, les arbustes et les oiseaux. Les bruits de la ville y parvenaient atténués, comme le bruit de la mer quand on est loin encore des côtes. Je passais des heures à rêver, une de mes rêveries préférée mettait en scène ma maman et ma grand-mère venant dans un avion tout blanc me chercher pour m'emmener avec elles dans leur monde où tout était joli, gai et accueillant, peuplé des camarades d'école que j'aimais bien, sans aucun danger ni rien pour vous guetter, pour vous sauter dessus en criant pour vous faire pleurer, dans un couloir sombre. C'est de là que, une fin d'après-midi très chaude où j'avais dû somnoler, je vis apparaître une femme étrange aux cheveux rouges, géante, elle avait des yeux si pâles on aurait dit une aveugle, elle me souriait, penchée sur moi les mains sur les genoux. Elle me faisait terriblement peur.

À partir de ce jour, elle devait s'occuper de moi, exclusivement, et aussi longtemps que nécessaire, au moins jusqu'à l'adolescence me dit-elle. J'appris qu'elle venait de ce pays auquel nous avions fait la guerre, follement, qui nous avait vaincus puis occupés, qui avait condamné mon grand-père comme criminel de guerre, puis l'avait libéré presque aussitôt comme indispensable au redressement du Japon… Elle parlait le japonais mais faisait plein de fautes qui me faisaient rire, en fait ce sont ses incorrections qui m'avaient rassurée, tout en m'intrigant : comment une grande (très grande) personne pouvait-elle ainsi faire des erreurs de petit enfant ? Sa langue m'intriguait beaucoup, des sons étranges, si difficiles à imiter. Ils se comprenaient entre eux, ces Américains ? J'ai eu longtemps un doute à ce propos, mais, peu à peu, mon oreille et ma langue s'habituaient. Un an plus tard je pouvais tenir une conversation, en échange ma Nanny, puisque je devais ainsi la nommer, ne faisait presque plus d'erreurs en japonais.

Dressage

Ma vie avait changé profondément. Une Nanny, aussi attentive et aimante qu'elle puisse être ça n'est tout de même pas une maman. Ce manque, je le crains, restera pour toujours en moi, il aura formé mon caractère et les failles de ma personnalité même si Miss X… et son dévouement ont absolument fait tout qui était possible pour y remédier.

C'est vers la même époque, peu après cette nouveauté dans ma vie de petite fille, que mon frère aîné se mit en tête de faire mon éducation, après tout si je n'étais qu'une fille je descendais aussi quand même d'une famille de samouraïs, je devais donc être formée à l'usage des armes traditionnelles, comme mes frères. Je l'ai dit, mes frères jusque-là ne s'étaient intéressés à moi que pour exercer de stupides brimades. L'aîné avait 12 ans de plus que moi, c'était à mes yeux un homme, je le craignais car il était bruyant, violent et tyrannique dans ses rapports avec moi. Je compris vite que je n'avais encore rien vu. À 18 ans il était déjà très expert dans le maniement des armes traditionnelles, malgré son âge, il faut dire qu'il était particulierement grand et fort, il ambitionnait de gravir les échelons. Il est maintenant maître d'armes. Nous avions à la maison un dôjô privé où mes freres s'entraînaient, et parfois sous la direction d'un maître d'armes qui venait leur donner des cours privés. Un soir, je venais de rentrer de l'école, mon frère est venu me trouver dans ma chambre et m'a ordonné de le suivre. J'obéissais sans broncher, son autorité était indiscutable de la part d'une enfant minuscule et timide comme moi. J'entrais dans le dôjô pour la première fois de ma vie, c'était un espace impressionnant et sonore. Je dus subir, assise en seiza, tout un discours auquel je ne compris rien, du reste je pense que je n'écoutais pas. Une petite pièce sur le côté contenait des casiers ou étaient rangés des vêtements bleus, j'y entrais avec lui, il me jaugeait d'un regard navré, y avait-il là-dedans une tenue assez petite pour cette mi-portion ? La plus petite, ayant appartenu à mon 2e frère à ses débuts était encore trop grande, tant pis, il faudrait raccourcir le hakama, le reste sera ample mais ça passera, et puis elle finira bien par grandir, peut-être ? Suivit un grand nombre d'exercices d'assouplissements d'abord sans accessoire puis avec un shinai. Au début ça m'a paru rigolo, je prenais les choses légèrement. Mon frère sans se presser alla prendre une branche d'arc cassé puis revint devant moi. Quand le premier coup tomba, je fus sidérée, un 2e coup me remit en marche, je ne riais plus du tout… Interdiction absolue de pleurer. Il se passa une heure avant ma libération, j'étais totalement épuisée, les muscles raides, et les premières marques sur mon corps. Ces séances devaient se reproduire à un rythme élevé durant les 6 années suivantes. Mon frère d'ailleurs a réussi parfaitement ma « formation », bien avant 12 ans j'étais un excellent petit coq de combat, capable de tenir tête, de parer les attaques de mes 3 frères, je ne pleurais plus, je ne me plaignais jamais, non pas insensible aux coups mais dominant la douleur pour ne pas laisser la moindre trace de faiblesse face à un adversaire. J'y reviendrai.

Très émue par les marques qu'elle remarquait se répéter sur mon corps, ma Nanny avait vite demandé à voir mon père pour protester. Mon père lui avait répondu sèchement que si elle tenait à rester en poste et s'occuper de moi elle devrait à l'avenir s'abstenir de le déranger sauf pour des choses vraiment importantes et qu'elle n'avait de toute façon aucune autorisation de se mêler de l'enseignement traditionnel familial qui m'était donné avec son accord et sous son autorité seule. Cela dit avec toute la grossiereté et la brutalité dont sont capables les employeurs japonais de sa sorte avec leur personnel c'est-à-dire sans aucune formule de politesse, ce que la langue française ne peut pas rendre avec exactitude. Il n'y eut plus d'entrevue les 6 années suivantes.

La vie avec ma Nanny 6/12 ans

Ma Nanny avait dû devenir spécialiste dans le soin spécifique des athlètes des « sports de combat ». Ça nous faisait beaucoup rire, elle avait fait venir des tas de livres des USA, et avait fait acheter une table de massage ainsi qu'un assortiment incroyable de médicaments, crêmes et lotions. Ces séances de massage nous ont beaucoup rapprochées et favorisé une intimité presque aussi tendre qu'avec ma maman.

Cependant les marques se raréfièrent vite, au début, il faut avouer que pour les éviter, je fis de rapides progrès dans la concentration et mon application aux exercices, mes muscles se durcirent, les crampes disparurent, je devins endurante. Ça n'était pas négligeable, car mes professeures avaient remarqué la présence de ces marques et s'en étaient inquiétées. J'avais expliqué qu'elles étaient causées par mon entraînement, cependant ma Nanny avait été obligée de le confirmer. Mon père n'a jamais été inquiété, en cette circonstance comme dans d'autres, il était un personnage trop important pour être dérangé par des détails mineurs concernant la plus jeune de ses enfants, de plus, une fille. L'affaire fut classée. C'est lorsqu'on passa aux choses sérieuses et que je commençai l'apprentissage des kata avec mon frère comme partenaire que les bleus revinrent de plus belle car il portait vraiment les coups et malheur à moi si mes parades étaient défectueuses, ce qui, naturellement était fréquent au début, mais personne n'en parla plus jamais. J'insiste pour rappeler que l'autorité des hommes de ma famille était pour moi une chose admise, ancrée au plus profond de mon être, j'étais une petite fille bien dressée, sage, modeste, effacée, docile. La brutalité, la violence des rapports étaient de choses bien sûr extrêmement déplaisantes mais normales.

Au fil des mois, puis des années, l'affection se renforçait entre ma Nanny et moi, nous étions devenues complices, avec elle je riais à nouveau, elle m'apprenait des chansons de son pays, on avait commencé par « London bridge is falling down… » puis « Yankee doodle », mais j'ai oublié celui-là, et surtout ma chanson préférée « Que sera sera, what ever will be will be…» que nous chantions en chœur tout en dansant ce que je sus plus tard être une valse.

Un jour je me rendis compte avec étonnement et tristesse que je n'arrivais plus à évoquer le visage de ma maman, je ne m'en souvenais plus que comme d'une silhouette en kimono, un de ces beaux costumes qu'elle aimait porter parfois pour les fêtes, ce devait être à la fin de ma 8e année, ma Nanny préparait mon 8e anniversaire. Une fête entre elle et moi, personne dans la maison ne s'avisait jamais de me le fêter depuis la disparition de Maman. Nous étions donc en été, il faisait chaud, pour la première fois de ma vie, en tout cas dans mes souvenirs, on m'a embrassée. Je ne peux décrire ma surprise, ma stupéfaction. On ne s'embrasse pas beaucoup au Japon, dans ma famille jamais. Les marques d'affection, ça ne se fait pas, c'est tout à fait inconvenant. Ma Nanny, américaine, n'avait aucun tabou à cet égard. J'ai dû être terriblement gênée et indécise, elle a dû le voir, et probablement en être peinée car elle m'aimait vraiment. Ce souvenir me désole car, moi aussi, je commençais à éprouver pour elle une réelle affection, elle la méritait. On lui avait aménagé une chambre à côté de celle où je dormais, avec un lit européen. Il me fascinait, c'était la première fois que j'en voyais un, mon père, nationaliste enragé, tenait absolument à ce que toute sa famille vive « à la japonaise » de manière traditionnelle, je ne connaissais donc que les futons. Comme tous les enfants j'aimais à venir me blottir la nuit à côté de maman, il me suffisait de transporter ma couette, elle me faisait une place à ses côtés, je n'avait pas besoin de beaucoup. Avec Nanny, j'étais bourrée de curiosité mêlée d'autant de timidité, mais ce lit me fascinait. Apres « l'incident » du bisou, je me sentis le devoir de me rattraper, un soir donc, alors que la nuit était tombée, je grattai à  sa porte. Nanny était en train de lire, j'entrai timidement, elle me fit une place à côté d'elle. La sensation était bizarre, perchée sur cet épais matelas élastique je rebondissais à chaque mouvement, c'était comme un jeu… Je dormis mal, Nanny encore plus, cependant elle ne me demanda pas de cesser de m'agiter et supporta ce petit lézard jusqu'au matin, avec cette patience infinie qu'elle a toujours manifestée à mon égard. Je revins de nombreuses fois encore dormir dans sa chambre, mais d'un commun accord, je dormais par terre sur un futon.


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